Fidelio

Direction musicale : Marko Letonja
Mise en scène : Cyril Teste (reprise par Céline Gaudier)

Décors : Valérie Grall
Costumes : Marie La Rocca
Dramaturgie : Leila Adham
Lumières : Julien Boizard
Conception vidéo : Nicolas Dorémus, Mehdi Toutain-Lopez
Cadreur opérateur : Nicolas Doremus
Conception son : Thibault Lamy

Don Fernando : Birger Radde
Don Pizarro : Thomas Ghazeli
Florestan : Gregory Kunde
Leonore : Angélique Boudeville
Rocco : Albert Dohmen
Marzelline : Jeanne Gérard
Jaquino : Valentin Thill

Chœur de l’Opéra de Nice
Orchestre Philharmonique de Nice

Nice, Opéra le 22 février 2023 à 15h

Cette reprise à l'Opéra de Nice du Fidelio de Cyril Teste (assisté par Céline Gaudier) donné à l'automne 2022 à l'Opéra-Comique (( https://www.arte.tv/fr/videos/103999–000‑A/fidelio-de-beethoven-a-l-opera-comique/ )) doit sa réussite à une mise en scène dont la modernité et la cohérence emprunte explicitement aux codes des films noirs et des séries à succès, sans pour autant banaliser le message humaniste du livret de Jean-Nicolas Bouilly (traduit par Joseph Ferdinand Sonnleithner). À l'exception du Rocco d'Albert Dohmen déjà présent lors des représentations parisiennes, le cast niçois est renouvelé de fond en comble, bénéficiant de l'interprétation superlative de Gregory Kunde qui succède dans l'excellence à Michael Spyres et surtout la direction de Marko Letonja, nettement supérieure à celle de Raphaël Pichon à la salle Favart.

Gregory Kunde (Florestan), Angélique Boudeville (Leonore)

L'unique opéra de Beethoven est l'objet d'une admiration souvent prudente de la part du public comme des musicologues. Généralement limitée par un livret qui présente des personnages au profil psychologique uniforme, tels des réceptacles idéologiques. Il en résulte une dramaturgie dont le message universel confine à la naïveté sans une scénographie capable de créer pour le spectateur de 2023 une actualité et une résonance. Inspiré par la Léonore ou l'Amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly (surnommé "le poète lacrymal" par ses contemporains), Fidelio fait partie de la longue liste des pièces et opéras romantiques qui reprennent le thème du protagoniste libérant son amant injustement incarcéré. La mode est lancée durant la révolution avec les Amours du chevalier de Faublas, une bluette signée Jean-Baptiste Louvet et dont Luigi Cherubini tirera la comédie héroïque Lodoïska – immense et fracassant succès qui poussera Beethoven à composer son opéra et dont l'écho se lit jusqu'au Rosenkavalier de Strauss-Hofmannsthal.

Traduit en allemand par Joseph Ferdinand Sonnleithner, le livret de Jean-Nicolas Bouilly pèche par la minceur de son ressort dramatique et l'aspect très conventionnel des situations et des enjeux. Le rôle-titre est confié à une héroïne qui trouve dans le travestissement l'improbable manigance destinée à libérer son mari prisonnier dans les geôles d'un tyran qui a juré sa perte. Et tout autour, un petit aréopage d'improbables personnages très manichéens dont la fille du geôlier qui tombe amoureuse d'elle (lui)… Une happy-end verra l'arrivée du ministre du roi faisant irruption au moment où le cruel Don Pizarro allait poignarder sa victime sans défense. Fidelio est construit sur le principe du Singspiel, exigeant des interprètes capables d'alterner des parties parlées avec des airs très brefs et exposés, dont le redoutable Abscheulicher ! de Leonore et le personnage de Florestan – absent durant tout le premier acte et qui doit, à froid, atteindre et tenir un Sol (Gott !), sommet du registre et de l'expression.

La mise en scène joue avec brio et efficacité sur une gamme empruntant explicitement aux codes des films noirs et des séries à succès déplaçant l'action dans l'univers des prisons de haute sécurité aux USA. Des murs d'écrans de surveillance donnent soulignent l'omniprésence et omnipuissance de la vidéo comme moyen de répression et d'oppression – triste symbole d'un univers carcéral où la technologie banalise le principe du panopticon décrit par Michel Foucaud dans "Surveiller et punir". Proliférant sans distinguer espace public et privé, les caméras fixes filment en continu la vie des détenus. Une équipe mobile de cadreurs-opérateurs (Mehdi Toutain-Lopez et Nicolas Doremus) captent en temps réel l'action en train de se dérouler. Sans être très innovant, le procédé n'a pas ici la force ni le rôle qu'il peut avoir dans une scénographie de Frank Castorf ou Calixto Bieito. Par le choix des cadrages, des gros plans et des travelings, les images vidéos qu'utilise Cyril Teste font clairement référence à un univers strictement cinématographique, comme si le ruban d'images flottait en parallèle de l'action à proprement parler. Peu dérangeant au demeurant, ce suivi en temps réel permet de "regarder la musique" sur un écran venant souvent s'interposer entre le spectateur et des scènes qui sont cachées à son regard. En l'obligeant à suivre l'action sur l'écran, la scénographie contraint le regard à cet angle de vue indirecte, ce qui parfois limite l'impact des effets de mise en scène comme la scène de l'exécution, soudain sous-dimensionnée car montrée sans cadrage caméra.

