Bande-annonce de la production
La mise en scène contemporaine n’aime pas trop le merveilleux. On lira ou relira d’ailleurs à propos le compte-rendu de la production Tcherniakov de 2024 au San Carlo avec Asmik Grigorian…. en nageuse synchronisée.
Netia Jones qui a signé des Noces de Figaro à Garnier en 2022 et qui mettra en scène Ercole Amante d’Antonia Bembo au printemps à Bastille secoue donc les paillettes du conte mais conserve l’atmosphère de rêve éveillé par l’adjonction d’écrans superposés et de vidéos puisque écrans et images sont les meilleurs pourvoyeurs de rêves et de fantasmes au quotidien, et à haute dose en soirée.
Cette couche ou plutôt ces couches et surcouches habillent la scène, changent sa « réalité », créent des effets de relief (vidéo sur vidéo) et perturbe encore plus notre rapport avec ce qui se joue. L’effet est habile et loin de se réduire à une simple nouvelle vidéo. Il y a quelque chose d’étranger qui se glisse et s’intercale dans notre réalité et qui bouscule nos manières de voir, qui filtre. C’est le propos de Rusalka, ondine voulant échapper à sa condition et chercher l’amour humain, miroir aux alouettes. On verra que les signes les plus importants du livret de Rusalka sont ainsi traités, déplacés mais presque toujours décortiqués (comme le désir d’avoir une âme, dans la perspective chrétienne).
Donc, au début, un chaos, un maelström, un tourbillon de vidéos qui nous plonge dans un univers souterrain et aquatique avec une figure féminine indéterminée. C’est Rusalka mais c’est sans doute aussi la jeune fille, en général, perdue dans cet océan d’images. On sait que les jeunes filles sont plus soumises que les garçons au diktat des réseaux sociaux.
Exit la nature enchanteresse et les nymphes. Nous sommes ici dans un cloaque, un univers souterrain glauque, une salle des machines, dans un labyrinthe de tuyaux. Nous sommes dans un monde de flux, de matières premières (ici l’eau) et d’informations, à angles droits, puisque tout est censé être binaire (le bien/le mal, l’humain/le surnaturel…). Dans ce labyrinthe qui se présente comme une cage, un espace carcéral mais qui est aussi un espace de jeu (les cages à écureuil des cours d’école) virevoltent adroitement non plus des nymphes mais des nymphettes, prises dans ce rôle, qu’elles ont accepté comme tel, comme un cosplay (la nymphette japonaise, jupe plissée et chemise blanche, enfantine et sexualisée).

Dans cet univers de jeux pas si innocents donc, surgit l’Ondin, tel l’Alberich du Ring, ici en plombier. C’est une déchéance à première vue, certes, mais c’est aussi un héros : celui de Super Mario, plombier héroïque de Nintendo, héros de plusieurs générations, dans son univers de tuyaux et de plantes, de boss à renverser et de princesse à sauver. Le plombier héroïque, c’est aussi celui de Tuttle, incarné par Robert de Niro dans le cauchemar kafkaien de Brazil (1985) de Terry Gilliam, œuvrant pour la bonne cause et sauvant les petites gens. Dans le film, il est un héros prolétaire et hors la loi… car amoureux du travail bien fait dans un monde de règles, kafkaïen et contre nature. Et on retrouve, dans la production de Netia Jones, qui suit plus qu’il ne parait le livret de Rusalka, l’opposition entre deux mondes, celui de l’état de « nature » (l’ouvrier plombier, les nymphettes, l’amoureuse idéaliste Rusalka…) et le monde des règles sociales (les maîtres du monde d’en haut, le Prince et la Princesse étrangère, au-dessus du monde hiérarchisé des valets, Marmiton, Garde-Chasse etc.), les deux mondes étant voués à rester séparés, ce que sent l’Ondin, fin connaisseur des flux, maître de l’élément liquide et qui peut réparer le matériel (il colmate des tuyaux) mais prévoit, déjà, qu’il ne pourra réparer la délicate machine du cœur de sa Rusalka.
Rusalka veut quitter l’univers étriqué et guère reluisant des basses classes pour prendre un peu de lumière, acquérir une âme. Le signe est néfaste puisque c’est à la lumière de la lune, que Rusalka adresse sa prière.
Ici, on voit alors, en vidéo, une remontée vers la surface qui rappelle celle de Bill Viola, maître des images de rituels et de la transcendance, pour la production Sellars de Tristan & Isolde à Bastille. D’autres images d’un autre plasticien de la scène succèdent à celle-ci puisque Netia Jones, par des lumières choisies, fait basculer le plateau dans l’univers glacé de Robert Wilson : lumières tranchantes et froides, ombres diverses.

