Göteborg possède un opéra qui trône dans le port, un peu comme à Oslo, et dont l’architecture rappelle celle d’un vaisseau, les rambardes des escaliers et balcons sont assimilables à un bastingage. Le foyer donne presque directement sur l’eau et s’offre au spectateur la vue un grand voilier à quai à une cinquantaine de mètres. Endroit particulièrement agréable et détendu comme souvent en Scandinavie. Le bâtiment a 25 ans cette année et a été construit au moment où en Scandinavie et ailleurs sont été construites (ou reconstruites) de nouvelles salles, comme à Helsinki, Gênes ou Paris
Göteborg est d’ailleurs une ville bien servie pour la musique classique avec un bel orchestre symphonique, le Göterborgs Symfoniker actuellement dirigé par Santtu-Matias Rouvali qui a succédé à Gustavo Dudamel, et deux principaux chefs invités, Christoph Eschenbach et Barbara Hannigan.
L’opéra a son propre orchestre (86 musiciens), et son directeur musical est depuis 2014 Henrik Schaefer, ex-Berliner Philharmoniker, ex-assistant de Claudio Abbado. Le Ring, qui se poursuit jusqu’en 2021 et se terminera avec Götterdämmerung, pour le 400ème anniversaire de la ville de Göteborg, est dirigé par le germano-américain Evan Rogister, devenu dans l’intervalle « principal conductor » du Washington National Opera et du Kennedy Center Opera House Orchestra.
Le Göteborg Operan est un théâtre « multifonctions », où l’on représente opéra, opérette et musical, mais qui est particulièrement célèbre pour son ballet, l’une des troupes les mieux considérées pour la danse contemporaine, la GöteborgsOperans Danskompani dirigée par Katrín Hall . L’opéra y a donc une place relative (environ six productions par an) selon un système de « stagione », mais avec une troupe locale (25 solistes) qui lui est attachée. Cela explique qu’il ne soit pas envisagé de représenter un Ring complet, mais chaque année un épisode car un Ring complet prendrait trop d'espace dans la programmation générale.
La production du Ring est signée Stephen Langridge, directeur artistique du théâtre jusqu’à juin 2019 (le nouveau directeur artistique est l’allemand Henning Ruhe, qui vient de la Bayerische Staatsoper de Munich où il était directeur de l’administration artistique, qui vient de prendre ses fonctions au 1er janvier 2020).
Ce qui frappe dans cette représentation de Die Walküre c’est le bon niveau d’ensemble (et notamment l’excellent niveau de l’orchestre), et une production qui sans être révolutionnaire, est très respectable. L’ensemble de déroule selon les mêmes principes que Rheingold, avec un décor installé sur une tournette et des éléments singuliers qui identifient les actes, le tout dans un espace clos immuable, comme pour concentrer le drame. Stephen Langridge propose une vision qui peut rappeler par certains aspects le travail d’Andreas Kriegenburg à Munich (en particulier le deuxième acte, avec son bureau de Wotan, chef de la petite entreprise Walhalla), entre lecture (un peu) contemporaine et visions classiques. On y retrouve un dépouillement assez traditionnel, l’œil n’est pas distrait par un décor trop envahissant, mais avec des idées quelquefois séduisantes.
L’Opéra de Göteborg est une maison depuis longtemps soucieuse de l’environnement, avec 0% d’empreinte carbone, et la visite des coulisses montre à la fois en de nombreux endroits l’affichage de la dépense énergétique, des ruches sur le toit, l’utilisation systématique des énergies renouvelables. Le fonctionnement du théâtre prend en compte depuis longtemps le développement durable, mais il s’agissait de montrer que la partie artistique pouvait elle aussi y prendre sa part. Ainsi les bois utilisés dans les décors proviennent de copeaux, réutilisés ou réutilisables, et seront immédiatement recyclés après usage, de même pour les costumes, où dont utilisés les fonds de costumes stockés,et où les perruques sont faites de vrais cheveux ou de poils animaux, jamais artificielles. Et cela détermine aussi des éléments de mise en scène, comme la lance de Wotan, qui n’est pas lance fabriquée ad hoc, mais branche, cette branche que Wotan détacha du frêne du monde dont il fit sa lance.
Autre élément bien plus gênant : la fumée finale du rocher de Brünnhilde est de la vapeur d’eau, et la machine qui la produit est fort bruyante, ce qui interfère de manière très difficilement supportable avec la musique en l’un des plus beaux moments de l’opéra (les adieux de Wotan). Il faut saluer l’effort mais espérer que les solutions qui seront trouvées par le futur allieront l’efficacité écologique et les exigences de la musique.
