Antonín Dvořák (1841–1904)
Rusalka (1901)
Conte de fées lyrique en trois actes
Livret de Jaroslav Kvapil d'après des contes de Karel Jaromír Erben et Božena Němcová, avec des éléments de La petite sirène de Hans Christian Andersen et d'Ondine de Friedrich de La Motte-Fouqué.

Ouverture de la saison d'opéra 2024/25

Direction musicale | Dan Ettinger
Mise en scène et décors | Dmitri Tcherniakov
Costumes | Elena Zaytseva
Éclairages | Gleb Filshtinsky
Concepteur vidéo : Alexej Poluboyarinov
Artiste responsable de l'animation | Maria Kalatozishvili
Dramaturgie | Tatiana Werestschagina

Princ / Le Prince | Adam Smith
Cizí kněžna / La princesse étrangère | Ekaterina Gubanova
Rusalka | Asmik Grigorian
Vodník | Gabor Bretz
Ježibaba | Anita Rachvelishvili
Hajný / le garde-chasse | Peter Hoare
(dans la vision du metteur en scène, le père de Rusalka)
Kuchtík / le marmiton | Maria Riccarda Wesseling
(dans la vision du metteur en scène, la mère de Rusalka)
1. lesní žínka / Première Nymphe | Julietta Aleksanyan
2. lesní žínka / Deuxième nymphe | Iulia Maria Dan
3. lesní žínka / Troisième nymphe | Valentina Pluzhnikova
Lovec / Le chasseur | Andrey Zhilikhovsky

Orchestre et chœur du Teatro di San Carlo
Chef de chœur | Fabrizio Cassi

Nouvelle production du Teatro di San Carlo

 

 

Naples, Teatro di San Carlo, Samedi 7 décembre 2024, 17h

Onze ans après son entrée au répertoire napolitain, Rusalka d’Antonín Dvořák ouvre la saison du Teatro San Carlo et c’est un triple événement. D’abord parce que la mise en scène est signée de Dmitri Tcherniakov, qui travaille au San Carlo pour la première fois, ensuite parce que Rusalka est chantée par Asmik Grigorian qui elle-aussi débute au San Carlo, enfin parce cette inauguration est la dernière du mandat de Stéphane Lissner à Naples qui y aura passé cinq ans, en créant des spectacles qui ont remis la focale sur ce merveilleux théâtre dont l’histoire est une légende dorée, et qui connaissait une période singulièrement grise depuis quelques décennies.
Ainsi peut-il se flatter de cette inauguration à la distribution étincelante sur un titre peu fréquent, et dans une mise en scène très particulière d’un Dmitri Tcherniakov qui depuis
La Traviata scaligère (produite sous le mandat Lissner à la Scala) si mal accueillie n’a plus travaillé en Italie.
L’accueil napolitain en effet n’a pas été si négatif, loin de là, à voir le triomphe du public à cette dernière représentation. À entendre les commentaires dans les travées, et c’est heureux parce qu’il s’agit d’une production qui une fois encore, met le fer rouge dans la plaie, et pointe l’immense douleur et la solitude du personnage de Rusalka, en le sortant totalement du conte de fées, mais sans renoncer à la fiction, sans renoncer au récit, mais tout aussi déchirant et d’une justesse frappante, en utilisant dessins et animations vidéo sorties d’une
fantasy inquiétante et fantasmatique d’un monde déshumanisé, étouffant, fait de bâtiments écrasants d’un univers bétonné ou de murs et de couloirs déserts d’un univers qu’on sent hostile.

Car comme toujours l’hypersensibilité de Tcherniakov a recherché dans cette œuvre (qu’il dit ne pas aimer) la vérité d’une humanité sans humanité ni empathie, face à la solitude d’une jeune fille qui a la simple ambition d’aimer, une ambition démesurée dans ce monde aux relations brutales. Il en résulte une vision déchirante, où l’interprétation d’Asmik Grigorian prend à la gorge, et où théâtralement quelques chaises et un travail incroyable de direction d’acteurs font le reste.

 

 

Jaroslav Kvapil l’auteur du livret a souligné les sources de son récit (notamment La Motte Fouqué et Andersen ainsi que des légendes tchèques, mais les motifs et thématiques des contes circulent dans les différentes traditions de manière évidente ou au contraire secrète, les nymphes, les esprits des eaux, maléfiques (Lorelei) ou non, les lacs au fond de forêts profondes sont des ambiances habituelles et les chasseurs invétérés des personnages emblématiques des contes : il y a dans tous ces récits surnaturels des « universaux » qui plongent profond dans la ou les mythologies…
Alors que la plupart des histoires dont s’est inspiré Kvapil ne se terminent pas si mal, Rusalka se termine dans une sorte de catastrophe générale, un « je t’aime je te tue » où le Prince (pas si charmant) meurt d’avoir embrassé la jeune nymphe des eaux une dernière fois et où elle retrouve le monde d’isolement qu’elle voulait quitter au début de l’opéra.
Là encore, on retrouve dans cette histoire de contact raté entre monde humain et monde surnaturel un topos qui court depuis l’antiquité… les contacts des dieux et des mortels dans la mythologie grecque se terminent rarement de manière positive pour le mortel… les mondes sont parallèles, et toute rencontre est dangereuse. John Maxwell Coetzee l’a magnifiquement illustré dans son chapitre « Eros » de son roman Elizabeth Costello.
Rusalka est l’histoire de cet échec et de ce danger, né d’un désir de l’autre qui se termine dans l’aporie ; Rusalka désire un humain et constate qu’elle est totalement isolée chez les humains, et elle se retrouve isolée de son propre monde dont elle s’est exclue. Elle ne peut vivre dans aucun des deux mondes et ne peut y mourir non plus. Une situation authentiquement tragique. Rusalka n’est pas un conte, c’est une tragédie d’autant plus violente qu’on refuse aussi à Rusalka une fin noble d’héroïne tragique.