Un univers de sorcellerie se met en place, tout aussi menaçant que la cabane de Jezibaba : la clinique, pas très catholique, où l’on semble accepter de pratiquer de actes contre nature. La taulière d’ailleurs consulte clope au bec. C’est dire si c’est sérieux… Symbole de la pharmacie, la croix illuminée nous rappelle ici que Rusalka cherche à gagner, aussi, une âme.
Images à la Robert Wilson donc mais aussi à la Damien Hirst, qui avait, il fut un temps à Londres, designé Pharmacy, un bar-restaurant, ode aux médicaments – cette magie moderne – et dont les boites de comprimés, les pilules et l’atmosphère clinique incarnaient le nec plus ultra de la branchitude.
Détournement de détournement, Rusaka cherche une âme, dit-elle, mais Jezibaba travaille le corps. Le changement de milieu joue uniquement sur les apparences dans cette production, reléguant la possibilité de transcendance dans un symbole marchand vide de sens (la croix de la pharmacie) ou simplement en la niant.
Dans une autre forêt, réduite à ses signes (vidéos d’arbres), le Prince chasse la donzelle et trouve Rusalka sortant de sa clinique sous forme de bimbo gonflée au silicone et au botox. Femme augmentée du Trans humanisme paupérisé.

L’ondine en quête d’amour et d’humanité est vue par Netia Jones comme la jeune fille des bas-fonds, cherchant à devenir femme, ou du moins achetant les attributs canoniques de « la » femme désirable pour séduire le Prince. Cette Rusalka augmentée, dénaturée est muette (c’est la condition de la transaction magique dans le livret) et, semble nous dire Netia Jones, parce que ce monde aime les femmes attirantes sexuellement, il lui faut un corps « parfait » (hem…) sans âme et sans expression. Rusalka est entre deux eaux et peu assurée dans ce nouveau corps qui n’est pas le sien. Elle titube sur ses talons aiguilles (une transmutation d’appendices : nageoires versus talons hauts) et nous tourne presque le dos, oblitérant le visage et ne révélant qu’un corps malhabile mais aux formes généreuses mise en valeur par le trois quart. Rusalka est devenue la soprano sans voix, la bimbo faire-valoir des écrans et des salons au bras des hommes puissants. Et c’est une autre créature de conte de fée. On pense à Daryl Hannah dans Splash en 1984, autre version de la petite sirène d’Andersen, face au chéri Tom Hanks dans un New York de conte de fée moderne.
Acte II
Netia Jones travaille sur le corps et sur la chair de Rusalka. La scène du Garde Forestier et du Marmiton est donc déplacée dans un autre espace, attenant au pouvoir et qui le sert tout comme les tuyauteries de l’acte I : la cuisine. Là encore, il s’agit de traiter des créatures bien vivantes et de les accommoder au bon plaisir du prince, comme un écho à la clinique de Jezibaba. Même univers froid d’acier inoxydable, même corps traités comme… de la viande. Rusalka jette d’ailleurs des regards-miroirs aux carcasses sans tête qui meublent la cuisine.
Les officiants principaux (Garde Forestier et Marmiton) sont d’ailleurs sans équivoque, habillés de rouge sang, contrairement à leurs petites mains, en blanc traditionnel. Là encore ce sont d’autre souvenirs cinématographiques qui s’invitent : ceux de Dead Ringers de Cronenberg (1988) avec Jeremy Irons, incarnant deux frères jumeaux chirurgiens détraqués aux curieux habits rouges. Quelque chose ne tourne pas rond dans cette affaire, aussi bien chez Jezibaba que dans ce château.
Le ver est dans le fruit, Rusalka bien sûr, mais aussi la Princesse étrangère, tout en rondeurs et aisance – elle est de ce monde-là- ondulante de la cuisine à la salle de bal quand Rusalka est raide et empruntée toujours dans sa robe fourreau beige.

