L’ouverture du théâtre annoncée par un groupe de tambours devant l'entrée de La Fenice montre le côté exceptionnel du moment. Après des mois de fermeture, La Fenice rouvre dans une Venise encore relativement déserte, et un tourisme clairsemé. Elle ouvre avec un luxe de précautions : prise de température de chaque spectateur, obligation du masque jusqu’à ce que chacun soit assis à sa place. Durant l’entracte, aucun espace public accessible, pas de bar. Tout est fait pour que les distances soient respectées avec une discipline exemplaire de la part des spectateurs italiens.
On découvre dans la salle le dispositif dont on a beaucoup parlé dans la presse. Le parterre (la Platea) vidé de ses fauteuils, scène et salle réunies par un décor monumental de nef en construction et l’espace orchestral et l’espace de jeu dans la salle. Sur scène, au cœur de cette nef, une soixantaine de places espacées d'un mètre pour des spectateurs qui ont pour vision le décor sublime de la salle, l’une des plus belles d’Italie, tandis que les autres spectateurs ont pris place dans les loges. Cela ne manque pas de gueule…
Au programme, un opéra de Vivaldi. Pas celui originellement prévu dans la saison au Teatro Malibran (Farnace), mais Ottone in villa, le premier opéra du prêtre roux, dans une version plus grêle, sans chœur, et une mise en scène de Giovanni di Cicco, un chorégraphe, respectant les distanciations physiques.
Ce spectacle très spécial, point central d’une programmation d’été proposant divers concerts de musique de chambre et récitals jusqu’au 23 juillet inclus, doit donc aussi être apprécié en fonction de la situation d’ensemble et à l’aune de l’effort consenti. Il est clair que – tout comme d’autres spectacles programmés cet été– de telles conditions ne pourront se reproduire pour de longs mois, mais le retour à l’opéra dans une salle fermée est chose trop précieuse pour que Wanderer n’en rende pas compte.
Diego Fasolis était le chef prévu pour Farnace, production annulée. On le retrouve à la tête de la formation assez réduite et relativement distanciée qui va accompagner l’opéra, et au clavecin, tandis qu’un deuxième clavecin enrichit le continuo composé également d’un théorbe et d’un violoncelle. L’édition d’Eric Cross prévoit seulement cinq chanteurs et pas de chœur, et un petit orchestre, ce qui convient parfaitement aux conditions imposées par le protocole sanitaire.
La production a été confiée à Giovanni di Cicco, chorégraphe-metteur en scène, directeur de la compagnie DEOS Danse Ensemble Opera Studio, en résidence au Teatro Carlo Felice di Genova, le décor est de Massimo Chechetto, directeur de la production de La Fenice, et les costumes à Carlos Tieppo, responsable de l’atelier « costumes » de La Fenice. C’est donc une production largement « maison », ce qui peut se comprendre vu les circonstances et vu la rapidité qui a été nécessaire pour mettre en place la production.
La distanciation physique imposée aux chanteurs, est favorisée par leur nombre réduit, et le plateau assez vaste qui leur est offert, séparé en deux parties par un muret qui fait aussi office de tribune pour Ottone, les costumes sont « essentiels » un peu plus élaborés pour Cleonilla, pour le reste, des variations sur des costumes contemporains.
L’intrigue est mince, Ottone l’empereur est amoureux de Cleonilla, coquette qui sème son cœur à tout vent. N’oublions pas que la base en est la fameuse Messaline, qui épousa l’empereur Claude, remplacé ici par Ottone, l’un des empereurs éphémères de l’année des quatre empereurs (l’année 69). Cleonilla est ici un personnage fictif.
En fait Ottone est ici un empereur faible, naïf, protégé par son conseiller Decio (la seule voix masculine de la distribution), amoureux d’une Cleonilla intéressée au pouvoir
qui se joue de lui. Tout se joue autour du personnage de Caio Silio, beau jeune homme amoureux de Cleonilla, qui a trahi l’amour de Tullia, déguisée en homme sous les traits d’Ostilio pendant tout l’opéra, qui ne révèle qu’à la dernière scène sa véritable identité.
Le tout devrait se dérouler entre les bosquets et les sous-bois enchanteurs des jardins de la villa d’Ottone, comme le souligne le titre, qui en l’espèce n’est pas indifférent Il faut imaginer, les jeux de masques entre tous ces personnages, dissimulés derrière des plantes, sous des arbres, au bord de fraiches fontaines. Lieux idoines pour des jeux d’amour pastoraux.
Rien de tout cela ici puisque le décor est pratiquement le plateau nu, laissant les personnages avec leur amour, leurs regrets, leurs trahisons et surtout leur solitude, accentuée d’autant que tout le monde se cherche et personne ne se touche. Bien plus, les chanteurs situés entre les spectateurs des loges et ceux qui sont installés sur la scène doivent chanter tantôt vers la salle et tantôt vers la scène, et les mouvements essaient habilement de dissimuler cette nécessité.
