Alors qu’il y a quelques dizaines d’années Elektra pointait à la première place des opéras de Strauss, à cause des personnalités vocales des protagonistes, à commencer par Birgit Nilsson qui fut l’Elektra des années 60 et 70 du siècle dernier, Salomé (que Nilsson chanta aussi) n’arrivait qu’en deuxième place. Et pourtant, Salomé est une œuvre particulièrement plastique au niveau vocal : quand on voit les protagonistes du rôle, à commencer par la légendaire Ljuba Welitsch à la voix de soprano lirico spinto qui chantait Musette ou Tosca, mais aussi Donna Anna. L’enregistrement de Fritz Reiner (1952) que tout mélomane doit posséder faisait entendre une Salomé à la voix à la fois puissante et enfantine, aux accents pervers : fascinant. Entre Hildegard Behrens, autre Salomé de légende avec Karajan qui la lança sur le marché lyrique, Catherine Malfitano en petite fille perverse dans le spectacle de Luc Bondy à Salzbourg, Birgit Nilsson à la voix gigantesque, Teresa Stratas à la voix légère mais incroyablement expressive, et Jessye Norman qui l’enregistra avec Ozawa, quoi de commun ?
Et aujourd’hui, quoi de commun entre Nina Stemme, Asmik Grigorian, Karita Mattila, Nadia Michael, Malin Byström et Marlis Petersen ?
Le rôle est justement si plastique, si polymorphe, adolescente perverse, jeune adulte monstrueuse, et vocalement si ouvert qu’il est difficile de dire, comme on l’a entendu pour Petersen, « ce n’est pas une Salomé ». Le rôle de Salomé est un rôle, plus qu’un autre, qui inspire des projections très diverses du côté du spectateur. On y met un peu ce qu’on veut, alors que celui d’Elektra est beaucoup plus monolithique.
Cela tient aux origines mythologiques d’Elektra, et à celles très mêlées de Salomé, histoire secondaire des évangiles, magnifiée par le décadentisme de la fin du XIXe, soit par Gustave Moreau en peinture, soit évidemment par Oscar Wilde, dont l’œuvre a été reprise littéralement par Strauss dans la traduction de la poétesse Hedwig Lachmann, mais aussi, on l’oublie quelquefois dans la version française originale (on dispose d’un enregistrement très intéressant de Kent Nagano avec l’Opéra de Lyon en 1991 avec Karen Huffstodt en Salomé).
Alors il n’y a pas à avoir une vision monolithique d’un rôle qui plus qu’un autre, ne l’est pas. Et tout peut arriver vocalement à condition qu’on ait une interprète, une incarnation, déterminante à laquelle on croit, et un chef qui travaille pour cette incarnation.
Que Patricia Petibon, que personne n’imaginait en Salomé, qui comme Marlis Petersen, fut Lulu, reprenne le rôle dans la même mise en scène au TCE, est aussi un indice de cette plasticité. Alors je rejette en riant toutes les absurdités lues à propos de l’inadéquation de la Salomé de Petersen, et qui sans doute seront resservies pour Petibon. Pour Salomé plus que pour un autre rôle, il faut au spectateur-auditeur une vraie disponibilité parce que tout peut arriver…
Comme je l’avais écrit en juillet dernier la question à se poser est « pourquoi Petersen ? », la réponse est évidemment dans la mise en scène et dans l’approche de Krzysztof Warlikowski, qui voit en Salomé une jeune femme qui embrasse un rôle, dans une mise en scène qui est théâtre dans le théâtre, mais un théâtre-suicide, un théâtre de la cruauté au sens d’Artaud où théâtre, vie et mort se confondent. La première apparition de Salomé, jeune femme (et non jeune fille) élégante, avec lunettes noires, négligemment assise, presque affalée, dans un fauteuil central, au milieu de ses coreligionnaires nous signale comme une figure d’actrice avant d’être le personnage de la légende qu’on connaît. Une actrice qui comme les autres va mourir, jouer et mourir, jouant le drame sacré juif qui se terminera comme la fin d’une secte en un suicide collectif et conscient, pour mourir en liberté et en humains et non dans la négation de toute humanité qu’était la mort nazie. Quel abysse entre la vision fantasmatique et mythique de Castellucci et celle très historiée de Warlikowski qui puise dans la tradition juive de son pays, en montrant de manière oblique la perte d’une culture authentiquement polonaise que les nazis (et quelques polonais complices) ont détruit. La plasticité de la culture juive illustrée par le personnage le plus plastique du répertoire.