La Princesse étrangère est la maîtresse femme, la maîtresse du jeu y compris lorsqu’elle donne à Rusalka la robe de mariée qui la parera pour le bal. La Princesse étrangère sait qu’elle ne peut pas perdre (à défaut de gagner). C’est donc à un jeu de démolition sociale auquel on joue avec Rusalka, transfuge de classe, chien dans un jeu de quilles.
C’est la scène du bal, avec musique de ballet traitée de manière très ludique par Netia Jones, comme un jeu d’échec (ils sont à venir : tous perdants) où les invités s’amusent à incarner les pièces sur un damier. C’est donc un jeu social, avec ses règles précises et ses déplacements au cordeau (on retrouve les effets de symétrie d’avec le monde d’en bas). On gigote moins que les nymphettes mais c’est plus amusant. Les rouges affrontent les noirs. La Princesse étrangère est rouge passion bien sûr, le Prince en smoking tient à la fois des noirs mais aussi de Rusalka, en robe blanche bouffante, vraie meringue, pièce en trop de ce jeu bien huilé. Rusalka trop éthérée ne peut satisfaire les envies bien charnelles du Prince qui la rejette et se fait rejeter par la Princesse étrangère, trop jalouse.

On retrouve ici les jeux de la video : la lune noire, qui auparavant annonçait le désastre, montre ici l’éclipse de l’amour, l’une remplaçant l’autre. La Princesse étrangère parachève son œuvre mauvaise (influence lunaire, symbole de l’inconstance, pour un rôle à la Reine de la Nuit) en laissant le malheureux Prince. Tout le monde perd à ce jeu-là (c’est le propre des jeux d’avoir toujours, au moins, un perdant), y compris l’ondin plombier qui avait refait surface dans le trou du souffleur (toujours la piste des sous-fifres) pour consoler sa Rusalka.
Acte III
Rusalka retrouve alors la Sorcière dans ses basses œuvres : elle se débarrasse elle-même de ses sacs de déchets d’opération, qui n’ont pas l’air d’être triés mais bien vidés dans un canal d’égout, retour à l’envoyeur dans le domaine de l’ondin Super Mario. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme disait Lavoisier…
La Sorcière propose à Rusalka de choisir de réintégrer sa forme première à l’aide du sang versé du prince, soit ici de l’empoisonner (elle sort une seringue en métal de ses bacs jaunes avant de sortir un couteau, plus pratique) vu que tout n’est que détritus et mort dans le monde de Jezibaba. On se souvient que, dans sa clinique, hormis la pseudo-réussite Rusalka, ne semblaient traîner que des patients mal en point, des déchets, des bouts de chair, finissant au rebut, in fine, dans les conduits de la cave. Se changer, aspirer à un mieux social, espérer l’amour en trafiquant sa propre nature jusque dans sa chair, condamne au malheur, irrémédiablement.
C’est toujours le sens de l’éclipse de lune, qui réapparait pour prendre divers sens, ici le soleil masculin caché par la lune féminine : le jour néfaste, retour de Seth sur Terre pour les Égyptiens selon Plutarque, et expliquant la mélancolie du prince.
Alors que les nymphettes ont rejoué leur partition ludique à base de cabrioles enfantines dans leur monde de tuyaux, le prince apparait dégradé : fini le smoking, il est en hoodie confortable et livré à la bouteille qu’il sirote au goulot. Toujours une appétence maladive pour l’élément liquide…
Les deux amants impossibles s’uniront une dernière fois dans un baiser, sans rédemption (le conte de Dvorak est limpide sur cette question et Netia Jones dans son univers sans transcendance respecte ce point) et conduisant à la mort : le prince avale son vin augmenté de pilules glanées chez Jezibaba, toujours ce poison de sorcière, n’attirant que mort et désolation.