Dmitri Tcherniakov affirme nettement dans le programme de salle d’une part qu’il n’avait pas envie de mettre en scène cette œuvre, et que d’autre part il ne voulait pas en faire un conte (« Le but est d'avoir une Rusalka différente, pas une Rusalka de conte de fées, mais une vraie Rusalka.… J'ai supprimé toute la partie conte de fées et les personnages acquièrent ainsi une profondeur psychologique »). Mais la palette littéraire des récits possibles est large, et pour un spécialiste de réécriture des livrets – ou de recontextualisation- comme Tcherniakov, le choix s’est cette fois porté sur le roman graphique, dans un style « fantasy », un peu inspiré de Roy Lichtenstein (vidéo de Alexey Poluboyarinov et animations de Maria Kalatozishvili), notamment pour les figures humaines, qui reproduisent les interprètes de l’opéra qu’on reconnaît parfaitement. Ce que veut montrer Tcherniakov en Rusalka, c’est la tragédie irrémédiable d’une solitude à travers un imaginaire d’aujourd’hui et non plus l’imaginaire des contes de fées revus du XIXe à la Motte Fouqué, à la Andersen ou même à la Hoffmann : le romantisme noir ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse, c’est un destin de jeune fille d’aujourd’hui insatisfaite et nulle part à sa place. D’ailleurs, si comme à l’accoutumée, il écrit dans le programme lui-même l’argument acte par acte, celui-ci est réduit à l’os, ne s’embarrasse d’aucun détail, totalement concentré sur ce que vit Rusalka, avec une simplicité et une concision qui apparaissent presque effrayantes. Il met en scène ainsi la radicalité d’un choix. Nous le reproduisons pour chaque acte.

Acte I

Rusalka raconte à Vodnik son amour pour un certain prince. Elle ne le connaît pas encore, mais elle est prête à tout pour être avec lui. Rusalka décide de quitter Vodnik pour de bon. Cherchant de l'aide, elle se tourne vers Ježibaba, qui l'avertit que Rusalka ne peut acheter son bonheur qu'à un prix cruel : elle perdra le don de la parole. Si le bien-aimé la trahit, elle reviendra, mais rejetée et damnée. Dans ce cas, le bien-aimé devra mourir.
Rusalka accepte tout.
(Dmitri Tcherniakov)

Le contexte de départ est un club de natation synchronisée, auquel appartient Rusalka, et Vodnik, l’Esprit des eaux, est un entraineur à la main baladeuse, et au coaching très rapproché… Tcherniakov montre dans le dessin animé des approches de Vodnik, il n’en tire aucune conséquence lisible ou soulignée ; il expose simplement.  Au spectateur de faire ses constats et ses conclusions. Le désir de fuite de Rusalka est-il motivé par ce Prince lointain qu’elle a aperçu ou par ce coach insistant qui la souille ?
C’est l’un des caractères de ce spectacle tout en suggestions, et où le spectateur doit créer le lien entre dessin animé et scènes théâtrales focalisées selon différentes focales, totales, partielles, carrés ou rectangles qui s’ouvrent ou se ferment dans l’écran, laissant voir le théâtre, en une sorte de ballet technique (et magique) fascinant jouant sur l'apparente simplicité (!) de la machinerie et aussi les subtils éclairages de Gleb Filshtinsky.