Sinon, la mise en scène de Stephen Langridge se tient de manière cohérente, traditionnelle mais très bien faite. L’idée du cycle implique fortement la réflexion sur le rapport à la nature. Rheingold se déroulait de manière intemporelle et montrait comment la nature était affectée directement par la lutte Wotan/Alberich, Die Walküre se déroule récemment, Siegfried se déroulera aujourd’hui et Götterdämmerung demain et posera la question de l’avenir de la nature, après la fin des Dieux. La parabole du Ring peut être adaptée à toute situation…
Comme il l’été souligné, le Ring se déroule dans un cadre unique, mais avec des structures différentes selon la trame, et Die Walküre, premier jour du Ring est à ce titre le moment où tout se noue.
Le lien avec ce qui précède est assuré par Erda, endormie dans un « cercueil » de verre, comme une belle au bois dormant, aux côtés de laquelle se déroulerait tout ce qui a été annoncé dans Rheingold, assuré également par le cadre qui enferme la trame dans une boite close (les céors et costumes sont signés Alison Chitty), et des éléments essentiels, cadres de porte qui évoquent différents espaces et par lequel les personnages passent obligatoirement, quelques meubles, et des éléments symboliques comme les silhouettes de héros morts (dont Siegmund); au moment de la chevauchée des Walkyries, trônent les portraits de héros de notre temps comme Nelson Mandela ou le Dalaï Lama, mais aussi des portraits d’anonymes (des travailleurs de l’opéra), soulignant ainsi que chacun est un héros là où il est. Deux éléments frappent néanmoins, d’une part l’affichage de deux mots FRYHET (liberté) et LAGEN (Loi) qui montrent l’opposition qui s’affirme dans Walküre entre le héros libre (Siegmund) et la puissance de la loi représentée par Fricka.
Autre élément, la vision initiale du frêne du monde, blessé, d’où Wotan a arraché une branche pour en faire sa lance (ici, pas de lance, mais la branche : ainsi l’arme de Wotan n’est plus menaçante, mais reste la blessure initiale (sanguinolente) infligée à l’arbre, donc à la nature. Le Ring trouve ses racines profondes dans cette blessure initiale infligée par le Dieu au monde.
naturel.
Une « forêt » de symboles donc illustre cette Walkyrie, entre lesquels les personnages se meuvent. C’est ainsi également que le duel est traité, l’un des « moments » de l’opéra sur lequel Chéreau jadis fit un travail définitif. Langridge travaille sur des gestes, sur la lisibilité plus que sur le pathos, en fait une ligne de force plus qu’un épisode sanglant, et c’est assez bien vu, parce que cela tranche avec l’habitude, laissant debout la silhouette dessinée de Siegmund « héroïsé » malgré lui.
C’est peut-être dans la direction d’acteurs et les idées sur les personnages que la mise en scène de Stephen Langridge est la plus convaincante. Avec un Wotan qui apparaît vite dépassé par les événements qu’il a lui-même déclenchés, ou cette Fricka « dame » en noir avec son sac à main, un profil à la fois suranné et fort, au caractère si trempé que Wotan apparaît peu convaincant dès son arrivée, voire vaincu dès l’entrée de son épouse.
Ce sont sans nul doute les personnages les mieux dessinés, parce que leur scène est centrale et signe l’échec définitif du plan du Dieu. Les autres personnages (Hunding, Siegmund, Sieglinde mais aussi Brünnhilde) sont plus conformes, même s’ils sont bien dirigés.
Un travail peut-être moins original que ce qu’il apparaissait être dans Rheingold, mais on sait que si Rheingold apparaît souvent novateur dans les mises en scène (voir Castorf, voir Kriegenburg, voir aussi Cassiers), Walküre apparaît souvent en retrait, et moins inventive (c’était frappant notamment chez Kriegenburg et Cassiers) devant passer pas des moments obligés (le duel, la chevauchée, le bûcher final…) plus narratifs. Il reste que les personnages sont bien dessinés et que le dessein d’ensemble apparaît clairement. C’est une production
Au niveau du chant les choses sont un peu plus contrastées, même si l’on doit saluer la performance d’un théâtre qui réussit à représenter une Walkyrie exclusivement avec des chanteurs locaux ou nationaux (L’américain Brenden Gunnell excepté), un signe évident de la santé du chant scandinave : il n’est que de compter les sopranos wagnériens de Flagstad à Nilsson, de Theorin à Stemme, qui viennent de Scandinavie.