Comme le souligne notre rédacteur en chef, Guy Cherqui : « Rusalka n’est pas un conte, c’est une tragédie d’autant plus violente qu’on refuse aussi à Rusalka une fin noble d’héroïne tragique ».
En somme, le conte noir de Dvorak et de son librettiste Jaroslav Kapil, dépouillé de son « merveilleux » naturel mais puisant, dans la version Netia Jones, dans les arts scéniques, plastiques et cinématographiques correspond bien à notre époque sèche et violente où les rêves des jeunes filles sentent leur standardisation : les publicistes et entreprises carnassières, en cette saison, proposent dans les transports en commun des offres de chirurgie esthétique pour les fêtes de fin d’année… Avec, à terme, un envahissement des lèvres gonflées en bec de canard. Le devenir animal de Deleuze prend un coup (de plomb) dans l’aile…
Sans révolutionner la lecture de l’œuvre, la production Netia Jones fonctionne bien et gagne surtout par ses capacités techniques de vidéo (écrans doubles) et de lumières qui nimbent la scène de cette atmosphère de rêve cauchemardeux (à moins que ce ne soit le contraire). On reste d’ailleurs circonspect, voire indécis, sur les vidéos de cette jeune fille qu’on assimile à Rusalka. Est-ce encore le personnage ou La jeune fille dans son essence ? Est-ce un rêve-cauchemar ? Rétrospectif (la jeune fille semble flotter, noyée ?, au début) ou non ? Autant de questions auxquelles on tentera de donner des réponses lors des reprises.
Plateau, direction musicale
Le plateau sans être flamboyant est tout à fait correct. Notamment avec les membres de la troupe. On apprécie toujours de retrouver Vivianne Holmberg en nymphe ou Kristian Flor en Ondin. Ce dernier avec sa belle voix profonde et finement travaillée charme toujours. C’est plus sur sa prestation de sorcière de bas étage, avec une présence scénique impeccable, que Katarina Leoson s’impose. La ligne bouge un peu, certains aigus sont criards mais quelle tenue de femme de pouvoir vulgaire et agissante. Mention spéciale pour Ebba Lonjonclou en marmiton, avec là aussi un personnage esquissé en quelques notes et gestes mais très affirmé scéniquement avec une voix très claire. Nous sommes ravis de retrouver en Princesse étrangère Julia Sporsén, éblouissante Norma à Folkoperan en 2022 et que nous avions été pister en début d’année à Göteborg en Desdemona, hélas souffrante ce soir-là. Impressionnante de présence et de tenue sur une scène qu’elle occupe sans besoin d’arpenter, elle est le parfait contrepoint de la Rusalka de Lauren Fagan. Et bien sûr, elle a la voix qu’il faut, avec des volumes généreux, des couleurs qui se déploient comme un feu d’artifice passionné, pour remuer un prince un peu engourdi dans la froideur.

Le Prince ténor héroïque sans gloire doit tout de même susciter l’intérêt et Brenden Gunnel (entendu par notre rédacteur en chef en Siegmund à Göteborg en 2020) y parvient avec beaucoup de brio, de beaux phrasés et des couleurs très marquées, dans toutes les nuances. C’est un rôle assez ingrat et il faut beaucoup de musicalité pour l’incarner, dont acte.
Enfin Lauren Fagan, Norma en 2021 dans 7 Deaths of Maria Callas à Bastille, séduit autant par sa voix aux accents chauds, avec des graves profonds, des aigus qui s’élèvent sans problème de registres, une projection exemplaire avec une belle technique qui ne se sent pas que par une incarnation très délicate, puisqu’il s’agit de jouer ici la disparition, la présence absente. Un comble pour qui se voue à l’art de la scène. Lauren Fagan incarne tout à fait ce personnage, perdu dans un corps qui n’est pas le sien, dans cette société qui n’est pas la sienne, contrainte de se priver d’une voix, qui est sa seule expression, et exprimant néanmoins toute cette richesse perdue dans ses moments de chant. Il faut beaucoup de courage et de concentration, d’abnégation même, et Lauren Fagan s’en tire avec les honneurs.
Le chœur est toujours impressionnant et Alan Gilbert, maître des lieux, en fosse, est très à l’aise. Toujours attentif au plateau, qu’il ne couvre jamais, il sait mettre en valeur la richesse de la partition, à la fois en faisant sonner ce Wagner mitteleuropa (l’œuvre, écrite en 1901, sent sa Colline Sacrée) autant comme un géant que dans ses murmures. Avec un personnage mutique une bonne partie du temps et un espace scénique tout de même un peu ingrat (tuyaux, clinique, cuisine), il faut du relief musical et une attention aux détails et Gilbert sait y faire avec sa fosse. Les vents et notamment les bois sont bien mis en valeur, les cordes brillent et on retrouve, ainsi, un peu (voire tout) du merveilleux qui s’échappe malgré tout. Car si le sublime nous est refusé sur scène, il est dans la musique et le chant. Il donne envie de reprendre une nouvelle part du malheur. Et la transcendance surnage en fin de compte dans la musique. C’est d’ailleurs l’image finale de cette éclipse, ou de cette lune noire, qui s’éclaire peu à peu de derrière les nuages.