C’est en fait le dessin qui explique et fait comprendre les enjeux… Le Prince en bermuda et chemise ouverte, genre play-boy estival, conduit une Ferrari rouge, avec pour passager son ami le chasseur, l’esprit du lac en coach d’une équipe de jeunes filles, qui est dans le livret original le père de Rusalka induit que cet esprit « paternel » aux mains baladeuses renvoie évidemment à l’inceste, une question que Tcherniakov a magistralement traitée dans son travail sur Salome à Hambourg. Mais il renvoie aussi clairement à toutes les affaires de « comportements inappropriés dans le milieu sportif » qui ont animé et continuent d’animer l’actualité, où des jeunes filles (la plupart du temps), fascinées par leur entraineur, sorte de second père, ont subi des avanies délétères, particulièrement isolées, loin de leur famille ou dans le déni total de leurs proches. Ces sortes d’affaires trainent dans les journaux, et ce que fait remonter Tcherniakov, c’est cette contemporanéité sale qui détruit de jeunes personnalités en devenir.  Dans ce contexte, les autres personnages changent de nature, au début de l’acte II le garde-chasse et le garçon de cuisine (chanté par un soprano) deviennent par exemple le père et la mère de Rusalka, un couple justement loin de la jeune fille, coincée, muette entre les deux.
Tcherniakov dit tout cela, nous renvoie en écho à ce monde délétère et perverti, faisant apparaître la jeune femme dans sa singulière innocence, dans son altérité structurelle, par rapport au monde qu’elle veut embrasser, celui des humains (ça, c’est l’histoire traditionnelle), mais aussi par rapport au monde qu’elle fuit, son milieu, tout aussi noir et hostile.
Le dessin animé éclaire donc le contexte et donne une image terrible du monde qui entoure les personnages, d’abord une piscine où évoluent les jeunes nageuses, mais très vite le coach apparaît malsain au milieu des vestiaires et des jeunes filles qui se changent, puis avec Rusalka, on passe du ballet des « jeunes nymphes » à la réalité du vestiaire et des coulisses, et quand on passe chez les humains, c’est un monde un monde doublement vu, d’une part – et le dessin animé le souligne- vu par l’œil de Rusalka, qui ne voit que son Prince, comme s’il était seul au monde – d’où le reste du décor désert‑, mais pour le spectateur, c’est un monde vide, un monde bétonné, fait de hauts bâtiments, de trottoirs vides, de rues désertes, et des intérieurs glacés faits de longs corridors de portes closes, et tout aussi vides. Rusalka focalise sur le Prince sans voir le reste et nous, nous voyons ce monde sans âme, avec ce Prince essentiellement vu de dos, que nous suivons comme sans but.
Les scènes chantées se déroulent en transparence dans une nudité théâtrale totale, espace vide, quelques chaises : seuls les costumes (de Elena Zaytseva comme toujours) permettent l’écho entre dessin et théâtre et la relation entre le dessin (le vrai récit) et la scène (l’illustration du récit, presque comme une note de bas de page, avec des jeux subtils sur les focales, larges, zoomées, partielles (quelquefois on ne voit que des jambes ou des pieds) qui m’ont un peu rappelé l’immense mise en scène de Wozzeck de Peter Stein au Festival de Pâques de Salzbourg en 1997 (décor de Stefan Mayer, Claudio Abbado en fosse) fondée elle aussi sur ce jeu de changement de focale selon les scènes concentrant le regard de manière variée et mettant en permanence le spectateur en position de voyeur.
Tcherniakov substitue un récit, le conte, par un autre, très contemporain, le roman graphique, en racontant une histoire aux mêmes enjeux, provoquant les mêmes drames, dont Rusalka est le centre, en permanence en scène ou quasiment, témoin des autres ou protagoniste, perdue dans sa solitude, dans ses fragilités et ses incompréhensions et surtout dans sa fuite.
Cette Rusalka « non-humaine » en visite chez les humains par amour d’un joli Prince entrevu au bord du lac fait l’expérience de la différence, de l’altérité, qu’elle ne ressent pas parce qu’elle est tout amour pour son prince pas si charmant, mais que les autres ressentent comme étrangères, bizarre, surnaturelle.  Symbole de son altérité, elle est muette : cela fait partie du contrat d’humanisation conclu avec Ježibaba. Le mutisme, c’est une « couche d’altérité » de plus qui l’isole, et qui la rend partiellement imperméable à autrui, qui la rend « objet »,  un objet d’amour, mais qui difficilement pourra exprimer le sien.

Asmik Grigorian (Rusalka), Anita Rachvelishvili (Ježibaba)

Le contrat avec Ježibaba, vu comme une sorte de consultation dans un salon confortable (en dessin) et où Tcherniakov règle la scène « théâtrale » comme une sorte de prise de pouvoir écrasante d’une Ježibaba impérieuse qui ne fait en réalité que dérouler ce qui va se passer exactement dans l’œuvre, comme une vision de l’avenir, l’amour où Rusalka donne tout, mais qui devient bientôt désamour de la part du Prince, et la fin, dans la malédiction de l’une et la mort nécessaire de l’autre.
Dans ce premier acte, Rusalka est affublée d’habits trop grands pour elle, sweet à capuche où elle flotte, là encore un signe d’inadaptation : elle est mal à l’aise, mal fagotée dans des habits trop grands, elle est déjà singulière, comme une SDF, ce qu’elle est en fait d’ailleurs, elle est une SDF du monde.

L'accident : Andrey Zhilikhovsky (Chasseur), Asmik Grigorian (Rusalka) Adam Smith (le Prince)

Tcherniakov conçoit la rencontre avec le Prince comme un accident où elle finit sur le capot de la Ferrari gigantesque. Elle est inanimée, ce qui n’est pas une si mauvaise idée.
Accident, cela signifie, « ce qui arrive », comme quelque chose qui vous tombe dessus sans en pouvoir mais. Rusalka tombe sur le Prince (sur la Ferrari qui le symbolise) inanimée et muette, comme si en quelque sorte ce mutisme était la conséquence de l’accident… tombée du Ciel, et offerte parce qu’inanimée et complètement dans les mains du prince… Offerte, encore un statut d’objet. Ainsi tombée du Ciel, elle devient la chose du Prince.