Ce qui est représenté, c’est une tragédie, mais pas celle de Salomé, bien plutôt celle du peuple juif dans une sorte d’un drame sacré qui en représente la fin.
Il y a donc forcément du jeu dans le jeu dans une telle mise en scène, c’est à dire quelque chose de fondamentalement désespéré qui efface ce qui dans l’œuvre peut avoir de fondamentalement pervers, d’où un jeu d’une Salomé presque sérieuse, d’où l’absence d’érotisme (par exemple lorsqu’elle se déshabille pour danser), d’où une énergie désespérée face à Jochanaan, un Jochanaan encore plus indifférent, le seul peut-être qui ne veut pas tenir compte du contexte (voir à la fin comme il traverse la scène et s’installe en fumant une cigarette dans son attente de la mort).
Un autre caractère du travail de Warlikowski est la diffraction de son travail en une multitude de détails pas toujours clairs d’ailleurs (mais est-ce obligatoire ? D’autres œuvres sont mystérieuses et l’on s’en contente, mais il semble pour certains spectateurs qu’au théâtre tout doive être clair et monosémique), comme la spectatrice assise en fond de scène, chœur muet, ou le personnage ensanglanté qui fait irruption à la fin (ce signe là est sans doute plus clair)…
Ce qui m’a frappé dans cette seconde vision est aussi dans ce travail de diffraction la multiplication de petites scènes, de petits drames, entre les personnages, ce sont les coups-menaces, frappés à la porte, comme les fameux trois coups (en fait cinq…) qui préludent au début de la musique, comme une annonce théâtrale du spectacle-suicide ou comme si la menace faisait naître l’opéra, c’est la manière dont Narraboth avec une infinie douceur aide Jochanaan à se lever, apparu du fond de la piscine probatique, c’est aussi la manière dont le page (qui est une femme dans cette mise en scène) berce le cadavre de ce même Narraboth (qui en fait n’en est pas un puisque tout le monde joue, devenant une histoire de couple amoureux en attente de la mort), ou la relation amoureuse faite de petits gestes affectueux à la toute fin entre Hérode et Hérodias (ou ce couple qui joue Hérode et Hérodias) ou même le premier suicide réel qui est celui de la Mort : quelle image que ce danseur qui joue et danse la mort avec Salomé, et qui, à la fin de sa propre représentation, avale le poison et meurt ! C’est en effet le seul qui à la fin ne se relève pas, ne prend pas le poison parce qu’il l’a déjà pris et qu’il est déjà mort. La représentation de la Mort se suicide…cela laisse aussi rêveur.
Scène dans les scènes pendant la représentation du drame, comme Narraboth qui en retenant Salomé, en profite pour la caresser et l’embrasser, comme Salomé qu’il tire des bras de Jochanaan comme un sac de chair avec une violence étonnante. Autant d’images qui frappent et rendent ce travail d’une intensité humaine forte, voire désespérée et désespérante.
C’est aussi que Warlikowski au contraire de Castellucci ne traite pas de psychologie ni de psychanalyse de l’individu dans un système d’images écrasantes, mais de conscience juive malheureuse et tragique, c’est à dire d’histoire collective et de culture, et presque de sociologie historique.