L’ensemble nous est apparu plus équilibré du côté des rôles féminins que masculins. Les Walkyries forment un ensemble homogène, vaillant engagé et scéniquement (la scène de la chevauchée est d’ailleurs assez réussie).
Katarina Karnéus campe une Fricka décidée, virulente, imposant immédiatement une autorité sans partage sur son Wotan de mari : la scène est bien réglée, et la voix de Karnéus s’impose, avec son beau phrasé, ses accents, son expressivité incontestable et sa parfaite diction. Les mouvements sont réglés avec précision par Langridge, et le baiser final donné à Wotan est un baiser de victoire sans partage, et sans tendresse. Bien vu.
AnnLouice Lögdlund est une Brünnhilde habituée des scènes scandinaves dans ce rôle déjà interprété plusieurs fois. La chanteuse ne manque ni de vaillance ni d’élan, et elle prend soin de bien dessiner son personnage. La voix cependant manque un peu de largeur et n’arrive pas à convaincre totalement. Elle est une Brünnhilde crédible, mais la voix est un peu métallique, pauvre en graves, et les aigus ne sont pas toujours réussis (les Hojotoho initiaux par exemple) et l’expression manque d’intériorité (annonce de la mort). Disons que c’est une Brünnhilde respectable, mais peu émouvante.
Il en va tout autrement d’Elisabet Strid, d’un niveau vraiment international, rejoignant les très grandes Sieglinde actuelles. La voix est particulièrement lumineuse, l’engagement est total, l’expressivité maîtrisée, les aigus convaincants, le phrasé magnifique, et surtout le personnage est émouvant, engagé, le chant particulièrement ressenti et vibrant, sur tout le spectre. C’est une très grande Sieglinde, qui bouleverse dans Hehrstes Wunder…du troisième acte. On a vu Elisabet Strid sur bien des scènes, elle mérite une grande scène wagnérienne de référence pour sa Sieglinde.
Anders Lorentzson est Wotan, comme dans Rheingold. Autant il faut montrer dans Rheingold des qualités conversatives, autant dans Walküre il faut montrer la voix, avec des aigus redoutables et une puissance d’émission notable. Et dans Walküre, il n’arrive pas à s’imposer vocalement. Les qualités d’expression sont là, mais le timbre est opaque, manque de brillant, les aigus sont difficiles sinon problématiques. Certes, avec cette voix, il est déjà le Wotan vaincu d’avance voulu, notamment face à la Fricka de Karnéus, mais au troisième acte, il n’arrive pas à imposer son autorité vocale. Ce Wotan fatigué conviendra sans doute mieux au Wanderer de Siegfried.
Hunding est Mats Almgren, un Hunding à la voix plutôt jeune, qu’il a tendance à un peu gonfler, mais la prestation reste respectable sans être exceptionnelle.
L’américain Brenden Gunnell qui était Loge dans Rheingold, est ici Siegmund, avec une attention toute particulière au phrasé et à la diction. La voix est solide, sans être si large, mais les aigus sont incroyablement tenus (Wälse), et son Winterstürme…ne manque ni de poésie ni d’allure. C’est une prestation réussie qui sans doute prélude à une belle carrière. Le chant est attentif, soucieux des nuances, il reste peut-être à travailler un peu l’engagement scénique, mais il forme avec sa Sieglinde (Elisabet Strid) un bien beau couple, certainement les deux les plus convaincants de la distribution.
Le chef germano-américain Evan Rogister a été choisi pour diriger tout ce Ring, et sa direction est vraiment attentive aux couleurs de l’orchestre, et au phrasé wagnérien. C’est un orchestre particulièrement en forme, magnifiquement préparé, au son rond et compact, qu’il conduit, en offrant une lecture claire, des tempi larges (un peu lents quelquefois peut-être pour les chanteurs) et souples. Sans jamais exagérer le volume, Evan Rogister accompagne les chanteurs avec une grande attention. Sa direction montre un grand souci de rendu sonore, sans pathos excessif, mais toujours charnu, et totalement séduisant.
Voilà une production assez convaincante, et c’est tout à l’honneur de l’Opéra de Göteborg car un Ring n’est jamais entreprise facile. Musicalement particulièrement intéressante, et vocalement un peu plus contrastée, cette Walkyrie mérite l’attention sans être révolutionnaire, mais sans être non plus conventionnelle. Un bel équilibre qui finit par emporter l’adhésion.