 

Acte II

Un soir, le prince reçoit des invités. Rusalka vit dans sa maison depuis un certain temps. La rumeur se répand parmi les invités que le Prince a trouvé quelque part une fille très étrange et qu'il a l'intention de l'épouser. Mais le Prince accorde de moins en moins d'attention à Rusalka. Il passe son temps avec la Princesse étrangère, qui est arrivée en visite. Rusalka est désespérée. Elle implore en vain l'aide de Vodnik, qui s'est introduit secrètement dans la maison du prince. Lui non plus ne peut rien pour elle. Rusalka quitte la maison du prince.
(Dmitri Tcherniakov)

Le deuxième acte est peut-être le plus terrible des trois, parce qu’il est celui de l’âpreté des oppositions et des contrastes …
Singulière audace d’Antonín Dvořák, son héroïne est muette. Le mutisme à l’opéra, c’est évidemment le nadir pour le soleil, c’est-à-dire l’impensable. Elle est muette pendant pratiquement tout l’acte et dans cette mise en scène, elle ne quitte pas la scène, dans une sorte de fixité statufiée mis auregard mobile et vif : rien ne lui échappe et tout lui est douleur.
Il faut évidemment, y compris dans une mise en scène traditionnelle, une chanteuse à la personnalité scénique particulièrement forte pour incarner ce moment si particulier où le personnage existe parce qu’il se tait et non parce qu’il chante.
Asmik Grigorian reste fixe de longues minutes, le regard néanmoins vif, avec une présence démultipliée qui fait que le regard du spectateur est sans cesse concentré sur elle.
Dans les scènes avec le Prince et la Princesse étrangère, elle étonne par ses gestes quelquefois brusques, décalés, presque asociaux, quand les autres montrent un naturel dans les mouvements qui la singularisent encore plus dans ses réactions : c’est le résultat de l’alliance du génie scénique d’Asmik Grigorian, et du travail millimétré de Tcherniakov sur les mouvements, les jeux de regard, la fluidité des gestes. Tcherniakov fait apparaître immédiatement la « normalité » humaine, et la singularité de la jeune fille, regardée, incomprise, bientôt ignorée et presque raillée. La « normalité » humaine devient alors agression, presque insupportable et déchirante.


Dans la narration ou plutôt le schéma narratif du conte, le deuxième acte est ainsi l’acte de la perturbation, avec, dans la tradition de Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte, et d’Algirdas Julien Greimas et Claude Brémond, un élément « perturbateur », la Princesse étrangère.
Le Prince s’est amouraché de Rusalka, même muette et on s’apprête à célébrer les noces, mais bruissent les rumeurs qu’il est déjà fatigué de cette jeune femme mystérieuse et muette et qu’une « princesse étrangère » suscite tout son intérêt.
Il est intéressant de constater que Rusalka est aussi « étrangère » que la Princesse étrangère, elle l’est même doublement, elle est en effet étrangère et par son origine et par son étrangeté, tandis que la Princesse étrangère est simplement étrangère, sans « étrangeté », elle affiche donc aux yeux du prince et de la cour une « normalité » rassurante.
Dans la vision de Tcherniakov, la Princesse étrangère est vraiment l’élément qui perturbe, au sens où elle est l’opposé de Rusalka, elle parle quand l’autre est muette, elle se love, se met en valeur, se déplace en volutes sensuelles quand l’autre est désespérément fixe et sans mouvement, se contentant de regarder. La princesse « étrangère » est peut-être étrangère, mais pas « autre ».
Dmitri Tcherniakov fait de la Princesse étrangère une femme sensuelle qui sait ce que séduction veut dire, dont la seule fonction est de révéler ce dont jusque-là il n’avait pas été question, le désir, la chaleur du désir et la passion charnelle. Cette relation et sa rapide évolution se fait sous les yeux de Rusalka, dans sa crudité et sa carnalité : elle est révélation de la puissance de la chair, mais aussi de la frustration éprouvée par le Prince, qui s’adressant à Rusalka non seulement répète « je veux te posséder » à plusieurs reprises, mais constate la froideur de la jeune fille, ses baisers glacés contre lesquels elle ne peut rien. Elle a pris forme humaine sans en apprendre ni en éprouver les chaleurs, son sang venant des eaux est froid, elle ne peut répondre à la chaleur d’une passion. Aporie.
La princesse étrangère s’entremet entre les deux et commence donc une séduction qui du même coup fait entrevoir au Prince tout ce que Rusalka ne donne pas, son total manque d’engagement sensuel.
Le contraste scénique entre la raideur de la jeune fille et les sinuosités de la Princesse (superbe Ekaterina Gubanova, fameuse Venus du Tannhäuser de Tobias Kratzer à Bayreuth) est frappant, mais ce qui apparaît encore plus tragiquement c’est l’irrémédiable solitude, une solitude qui vient à la fois des autres, la cour, les regards, le monde humain, mais aussi d’elle-même parce qu’elle ne peut donner ce qu’elle n’a pas et ce qu’elle ignore et qu’elle est en train de découvrir, la maudite chaleur humaine…

La cour/l'assemblée des amis avec Asmik Grigorian (Rusalka en transparence

Suit alors l’une des scènes les plus déchirantes et terribleq de toute la soirée, celle où face à la cour, elle est justement l’objet de ces regards et de cette sourde hostilité sarcastique…
Toujours habillée d’un survêtement, elle est face à une cour  toute costumée de manière caricaturale, le costume devenant évidemment ce qui cache le naturel et crée l’artifice de la relation sociale, on part comme d’habitude du dessin qui représente l’assemblée,

La même, enversion théâtre

et puis elle apparaît avec le prince au centre et Rusalka devant tous, comme pauvre fille perdue devant tous ces regards sans bienveillance.
Vodnik l’Esprit des Eaux – coach intervient au milieu et Rusalka va s’habiller « avec les habits les plus somptueux qu’elle a » selon les mots de la Princesse étrangère.

