Alors qu’elle vient de ressusciter le rôle-titre de La Reine de Saba à Marseille, un ouvrage de Gounod qui semblait ne plus intéresser quiconque, Karine Deshayes est à l’honneur avec un album d’airs d’opéras français publié aux éditons Klarthe. Ce programme ambitieux dans ses choix artistiques et dans les tessitures demandées propose aux auditeurs de parcourir le XIXème siècle et d’aller à la rencontre d’héroïnes aux prises avec le sentiment amoureux.
Ainsi s’enchaîne pour notre plus grand plaisir une sélection de portraits de femmes extrêmement variés et typés qui rappellent combien l’amour et avec lui son cortège de passion, de douleur, d’espoir ou de détresse a marqué l’opéra français de ce siècle. Choisis avec le plus grand discernement pour leur qualités musicales, mais également pour certains d’entre eux, leur rareté, les airs réunis permettent à la cantatrice de montrer l’impressionnante étendue de ses capacités. Si sa magnifique Charlotte (Werther) maintes fois étrennée à la scène, n’est plus une surprise, il est difficile de ne pas saluer la beauté de ce timbre homogène, la rigueur de la ligne et cette tendre palpitation qui habite le texte et laisse entrevoir combien cette jeune femme se meurt d’amour pour ce poète et regrette amèrement le poids des conventions qui l’a contraint à le fuir au lieu de s’en rapprocher. La douloureuse Romance de Marguerite de La damnation de Faust n’est pas non plus une nouveauté, mais comment résister à cette pâte, à ce style et à cette gradation de la commotion dont la mezzo sait admirablement sertir la musique de Berlioz, terrible et fascinante.
Seule héroïne vouée à l’amour, certes après bien des épreuves, mais le jeu en vaut la chandelle, la Cendrillon de Massenet « Enfin je suis ici », tombe sans le moindre pli dans la bouche de Karine Deshayes, artiste caméléon qui caractérise avec une délicatesse rare, la cruelle inquiétude qui accompagne le retour hâtif de la jeune fille chez sa marraine, après la perte de sa pantoufle de vair. Là encore on admire la poésie de ce chant sur le souffle et la diction scrupuleuse portées par une précision technique et un aigu absolument radieux, à la différence de l’air de Chimène, le déchirant « Pleurez mes yeux » du Cid, immortalisé par Maria Callas, dont la tessiture escarpée et surtout le registre grave, ne sont désormais plus appropriés à son instrument.
La marche vers la mort de Sapho « O ma lyre immortelle », témoigne d’une admirable culture du son et de la déclamation, qualité que l’on retrouve dans le magnifique lamento de Catherine d’Aragon « O cruel souvenir » tiré de l’Henri VIII de Saint-Saëns, aussi grand et touchant que celui gravé il y a quelques années par Véronique Gens dans la série intitulée Tragédiennes, dirigée par Christophe Rousset (Erato). S’il fallait choisir entre l’air de Rachel « Il va venir et d’effroi » extrait de La Juive, parfaitement exécuté et celui de la fameuse Reine de Saba « Me voilà seule enfin », qui est devenu son air signature, nous retiendrions bien sûr le second pour la brillance et la souplesse de ses accents, sa maitrise technique et son ensorcelante beauté sonore. Belle idée de la part de la mezzo et du jeune chef Jean-François Verdier, par ailleurs très impliqué à la tête de l’orchestre Victor Hugo, d’avoir proposé l’air alternatif à la Habanera de Carmen « L’amour est enfant de Bohème », évidement moins percutant que celui devenu culte, « L’amour est un oiseau rebelle », mais tout de même très intéressant et chanté ici avec une confondante facilité.