Depuis 1995, Toulouse possède une institution supplémentaire qui ajoute à son attrait pour les amateurs d’art : la Fondation Bemberg, qui doit son nom au collectionneur Georges Bemberg (1916–2011), issu d’une famille d’industriels originaire de Cologne. Né en Argentine mais ayant passé presque toute sa vie en France, Georges Bemberg avait accumulé plusieurs centaines de peintures, représentatives des écoles italiennes, allemandes et françaises, du XVIe au XXe siècle, sans oublier toute une gamme d’objets d’art, sculptures, livres, meubles… La ville de Toulouse eut la bonne idée de mettre à sa disposition le superbe Hôtel d’Assezat, édifice de la Renaissance modernisé au milieu du XVIIIe siècle et ensuite consacré à l’accueil des sociétés savantes locales. La signature d’un bail emphytéotique permet depuis un quart de siècle d’admirer cette collection à travers une suite de period rooms et un ensemble de salles, au premier et deuxième étage du bâtiment.
Oui, mais il en va de la Fondation Bemberg comme de tous les musées aujourd’hui : pour attirer le public, la plus belle des collections permanentes ne suffit plus, et il faut sans cesse éveiller à nouveau l’intérêt en proposant des expositions temporaires. Depuis quelques années, la Fondation a donc rejoint la cohorte des institutions qui usent de ce biais, mais de façon tout à fait modérée. Loin de toute frénésie, le rythme choisi est annuel (depuis 2015, l’exposition actuelle n’est que la sixième), avec une présentation coïncidant en général avec les trois mois d’été. Cette fois, pandémie oblige, les dates ont été légèrement aménagées, et au lieu de commencer fin avril pour se terminer fin août, l’exposition court de fin juin au 1er novembre. Elle occupe la quasi-totalité du deuxième étage, où sont d’habitude accrochées les œuvres des XIXe et XXe siècles, dont une bonne partie a trouvé provisoirement refuge dans les salles voûtées du sous-sol.
Après avoir d’abord programmé des expositions dans le prolongement de ses collections d’objets d’art (faïence et orfèvrerie de la Renaissance), la Fondation Bemberg a décidé d’ouvrir ses portes à d’autres collections aussi prestigieuses que privées : en 2017, on pouvait y contempler une sélection des plus beaux dessins réunis par Louis-Antoine Prat (actuellement visibles à Paris, au Petit-Palais) ; en 2018, le Musée des Arts Décoratifs prêtait la collection de crânes – naturels ou artificiels – de la baronne Henri de Rothschild ; et en 2019 était venu le tour des toiles françaises et italiennes d’Héléna et Guy Motais de Narbonne, œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles.
Cette fois, c’est l’époque moderne qui est à l’honneur, à travers une centaine d’œuvres conçues entre 1917 et 1978, provenant d’une autre collection particulière, qui ont déjà été montrées en divers lieux avant de faire escale à Toulouse. Ces peintures, sculptures, gravures, céramiques… ont en commun d’avoir été acquises par Anne Gruner-Schlumberger (1905–1993), fille de Conrad Schlumberger, cofondateur avec son frère de la Société Prospection Electrique, devenue une multinationale sous leur patronyme ; c’est en épousant en secondes noces le neurologue Jean Gruner qu’elle a pris le nom de Gruner-Schlumberger. Entre 1960 et 1980, elle aménagea le domaine des Treilles, dans le Var : sur 300 hectares, elle fit construire une douzaine de maisons destinées à accueillir créateurs et chercheurs, entre lesquelles furent éparpillées diverses sculptures. La Fondation date, elle, de 1986, et elle est présidée depuis 2004 par Maryvonne de Saint-Pulgent. Comme Anne Gruner-Schlumberger avait rassemblé quelque trois mille œuvres, la présidente de la fondation a souhaité que les meilleures pièces puissent être découvertes par le public. Dès 2005, le musée Cantini, à Marseille, ouvrit le bal, pour une itinérance d’une dizaine d’étapes, dont plusieurs hors de France (Milan et Bruxelles en 2007, Münster en 2013). Cette exposition, à géométrie variable, se dilate ou se contracte selon les lieux qui l’abritent. La version toulousaine propose ainsi une version un peu réduite, avec 99 œuvres contre 123 à Nîmes en 2011, par exemple.