C’est la Salomé du désespoir qui nous est ici offerte, la Salomé de l’énergie du désespoir qui laisse ce goût amer à la fin, où la mort n’est pas celle de Salomé, qui dans le drame originel est la mort de la perverse, la mort du mal, la mort de la femme maléfique, la mort de la Kundry du lieu, irrémédiablement frappée d’anathème et maudite par Jochanaan, mais la mort de tous, la mort d’une culture immémoriale, la mort des êtres et par contrecoup notre propre mort qui est ici mimée et qui nous gifle. Une mort qui nous concerne et qui nous enveloppe alors que d’ordinaire la mort de Salomé est comme une mort logique, presque méritée (ouf, le virus est tué) la mort de l’autre…
Oui la mise en scène de Warlikowski confirme être un travail puissant, polysémique, profondément sensible et même désespéré qui est l’un de ses travaux les plus frappants. Quelle chance d’avoir en un été-festival avoir vu les deux mises en scènes les plus impressionnantes de la même œuvre aux manifestations visuelles aussi fortes qu’opposées.
Et musicalement, nous sommes encore une fois – oserait-on dire plus encore- au sommet de ce qui est possible. Au bout de sept représentations (quatre en juillet, trois en octobre), en cette ultime reprise d’une production déjà légendaire (puisque Petrenko ne la reprendra pas jusqu’à la fin de son contrat à Munich), le spectacle est complètement fluide, calé, sans aucune scorie d’aucune sorte. Et notamment la Salomé de Marlis Petersen qui s’est emparée du rôle pour le faire complètement sien en une incarnation impressionnante de vérité et d’intelligence, attentive à chaque geste, chaque mot, chaque expression. Un seul exemple, comme elle dit à un moment clé (la rencontre avec Jochanaan et sa tentative de séduction)
„Wie abgezehrt er ist ! Er ist wie ein Bildnis aus Elfenbein. Gewiß ist er keusch wie der Mond. Sein Fleisch muß sehr kühl sein, kühl wie Elfenbein. Ich möchte ihn näher besehn. ((Texte original de Oscar Wilde : Comme il est maigre aussi ! il ressemble à une mince image
d'ivoire. On dirait une image d'argent. Je suis sure qu'il est
chaste, autant que la lune. Il ressemble à un rayon d'argent. Sa
chair doit être très froide, comme de l'ivoire… Je veux le
regarder de près.))
Comme cette réplique a été dite, avec de multiples modulations sur Elfenbein (ivoire) jamais je ne l’avais ainsi entendue, mais tout le texte est un chef d’œuvre de sculpture de la parole. Évidemment cette science du phrasé, absolument singulière voire unique, on la retrouve sur tout le monologue final qui est totalement bouleversant. Marlis Petersen se montre ici une telle artiste qu’il est impossible de perdre son temps à commenter une voix totalement incarnée, qui laisse entendre chaque mot, chaque souffle, avec une expressivité à la fois claire, mais aussi mystérieuse, comme si elle faisait naître elle-même comme une pythie dédiée, en transes, ces paroles dites avec une rare sensualité. Elle respire le rôle.
Face à elle Wolfgang Koch avec ce timbre chaud, extrêmement ambigu tant il est quelquefois caressant est monumental par l'intelligence, l'expression, la présence. Lui aussi est un artiste du mot, un diseur autant qu’un chanteur. Et entre la sensualité brûlante du texte dit par Marlis Petersen, et la douceur du timbre de Koch, même lorsqu’il prononce des paroles de malédiction, c’est un moment où l’on chavire, parce que les seuls mots, dans leur crudité ou dans la poésie sont musique.
Face à deux monstres de ce calibre, les autres jouent leur part, notamment le couple Hérodias-Hérode, Doris Soffel (qui succède à Michaela Schuster) dans un rôle qui est sien, dont elle connaît la moindre respiration, la moindre inflexion, est sans aucune hésitation l’Hérodias de ces années. Son expressivité, sa présence sont évidemment impressionnantes et sa parfaite connaissance du rôle fait qu’elle s’insère dans la mise en scène sans peine. Wolfgang Ablinger Sperrhacke n’est pas cet Hérode caricatural qu’on pourrait imaginer chez ce chanteur rompu aux rôles de caractère : il joue la caricature dans la pantomime initiale accompagnant le Lied de Mahler extrait des Kindertotenlieder. Ici il est le chef de la petite communauté, on le voit aussi parfaitement dans la scène des juifs, un chef d’œuvre de mise en scène d’une précision méticuleuse, avec Salomé sous la table. Il n’est jamais ridicule quand il regarde la danse de Salomé, il est un Hérode, plus respectable que ridicule et comme toujours lui aussi un diseur exceptionnel.