Asmik Grigorian (Rusalka) Gábor Bretz (Vodnik)

Et elle va s’habiller, en présence de Vodnik, toujours là quand il faut et au moment juste, et endosser un somptueux costume  de sirène, de Nymphe des Eaux, qu’elle enfile avec difficulté, avec lequel elle marche avec difficulté, comme si ce costume – qui est son costume d’être des Eaux- était difficile à porter, à trainer, à supporter.

Et devant la cour, elle entame une danse solitaire du type des mouvements aquatiques que nous avons vus au début du premier acte. Le génie de Tcherniakov est de la contraindre avec ce costume à des mouvements qui cherchent à être élégants et sensuels, et qui en réalité sont raides et maladroits, ils miment un mouvement qui dans l’eau serait superbe d’élégance et qui sur terre est gauche…

Asmik Grigorian (Rusalka)

Cette Sirène qui danse faussement est comme L’Albatros de Baudelaire qui marche lourdement au lieu de voler superbement.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

La subtilité de la mise en scène ne ridiculise pas la jeune femme, mais traduit sa gêne et sa gaucherie dans des mouvements qui lui sont naturels dans l’eau et qui apparaissent maladroits sur terre, affligée d’un costume qui la bride. Elle n’est pas du monde humain et son habit de Sirène, un déguisement comme les autres, apparaît être révélateur de mal être et de l’échec du destin qu’elle a voulu se choisir.
Parce que nous sommes évidemment dans une construction en abime : Rusalka se présente à la cour costumée, mais costumée en elle-même, en nymphe des eaux, en sirène, et même avec une encombrante queue de poisson. Elle s’offre en dévoilant son mystère, mais pour les autres, ce dévoilement est costume, et donc dissimulation, jeu, masque. Elle se mime elle-même et personne ne le voit ni ne l’identifie, alors qu’elle se montre elle-même, elle est vue encore comme autre… Elle est encore une fois incomprise, singulière, seule engoncée dans ses écailles et dans sa désespérance. Chacun de ses gestes, chacune de ses initiatives est sans jeu de mots, un coup d’épée dans l’eau d’où elle vient.

Convoler : Ekaterina Gubanova (Princesse étrangère), Adam Smith (Le Prince)

Tcherniakov a posé la sensualité d’où elle est exclue, la « maudite passion humaine » dit-elle, la Princesse étrangère et le prince ont convolé avec quelle chaleur, et au moment où, à la fin, le Prince part avec la Princesse, Rusalka se jette alors dans ses bras et l’embrasse, de ce baiser fougueux et glacé qui est le premier pas qui va conduire le prince étourdi à la mort. Je t’aime je te tue… C’est une sorte de baiser de Kundry, avec les mêmes ambiguïtés, et suit ensuite son destin de femme/nymphe rejetée et maudite… et la voir s’écrouler et se tordre en convulsions à la toute fin de l’acte est impressionnant parce que ces convulsions qui tranchent avec un personnage qui le plus souvent se met en retrait, sans mouvement, jetant des regards fixe sur ce qui l’entoure : c’est toute la violence rentrée qui ici se met à se déverser et c’est bouleversant.

Acte III

Quelque temps plus tard, Rusalka est en proie à une angoisse désespérée. Ježibaba lui conseille de laver l'offense avec le sang du prince. Rusalka refuse avec horreur. Elle aime toujours le Prince et est prête aux souffrances les plus atroces tant qu'il vivra heureux… Le prince rencontre Rusalka, qui lui annonce que son baiser pour lui sera fatal…
(Dmitri Tcherniakov)

Le troisième acte est celui du fond de la désespérance et de la résolution.
Où vais-je, où suis-je, qui suis-je, je ne sais plus, j'ai la tête perdue…[1]

Tcherniakov va utiliser pour mémoire le dessin animé (avec des titres intermédiaires qui orientent le spectateur) se concentrer encore plus sur le théâtre et les scènes successives qui confirment la solitude irrémédiable de Rusalka, qui revient dans son monde, mais qui en est exclue, même ses anciennes amies se détournent. Dans son monde et seule au monde, elle va consulter Ježibaba.

Asmik Grigorian (Rusalka), Anita Rachvelishvili (Ježibaba)

Il en résulte une succession de scènes particulièrement étudiées dans la structure des mouvements et la définition des personnages, avec une Rusalka qui est à la fois ce personnage fragile et sans défense qui court toute l’œuvre, mais en même temps obstiné, qui poursuit son rêve et son but. Il y a dans la fixité du personnage, qui est un des caractères du travail de Tcherniakov l’image d’une impossibilité plurielle : Rusalka est sans cesse empêchée par elle-même et son statut de jeune femme « différente » et par les autres, la cour, le Prince, la Princesse étrangère, mais aussi Vodnik, ce substitut paternel trop protecteur dans le récit raconté ici, et évidemment par Ježibaba, qui a tout prédit et détient les solutions.