Gregory Kunde (Florestan), Angélique Boudeville (Leonore)

Dès l'ouverture, on suit en gros plan l'incarcération et le tabassage en règle de Florestan, avec un montage montrant Leonore en plan serré coupant ses cheveux et se glissant dans l'uniforme d'un moderne maton – costume vaguement inspiré des uniformes des policiers américains avec badge à l'épaule, casquette, rangers et oreillette. Une spectaculaire sonorisation signée Thibault Lamy donne au spectateur le sentiment d'une immersion totale dans les dialogues parlés avec l'écho réverbéré d'une ambiance de salle de sport et de couloirs où les conversations résonnent le long des murs. L'univers carcéral est parfaitement rendu par le décor de Valérie Grall, avec l'incontournable panier de basket et les grilles métalliques qui séparent les cellules de l'espace central ; le tout éclairé par Julien Boizard de néons très crus, mélange de laideur froide et de nudité agressive des contrastes.

 

Les tenues rouges des prisonniers sont, avec les vêtements du chœur et des enfants les seules touches de couleur qui parcourent cet univers bicolore noir et blanc. La référence aux tenues des condamnés à mort est augmentée sans doute de façon excessive, par l'idée de soumettre Florestan à une injection létale – scène scabreuse montrée frontalement avec une brutalité proche d'un trivial improbable. La diffraction du visage de Leonore filmé en gros plan illustre le désespoir intérieur de Florestan au moment où il s'apprête à être exécuté – image immédiatement suivie par celui de Leonore s'emparant de la caméra mobile de l'opérateur pour filmer Pizarro comme elle braquerait sur lui un revolver menaçant. Simple et efficace, le symbole montre la puissance des images devenues une arme qu'on retourne contre l'agresseur. Plus convenue, l'ultime scène se contentera du message lénifiant de la pile d'uniformes que les geôliers abandonnent au sol en signe de réconciliation et de conversion démocratique.

 

Le plateau est dominé par la présence et l'autorité de Gregory Kunde, succédant de belle manière à Michael Spyres, autre ténor américain qui triomphait déjà dans les représentations parisiennes. Avec des moyens et une approche très différente de son collègue, il impose une caractérisation faite d'une forme de douceur et de renoncement, là où Spyres laissait percer un sentiment de rébellion contre l'injustice. L'héroïsme passe ici par un timbre qui ne se laisse pas dompter par la difficulté de l'exposition (Gott !) ou la nécessaire endurance de souffle et d'expression dans les ensembles. Angélique Boudeville campe une Leonore qui maîtrise parfaitement la diction allemande et l'urgence dans laquelle la mise en scène la propulse. La surface vocale reste limitée dans un Abscheulicher ! rendu trop sage par la concentration sur les aigus alors que sa présence dans les ensembles demeure appréciable. Albert Dohmen est un Rocco plus véhément que débonnaire, offrant dans les dialogues des reliefs qui rappellent ses glorieux Sachs et Wotan. La rudesse de la ligne projette sur les échanges avec la Marzelline de Jeanne Gérard une rusticité de caractère qui tranche avec le vibrato et les aigus éthérés de la jeune soprano. Valentin Thill soigne ses interventions en Jaquino, ce qu'oublie de faire Thomas Gazheli (Pizarro) dont le parlé correct tranche avec un chant incapable de tenir la ligne et la projection. Birger Radde est un honnête Fernando qui se tire admirablement d'un rôle sous-dimensionné.

La réussite de la soirée se trouve dans la fosse où Marko Letonja impose à l'Orchestre Philharmonique de l'Opéra de Nice une discipline et un engagement rarement entendu dans le passé. Négociant avec brio les chausse-trappes du Singspiel, il donne à cette version de deux heures sans entracte une tension et une urgence de tout premier plan, quitte à faire fusionner certaines parties dialoguées avec la partition musicale. La direction anime les ensembles d'un rythme et d'une palpitation intérieure (Mir ist so wunderbar) dont on mesure à chaque instant le travail de précision et d'équilibre – une belle leçon.

 

Gregory Kunde (Florestan)

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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