Quand on travaille avec Petrenko, qui lit une partition dans ses notes et dans ses mots, il faut des artistes qui d’abord aient du style, puis aient une liberté et une plasticité telle qu’ils puissent se plier à ces variations de volume, jusqu’à l’indicible, jusqu’à l’impossible, à cette science des rythmes, tantôt syncopés, tantôt respirant largement, à la brutalité comme au lyrisme, et qui puissent passer de l’un à l’autre sans difficulté tant ils possèdent le texte et les notes dans leur chair.
Le jeune membre de la troupe, Evan Le Roy Johnson, qui avait l’an dernier fait un excellent Cassio, succède dans le rôle de Narraboth à Pavol Breslik, il joue et chante un Narraboth expressif, sans avoir tout à fait la fluidité et la présence de son prédécesseur ((pris à Berlin, tout comme Michaela Schuster, par Die Lustigen Weiber von Windsor, voir notre compte rendu)), mais il est un Narraboth un peu gauche et en même temps un peu brutal, qui lui donne une tendresse inédite. Face à lui, le page c’est comme l’été dernier Rachael Wilson, avec une belle personnalité, qui impose elle aussi ce profil nouveau de page au féminin, avec une vérité touchante et une grande justesse.
À quelque chanteur près, l’ensemble des juifs, des soldats, des nazaréens sont les mêmes qu’en juillet dernier (Kevin Conners est à Zürich pour Makropoulos et remplacé par Paul Kaufmann, et Kristof Klorek en premier soldat est remplacé par Martin Snell, très bon chanteur nouvellement membre de la troupe de Munich, l’ensemble reste solide, équilibré, de qualité.
Et puis il y a Kirill Petrenko, fabuleux artisan de la réussite de ce spectacle époustouflant. Il travaille à l’opposé de son collègue Franz Welser-Möst qui, à la mesure du lieu monumental, de la mise en scène propose une lecture d’une grande clarté, très spectaculaire, imposant le son comme Castellucci impose l’image.
Petrenko au contraire n’impose pas le son. Il fait de Salomé une lecture, sinon intimiste mais au moins – et souvent- chambriste. Si Welser-Möst travaille dans la fresque monumentale, ou mieux, dans l’architecture de monuments gigantesques et néanmoins aérés et lisibles, Petrenko travaille dans la joaillerie, et dans la mécanique de précision, il travaille non plus dans le macro, mais dans le micro, mettant en adéquation chaque détail par chaque situation, chaque expression chaque mot. Il écoute son plateau, et notamment son héroïne pour calculer au millimètre les conditions les plus confortables pour qu’elle soit entendue, pour que l’incroyable performance de son chant soit soutenue, claire, limpide et surtout convaincante. Petrenko est une sorte de petit artisan d’une précision invraisemblable, qui va chercher tous les éléments de la partition, ceux que l’on n’entend pas forcément souvent, tous les sons qu’elle produit, toutes les couleurs de chaque phrase, et il exhibe tout cela dans un discours continu, jamais ennuyeux d’un côté et sans jamais rechercher un autre effet que la vérité du discours : ce discours est construit, logique, très recherché et très raffiné, il n’est jamais démonstratif, jamais extérieur, jamais superficiel. Nous sommes là devant un autre monument, devant une autre vérité de l’œuvre qui laisse le public sonné, écrasé par l’émotion, par la surprise, par le constat toujours recommencé qu’on est là devant une évidence. Et cette évidence, c’est qu’on est devant la parfaite adéquation du fameux trépied de l’opéra que je défends sans cesse : une mise en scène géniale, profonde, subtile, complexe et presque talmudique, un chef totalement engagé dans une lecture au millimètre, sans doute d’une sensibilité d’autant plus forte et émouvante (mais jamais exacerbée) qu’il est de culture juive en milieu slave et qu’il sait ce que cela signifie, et une distribution complètement engagée dans ce travail qui la magnifie. Un authentique chef d’œuvre.