Asmik Grigorian (Rusalka), Anita Rachvelishvili (Ježibaba)

La scène avec Ježibaba est d’une violence étonnante, avec les mouvements brutaux et définitifs d’une Anita Rachvelishvili totalement engagée, bête de scène sans empathie, féroce, qui détermine le destin de Rusalka, et Rusalka qui dans sa faiblesse et sa désespérance, réussit à dire non dans une scène « battle » entre deux forces qui finissent par se combattre.
Ježibaba lui donne un couteau pour tuer le Prince et ainsi récupérer son ancien statut et se libérer de sa malédiction, ce qui fait horreur à Rusalka, qui est encore amoureuse. En réalité, c’est là une redondance : le Prince est de toute manière condamné à mourir, on le sait depuis le premier acte. Le couteau c’est la mort sacrificielle, pour que le sang coule, purificateur, un relent de scènes mythologiques bien connues. Mais Rusalka ne veut pas de ce sacrifice-là.
Le Prince de son côté ne peut s’ôter Rusalka du cœur, il en est possédé, ensorcelé, depuis le baiser de la fin du deuxième acte, il l’aime jusqu’à en mourir, car à partir du moment où il a trompé la jeune femme, il s’est condamné. Le paradoxe c’est que tout baiser d’amour de Rusalka devient baiser de la mort… D’une certaine manière cette fin traditionnelle où Rusalka embrasse le Prince conscient et désireux de mort, par amour, rappelle un peu le schéma final de Fliegende Holländer, où le don suprême est celui sacrificiel de sa propre vie, sauf que c’est l’homme qui ici se sacrifie à la nymphe.

Adam Smith (Le Prince), Asmik Grigorian (Rusalka)

Dans la vision de Tcherniakov, l’échange entre Rusalka et le Prince est d’une extrême douceur et délicatesse, une de ces scènes où chaque geste et chaque mouvement, chaque respiration est acte d’amour, comme d’un amour enfin débarrassé de toute chaleur, de toute passion dévorante, mais d’une sorte de désir fusionnel définitif, où, à lire les paroles, tout remonte à la surface, la trahison, la passion « humaine », l’amour intense et définitif de Rusalka et l’amour sacrificiel et suicidaire du Prince saisi du désir d’embrasser la jeune fille qui est désir de mort.
Les paroles de Vodnik alors sonnent terribles :

« En vain il meurt dans tes bras, tous les sacrifices ont été vains, pauvre pâle Rusalka, hélas, trois fois hélas… » quand celles de Rusalka renvoient l’âme du Prince à la miséricorde divine, au nom de la « passion humaine » qu’il a éprouvée, mais aussi au nom de sa propre malédiction qui a scellé son destin de nymphe déchue du fond des eaux…

Dans le texte, la résolution c’est la mort du Prince, une mort d’amour, c’est la déchéance de Rusalka, voulue par amour, où rien cependant n’a été oublié de la chaine de causalité qui a conduit au constat de la déchéance.
Tcherniakov ne construit pas une mort d’amour : il construit un sacrifice. Le couteau dont Rusalka refusait d’user, Vodnik en use pour égorger presque rituellement un Prince offert, et pour emporter ensuite une Rusalka petit oiseau à protéger dans un ailleurs évidemment sans saveur, son ailleurs à lui…

Adam Smith (Le Prince) Gábor Bretz (Vodnik)

C’est indéniablement une scène sacrificielle. Mais dans cette violence, on ne peut s’empêcher d’y voir aussi un assassinat, de celui qui venge la jeune femme, tout en se vengeant également et en récupérant « son bien ». Le désastre va encore plus loin que dans le conte et la vision finale de la jeune nageuse dans la piscine, complètement désynchronisée, qui coule vers le fond, en est le signe définitif. Tcherniakov nous livre une histoire dont le caractère unique est une noirceur irrémédiable.

Rusalka est-il un conte à l’ineffable poésie  qui nous fait rêver ? Que ce soit dans sa version traditionnelle ou sa version revisitée, il s’agit d’une histoire éminemment cruelle, sur l’inadaptation, l’ignorance, l’impossibilité d’aimer quand la définition de l’amour n’est pas la même selon les êtres, et surtout l’impossibilité de sortir de sa condition. Je n’ai jamais compté Rusalka dans les contes qui font rêver, mais plutôt qui rendent amer, et qui déchirent. Un vrai conte cruel habillé de gouttes d’eau glacée.
Que Tcherniakov ainsi le transforme en une introspection, où les rêves de jeune fille naissent de cauchemars et retournent au cauchemar, est une vision aussi cruelle, qui pointe, comme je l’ai dit, un fer rouge sur un personnage victime de ses fragilités et du mépris des autres. C’est pourquoi Tcherniakov a tenu à transformer des personnages a priori inutiles comme le Garde-chasse ou le marmiton en personnages de l’entourage de Rusalka qui en renforcent l’isolement, ici ses parents, peu empathiques, indifférents et dont l’attitude distante explique qu’elle se soit laissé entrainer dans l’aventure de la natation et dans les mains baladeuses de Vodnik. Il y a là de la cohérence.