On se voit sans se voir, on se cache à vue, on tourne autour de l’autre en des mouvements quelquefois chorégraphiés et élégants, mais d’un jeu qui serait à la limite bouffe tant cet Ottone est naïf et tant cette Cleonilla duplice avec une Tullia déguisée en homme, travesti d’autant plus aisé que les voix sont pratiquement toutes féminines, en tous cas les deux couples d’amoureux. La seule voix masculine (Decio le conseiller) restant extérieure et observatrice de ce jeu presque marivaudien.
Surce plateau nu avec pour seul décor la salle sublime de la Fenice, sorte d’écrin enchanteur d’une intrigue un peu mince, l’œuvre en devient presque plus aride, et quelquefois frise l’ennui. L’alternance systématique récitatifs-airs, pesant un peu sur une théâtralité qui gagnerait à un décor un peu rêvé. Le rêve est en nous…
Si le deuxième acte est dramaturgiquement à tiroirs, le troisième est un long récitatif qui se termine brutalement sur l’ensemble de tous les protagonistes chantant le bonheur retrouvé. On ne s’interrogera pas trop sur cette reconstitution de couples qui visiblement ne sont pas tout à fait prêts à être ensemble (on pense à Cosi fan tutte au final si ambigu), mais on n’en est pas encore à explorer trop profond les méandres de la psychologie amoureuse.
Triomphateur de la soirée, l’orchestre du Teatro La Fenice dirigé avec précision, sens des rythmes et tension par Diego Fasolis, très à l’aise au clavecin et au pupitre de l’orchestre, une formation très réduite avec un continuo relativement important (2 clavecins, théorbe, violoncelle), le son est clair dans ce théâtre débarrassé de ses fauteuils et au parquet de bois bien réverbérant et permettant une belle lisibilité de la partition. Il y a du rythme, de la couleur, quelquefois une légère ironie, et tout cela se déchiffre à l’aune de la clarté de la direction et de la qualité des solistes de l'orchestre (magnifique violon solo de Roberto Baraldi pour la belle cadence du troisième acte, l'un des moments musicaux importants du spectacle).
La distribution réunie est homogène, même si les deux chanteuses peut-être les plus connues, Sonia Prina (Ottone) et Giulia Semenzato (Cleonilla) n’ont pas montré l’étendue de leurs qualités habituelles. Sonia Prina aux prises avec Ottone, est plutôt convaincante dans les récitatifs, particulièrement bien articulés et scandés, avec ce côté un peu vain d’un pouvoir délaissé au profit de l’amour (et d’ailleurs, son conseiller Decio prédit une triste fin à un tel empereur au règne si court), mais les airs sont souvent problématiques, notamment les agilités, à la limite de la justesse et quelquefois savonnées. Le mezzosoprano n’est pas très à l’aise stylistiquement, et peut-être d’ailleurs un peu indisposé.
Giulia Semenzato a une voix bien posée, une attitude fière et méprisante comme il se doit, mais ce qui lui manque c’est un peu de couleur dans l’expression vocale. L’émission reste monocorde, le chant techniquement dominé manque de variété et l’interprétation vocale reste assez plate, même si c’est honorable globalement.
Seule voix masculine, Valentino Buzza (Decio) est un ténor au joli timbre velouté, doué d’une diction impeccable, et qui s’efforce de colorer ses airs et ses interventions. Belle prestation justement saluée par le public.
C’est du vrai/faux couple Ciao Silio (Lucia Cirillo) et Tullia/Ostilio (Michela Antenucci) que viennent peut-être les moments les plus émouvants et quelquefois même les plus intenses.
Lucia Cirillo remporte la palme à l’applaudimètre pour ses airs toujours très maîtrisés, une intériorité assez marquée et de jolis moments, la voix porte, elle est claire et expressive et animée d’une vie intérieure.
Michela Antenucci est pour moi la plus séduisante, avec une fraîcheur, un naturel, et un engagement vocal marqués, elle est expressive, techniquement sans failles, la voix porte et même s’impose, le personnage s'impose. Une jolie découverte.
Au total une soirée revêtue des atours de la rareté et des couleurs de la reprise. Il faut saluer l’effort de La Fenice de produire un spectacle d’une grande dignité, pour un public assez nombreux, mais plus réduit que de coutume, et qui montre que l’imagination permet de maintenir l’espérance. Cette nef en construction, symbole de renouveau dans un théâtre dont le nom lui-même évoque la renaissance, invite à respirer le futur, en essayant d'en relativiser les incertitudes : Vivaldi a résonné dans sa ville, et a porté le bonheur d’entendre enfin de l’opéra vivant. Comme en quelques mois notre regard sur les choses artistiques a changé…