
Pour son retour à Garnier depuis… la production de Jacques Rouché en 1940 (!), Alexander Neef a confié cette version originale (1737) du Castor et Pollux de Rameau à l'américain Peter Sellars. Loin de l'éclat et du brio d'un Barrie Kosky présentant il y a bientôt 10 ans la version remaniée de l'ouvrage (1754), cette nouvelle production peine visiblement à convaincre. La faute à des options et une esthétique à laquelle on pourrait reprocher en quelque sorte de confondre modernité et modernisme. Comme souvent chez Sellars, on se retrouve plongé dans un maelstrom d'images qui écrasent visuellement des lignes dramaturgiques paradoxalement très minces et trop faibles pour servir d'axe général.
Sellars signe dans le programme de salle un synopsis commenté dans lequel il donne un titre à chacune des parties de l'opéra. En optant pour la version originale (1737), on retrouve le prologue (intitulé "Une prière pour la paix") qui sert d'exposé et de contexte historique. Rappelons à ce propos que Castor et Pollux s'inscrit dans un contexte où la musique et les arts servaient d'assez près les idéaux politiques des commanditaires. En choisissant comme sujet le thème mythologique des Dioscures, Rameau et son librettiste Pierre-Joseph Bernard s'inscrivaient de plain-pied dans un contexte et une vision politique d'un royaume de France impliqué dans la guerre de Succession de Pologne (1733–1738). Cherchant à affirmer son influence face aux Habsbourg, Louis XV pris le pari de son beau-père Stanislas Leszczyński, contre Auguste III, soutenu par l'Autriche et la Russie. Créé en 1737, l'opéra met en scène les frères jumeaux Castor et Pollux, célèbres pour leur lien fraternel indéfectible. Ils sont tous deux nés de Léda, mais ils ont des pères différents. Castor est le fils de Tyndare, le mari mortel de Léda, tandis que Pollux est le fils de Zeus, ce qui le rend immortel. L'intrigue repose sur le sacrifice de Pollux, qui choisit de céder son immortalité pour sauver Castor et permettre leur réunion éternelle dans les cieux, où ils deviennent la constellation des Gémeaux, symbole céleste de la fraternité et la loyauté – tout comme la France prête à soutenir ses alliés dans des moments de crise et cherchant à s'imposer comme centre diplomatique de l'Europe.

Sellars file sur cinq actes la métaphore d'un opéra illustrant la réconciliation universelle, multipliant les scènes comme autant de "stations" d'un chemin de paix au terme duquel les deux jumeaux sont élevés par Jupiter au rang de constellation. Visuellement et scéniquement, Sellars fait le pari du mariage entre dépouillement et exubérance en associant les décors minimalistes signés Joelle Aoun avec les vidéos urbaines et célestes d'Alex MacInnis. La scénographe dispose sur la scène de Garnier les éléments d'un appartement-témoin sans les murs et réduit à des meubles d'une banalité moche et simplissime – un divan, un frigo, un lit – et sur un écran géant à l'arrière, le morne défilé d'images dont la haute résolution ne parvient pas à tarir notre ennui. L'idée, une fois de plus est très simple : montrer, en les superposant, comment les constellations célestes dialoguent avec leur équivalent terrestre. Ainsi, ces décors industriels et ces rues tristes qui, lorsqu'on les voit depuis l'espace (comme pourrait le faire Jupiter observant l'humanité) se transforment en réseaux d'étoiles parcourus de comètes, cités urbaines devenues constellations. Sellars montre à la fois la beauté et la fragilité de la nature et des hommes, à travers la dimension de l'intime et de l'immensité – version 2.0 des deux infinis de Pascal.