Comme il y a cohérence dans la manière dont les nymphes des eaux se détournent de leur sœur (vision traditionnelle) transformées ici en une équipe sportive dont un membre démissionne, signe de faiblesse et de trahison du groupe et donc digne de mépris dans les rapports d’émulation et de pouvoir qui peuvent transpirer dans certains clubs de sport. Tout cela est vu avec une rare finesse, une rare justesse, et en prise directe avec le monde contemporain.
Et cependant, Tcherniakov ne trahit rien de l’esprit de l’œuvre, des rapports entre les personnages, des rêves et des désillusions. Le contexte au contraire en augmente l’âpreté, et la musique pleine de couleurs, et de délicatesse qui illustre ce conte noir renforce l’ironie tragique d’une histoire qui se termine en impasse. La musique fait rêver, sans cesse, mais la tentative de rêve se heurte au monde, à sa cruauté sanglante et mortifère. Ce jeu du son et de l’image, image double du théâtre et du graphisme qui renforcent la relation au réel et à l’irréel, renforce notre perplexité devant un monde auquel souvent nous le croyons plus : vertigineux jeux de masques.

 

La distribution

Il fallait pour un travail théâtral aussi délicat et précis, réunir une distribution qui soit dans l’ensemble disponible pour ce type d’approche, une distribution « Tcherniakov-friendly » des voix adaptées, et même quelquefois surdimensionnées pour leur rôle. Ainsi d’Andrey Zhilikhovsky dans le modeste rôle du chasseur, ici compagnon du prince dans sa Ferrari, lui qui fut l’inoubliable Prince Andrej Bolkonski dans la gigantesque production (signée Tcherniakov) de Guerre et Paix à la Staatsoper de Munich, qui a collectionné les prix. Je le tiens pour l’un des barytons les plus sensibles et les plus doués de sa génération, et l’entendre ici dans ce petit rôle, avec sa voix ronde, son timbre chaleureux et sa diction toujours impeccable, même pour quelques répliques, montre avec quel soin la distribution a été composée.
Les trois nymphes, Julietta Aleksanyan, Iulia Maria Dan et Valentina Pluzhnikova affichent des voix fraiches, bien assorties, précises, qui savent colorer dans un ensemble qui doit faire de la couleur l’élément déterminant.

Alors que ce sont des rôles de complément et même quelquefois coupés, Tcherniakov fait du garde-chasse et du marmiton les parents un peu caricaturaux de Rusalka. Il en fait de parfaits rôles de caractères, avec des chanteurs loin d’être des chanteurs de second plan, Peter Hoare, dans le garde-chasse (le père) c’est un des plus grands ténors de caractère de la scène d’aujourd’hui, un Mime, un Hauptmann de Wozzeck, doué d’une intelligence du texte peu commune, d’une finesse d’interprétation rare, et d’une disponibilité très ouverte au travail de mise en scène, on reconnaît sa clarté d’émission, sa diction parfaite, c’est un vrai plaisir, d’autant que sa partenaire Maria Riccarda Wesseling, en marmiton (ici la mère), n’est pas en reste, voix puissante, bien projetée, elle aussi douée d’une grande clarté et particulièrement expressive, avec une présence scénique assez frappante : deux vrais personnages caricaturaux, deux grands artistes.
On retrouve avec un certain plaisir en Ježibaba Anita Rachvelishvili absente des scènes depuis quelque temps. On sait aussi ce qu’elle doit à Lissner qui la fit débuter dans Carmen à La Scala et Lissner a ses fidélités artistiques. En Ježibaba, on retrouve d’abord une voix avec des graves profonds des aigus à l’incroyable volume qui contribuent à caractériser le personnage et à lui donner ce profil impérieux face à une Rusalka fragile. Elle est incroyablement engagée dans le jeu scénique, avec une authentique et puissante présence, dans ses mouvements, ses gestes brusques qui s’allient au texte qu’elle chante. La voix a cependant des irrégularités, des cassures, qui ici évidemment servent parfaitement le personnage et l’interprétation mais qui résisteraient moins dans d’autres rôles notamment Italiens. Il reste que s’ouvrent pour elle des possibilités dans ce type de personnages où elle peut vite devenir une référence. Elle remporte un succès vraiment mérité.
J’ai toujours eu un peu de réserves envers Gábor Bretz, que j’ai toujours trouvé peu expressif malgré une voix puissante. Dans le rôle de Vodnik, il montre au contraire une véritable expressivité (signe du travail avec Tcherniakov), une présence vocale et scénique notables avec une puissance particulière et un côté quelquefois même déchirant. De plus, son timbre assez suave convient particulièrement au rôle et à la musique de Dvořák. Très bonne prestation qui mérite d’être soulignée.
C’est aussi le cas d’Ekaterina Gubanova, dont la palette expressive nous étonne toujours, et qui est toujours aussi à l’aise dans Kundry, Venus ou Brangäne qu’Eboli, Santuzza, ou Judith et Marguerite et évidemment dans des rôles du répertoire russe comme Marina de Boris Godunov. Elle est d’abord une interprète toujours activement engagée, particulièrement expressive et elle est ici impressionnante en Princesse étrangère séductrice et perverse, la voix est magnifiquement projetée et puissante donnant au personnage une présence et une intensité singulières.
Adam Smith, discutable en Pinkerton à Aix, est ici le Prince et le personnage de play-boy un peu superficiel lui va bien, il est lui aussi engagé dans le jeu, et en phase avec la mise en scène, qui en fait un enfant trop gâté. La voix est claire, la qualité du timbre réelle, mais l’émission reste très (trop) ouverte, avec ce défaut qui semble persister d’aller vers le forte en permanence en sacrifiant la nuance et les délicatesses, notamment au dernier acte. Le Prince est un rôle délicat et difficile qui réclame à la fois une voix forte et un vrai contrôle sur les mots, les nuances, les variations et les couleurs : ici cela reste un peu monocolore. Il faut pour ce rôle un ténor à la Tito qui pourra chanter ensuite Lohengrin voire Tristan comme Ben Heppner qui chanta merveilleusement et le Prince et Tito, et Tristan… En tous cas un ténor qui sache ciseler et raffiner… nous n’y sommes plus scéniquement que vocalement.