Qu’on se rassure cependant, même sous cette forme, l’exposition vaut le détour, car Anne Gruner-Schlumberger avait l’œil et, au fil des décennies, au gré de ses rencontres avec divers artistes, elle avait su s’entourer de créations tout à fait représentatives, sinon de tous les courants esthétiques de la modernité, du moins d’un fort bel ensemble autour du surréalisme et de quelques excellentes pièces d’artistes appartenant à de tout autres courants.
Dès 1918, Anne Schlumberger alors adolescente était fascinée par Henri Laurens, avant tout sculpteur cubiste, dont plusieurs bronzes et hauts-reliefs en grès ornent la Fondation des Treilles, mais présent dans l’exposition à travers deux magnifiques collages, très proches de Picasso, conçus dans les dernières années de la Première Guerre mondiale, et plusieurs dessins ou aquarelles des années 1940 et 1950. Fernand Léger est lui aussi bien défendu par une Composition mécanique, belle gouache de 1918 tout à fait emblématique de son premier style ; figurent également, dans un « Salon des dessins », quelques-unes des treize estampes réalisées en 1959 par Daniel Jacomet et réunies sous le titre Contrastes, d’après des œuvres sur papier de Léger. Attention, un certain flou dans le libellé du cartel pourrait donner à certains visiteurs l’impression qu’il s’agit de dessins originaux ; la remarque vaut aussi pour les lithographies d’après Picasso réunis dans la même salle, issues d’une autre suite conçue par Daniel Jacomet, inventeur du procédé de phototypie portant son nom. De Picasso, l’exposition donne à voir des céramiques (dont une de ses interprétations du Déjeuner sur l’herbe de Manet) et plusieurs faïences réalisées à Vallauris dans les années 1950.
Néanmoins, le morceau de résistance est incontestablement constitué par les deux grands ensembles d’œuvres de maîtres du surréalisme : dix-huit Max Ernst et dix-sept Victor Brauner. Toute la carrière d’Ernst est ici évoquée, depuis ses magistrales Forêts des années 1920 jusqu’à un collage de la fin des années 1960. Beaucoup d’huiles sur toile, parfois d’assez grand format, comme Pour les amis d’Alice inspiré par Lewis Carroll, mais aussi quelques dessins de la meilleure veine, et une sculpture, Oiseau-Tête de 1934–35, qui n’est pas sans rappeler le fameux Loplop, volatile qui servait d’alter ego au peintre. La salle Max Ernst rapproche judicieusement ses créations de celles de Jean/Hans Arp, et les grandes photographies du Domaine des Treilles, que la scénographie signée Constance Guisset utilise comme cloisons subdivisant l’espace, permettent notamment d’imaginer l’effet produit in loco par Le Capricorne, monumentale sculpture associant deux personnages plus grand que nature.
Moins (re)connu que Max Ernst, Victor Brauner fera cet automne l’objet d’une exposition monographique au Musée d’art moderne de la ville de Paris, bénéficiaire d’une partie de la donation consentie à l’Etat par sa veuve en 1966. Né en Roumanie en 1903, ayant grandi à Hambourg et Vienne, Brauner s’engagea dès 1921 dans le dadaïsme aux côtés de son compatriote Tzara, et fut adoubé par André Breton lors de sa première exposition parisienne en 1934. Une véritable amitié liait l’artiste à Anne Gruner, ainsi qu’à sa sœur Dominique de Ménil née Schlumberger, également collectionneuse. Il y a dans la peinture de Brauner une composante qui renvoie à ces arts premiers dont il est ici rapproché (masques du Zaïre ou de Côte d’Ivoire), mais dont l’aspect totémique peut également faire penser aux fresques aztèques, par le côté à la fois naïf et hiératique des personnages qu’il peint en couleurs franches cernées par des contours très nets. En bon surréaliste, il donne à ses toiles des titres qui laissent souvent songeur. On remarque aussi le jeu sur le relief, avec ces peintures à la cire sur carton où les formes sont comme gravées.
Egalement dans la mouvance surréaliste se situe le Chilien Roberto Matta, dont deux très grands formats ouvrent l’exposition. Inclassables s’avèrent en revanche les deux toiles très terriennes de Jean Dubuffet, la dizaine de formes métalliques inventées par le sculpteur grec Takis, ou le troupeau de sièges-moutons imaginés par François-Xavier et Claude Lalanne, dont Paris n’a pas hésité à démolir le Jardin des Eléphants lors de la restructuration des Halles.
Il y a d’autres artistes encore, et non des moindres (Giacometti, Klee, Fautrier…) dans cette exposition qui, il faut le souhaiter, connaîtra sans doute d’autres incarnations dans les années à venir.