Ce Pollux amoureux éploré en treillis militaire n'est rien d'autre qu'un banal slogan "faites l'amour, pas la guerre". Abandonné en scène, le personnage semble à l'étroit dans cette version originale qui lui donne pourtant le premier rôle en plaçant le projecteur sur l'amour contrarié qu'il porte à Telaïre, la veuve de son frère, avant que Sellars/Jupiter ne débarque et ne remette de l'ordre dans les couples, avec une Phébé sauvée du suicide et unie à Pollux (!). D'autres aspects du spectacle, présents notamment dans les vidéos, font le lien entre la narration, les personnages et l'écologie au sens large. Ainsi, ces images montrant la pollution de la planète et la puissance tellurique d'une éruption volcanique. On fermera pudiquement les yeux en revanche sur le consternant apéro dinatoire qui conclut la "Fête de l'univers"… Une telle minceur dramaturgique avait-elle besoin des chorégraphies envahissantes de Cal Hunt ? Poser la question revient à donner la réponse et se dire que le souvenir des Indes Galantes de Clément Cogitore plane sur cette nouvelle production ramiste à l'Opéra de Paris. Le vidéaste, plasticien et cinéaste avait su saisir l'esprit de la danse baroque pour la combiner à la puissance saccadée et pulsionnelle du krump, hip-hop, popping, waacking et autre litefeet. Sept ans après une création qui avait déclenché des discussions et des polémiques, les choses semblent désormais rentrées dans le rang. La danse urbaine dans Castor et Pollux se résume à des images fortes qui consistent à habiter et animer littéralement le triste décor (scène des démons happant Phébé dans le canapé infernal…). Pour le reste, on assiste à la prolifération de mouvements dits de Flexing (ou Bone Breaking), qui consistent à tordre les bras dans le dos ou bien faire une rotation de l'épaule comme si elle sortait de son articulation, ou bien encore à mimer l'arc de l'Amour décochant une flèche… Un fois passé le moment de malaise, on retombe illico dans l'ennui lorsque se répètent des interventions dansées qui ne laissent jamais un personnage seul en scène en plaquant sur le chant une vibration et une excitation construite sur l'unique principe d'un décalage là où Cogitore parvenait à un véritable dialogue de la voix chantée et des corps en mouvement.

Vocalement, la météo est au beau fixe. Avec notamment un Marc Mauillon superlatif qui se saisit du rôle de Pollux avec une évidence et un naturel confondants (Nature, amour, qui partagez mon cœur), faisant oublier par le chant une présence grevée par un jeu d'acteur aux abonnés absents. Le Castor de Reinoud van Mechelen affiche quant à lui ses plus belles couleurs et un sens du phrasé d'une intelligence et d'un à‑propos vraiment remarquable (Séjour de l'éternelle paix). On admirera également la performance de Stéphanie d'Oustrac, Phébé blessée et vibrant d'une projection aux contours sensibles (Tout cède à ce héros vainqueur). Les seconds rôles ne sont pas en reste, à commencer par Nicholas Newton qui marque en Jupiter l'impact qui manquait à son Mars dans le Prologue. La surface vocale discrète de Claire Antoine (Minerve, suivante d'Hébé) cède en intérêt à la ligne aérienne de Natalia Smirnova (une ombre heureuse, Vénus), quand Lawrence Kilsby campe un Grand Prêtre de Jupiter et un Amour aussi sonore que charnel. Jeannine de Bique offre à Télaïre les contours délicats d'un timbre qui ne laisse jamais de côté la richesse du mot et de l'émotion. On peine cependant pour elle dans le célébrissime Tristes apprêts, pâles flambeaux, contrainte par Teodor Currentzis à un très long arrêt sur image où l'attention microscopique finit par éteindre totalement l'émotion. Partout ailleurs, le geste s'ébroue, pose et minaude – détaillant ici une articulation au point de la détacher de son sens, là une ornementation qui dévore subitement les premiers plans. Impressions d'autant plus perturbantes que l'excellent niveau de l'Orchestre et du Chœur Utopia n'est jamais pris en défaut. La vitalité et la précision des premiers s'alliant à la parfaite prononciation et mise en place des seconds. Une impression de rendez-vous manqué…