Asmik Grigorian (Rusalka)

Enfin il y a Asmik Grigorian, qui laisse littéralement pantois par l’incroyable variété de l’interprétation, par la présence scénique et le charisme intrinsèque qu’elle diffuse dès qu’elle est en scène. Alors que dans Macbeth en version Warlikowski elle apparaissait en grande dame, elle est comme dans Salome du même Tcherniakov, en version petit oiseau fragile, à la fois sans défense et tout de même obstinée, qui ne renonce pas à son destin, même s’il est d’être laminée. Et la voix suit, elle sait être faible, se faire volontairement dominer par l’orchestre, sembler noyée dans les effluves aquatiques, pour surgir ensuite en une symphonie de couleurs, d’ombres et de lumières dans sa chanson à lune (Mĕsíčku na nebi hlubokém), chef d’œuvre de pose de voix, de délicatesse, de subtilité, mais en même temps de contrôle de la projection et de volume. La voix est toujours conduite en fonction de la situation dramatique, avec des cris rauques ou des mélismes, et dans ce rôle elle reste impressionnante dans le deuxième acte où elle est muette, au regard mobile, particulièrement vivant et alerte, qui oblige en quelque sorte le regard du spectateur à se concentrer sur elle. Elle est une Rusalka déchirante, qui arrache le cœur et qui sans cesse comme dans les bonnes tragédies suscite la pitié : elle est une de ces rares artistes qui ne semble pas jouer, ni chanter mais être hic et nunc ce qu’elle joue et ce qu’elle chante. Un vrai miracle qui nous laisse la gorge serrée.

Le chœur du Teatro San Carlo, dirigé par Fabrizio Cassi, s’en sort avec les honneurs dans une œuvre où il n’a pas une présence marquée, mais on remarque les progrès accomplis depuis quelques années.

La direction musicale de Dan Ettinger cherche à refléter totalement la variété de cette musique, ses ascendances wagnériennes, et ses traditions locales, ses multiples couleurs et moirures, sa poésie, ses rythmes et sa respiration fluide. Il sait mettre en relief les aspects impressionnistes de la partition tout en veillant à une vigueur dramatique réelle : il sait ainsi être présent quand il faut et quand il faut aussi être discret, délicat, subtil voire aussi évanescent. Le premier acte est particulièrement réussi, en soignant le kaléidoscope coloré qu’est cette musique et le troisième montre une vraie délicatesse, avec une réserve dramatique et un peu spectaculaire marquée au deuxième acte :  c’est une direction qui rend pleinement justice à l’œuvre, à la tête d’un orchestre qui lui aussi a progressé, mais qui garde un certain nombre d’imprécisions notamment dans les cuivres, qu’on souhaiterait plus justes et plus précis.

 

Au total, cette ouverture de saison est un grand moment, de musique et de chant et de théâtre et c’est la dernière production inaugurale de Stéphane Lissner à la tête de cette institution. Sa réussite (le succès du public en cette dernière était réel), est le reflet de la qualité du travail accompli. Quand les planètes sont à ce point alignées sur une production où une distribution de très haut vol est dominée par l’une des trois grandes stars du chant aujourd’hui, avec un chef solide qui a su travailler en totale intelligence avec un metteur en scène de génie, c’est quand même le signe d’une maison qui respire et qui peut être fière d’elle-même

[1] Plaute, L’Aulularia (La Marmite)

La solitude
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Personnellement j étais très impressionné par l équipe technique du San Carlo.
    La mise en scène de Tcherniakov est une des plus difficiles au point de vue machinerie. Tout était d une fluidité exemplaire ce qui est très rare en Italie.
    Comme vous l avez mentionné l'accueil exceptionnel du public serait inconcevable à la Scala ou a l'opéra de Paris.
    Naples est une ville étonnante.

  2. En effet tout doit être millimétré pour que la magie de cette bande dessinée animée fonctionne et ça l'a été. Tcherniakov nous a encore embarqué dans son histoire. Et puis Asmik G. arrive (maintenant) à faire passer tellement d'émotion !
    Il est à remarquer qu'il y a sensiblement plus de jeunes dans le public qu'ailleurs en Europe. Naples étonnante et fascinante.
    On peut espérer, ça ne coûte rien, que la nouvelle direction ira dans le même sens que Lissner… ce qui serait un vrai miracle napolitain. On peut toujours mettre un cierge à Saint Maradona.

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