Je ne cesse de le répéter. Wagner résiste à tout. Une représentation de répertoire italien mal distribuée court à la catastrophe. La pire des représentations wagnériennes reste une sorte d’îlot de résistance parce qu’au bout du compte la musique surnage.
Et l’on entend souvent : « oui, les chanteurs étaient médiocres, le chef n’était pas vraiment intéressant, la mise en scène discutable, mais quelle sublime musique !»
La musique de Wagner a cette caractéristique de tenir fermement la barre dans la tempête. C’est la raison pour laquelle en général il n’y a pas grand risque à programmer Wagner y compris dans bien des maisons allemandes de format réduit.
Dans ce Parsifal genevois, bien des atouts ont été réunis pour faire de cette production un moment important de la saison.
D’abord L’Orchestre de la Suisse Romande est dirigé par son chef Jonathan Nott dont on connaît le goût pour la musique de Wagner, et dont on connaît la précision quand il s’agit de la diriger.
Ensuite Aviel Cahn a fait appel à Michael Thalheimer, un metteur en scène certes pas très connu sur nos rivages mais qui a une solide réputation en Allemagne, notamment dans le domaine du théâtre. Ce n’est pas du tout un nouveau venu et on lui doit aussi quelques productions d’opéra qui ont eu un bon accueil.
J’ai par exemple vu à Hambourg Les Troyens de Berlioz, une production qui ne manquait pas d'allure dans une certaine sobriété sanguinolente aussi, marque de fabrique de ce metteur en scène.
Le choix de Michael Thalheimer est une manière pour Aviel Cahn de proposer un nom peu connu et en même temps une des valeurs incontestables du théâtre allemand, ce choix a donc toute sa légitimité.
Enfin, la curiosité du mélomane pouvait être stimulée par une série de prises de rôles de l’essentiel de la distribution par des chanteurs dont certains sont très connus sur la scène internationale.
Et pourtant, même si l’ensemble est très loin de l’indignité, cela n’a pas toujours bien fonctionné.
Thalheimer est un metteur en scène de l’épure et de la sobriété, murs nus, vastes espaces vides, importance des éclairages et goût pour le signe symbolique.
La sobriété scénique et l’épure sont des concepts déjà labourés chez Wagner depuis les frères Wieland et Wolfgang Wagner, notamment autour de Parsifal .
L’abstraction a été au centre de nombreuses lectures wagnériennes des 70 dernières années et on a dans Parsifal vu des productions parfaitement minimalistes.
Mais on a vu aussi depuis une quinzaine d’années des visions beaucoup plus circonstanciées, qui ont complètement délaissé l’abstraction pour raconter une histoire beaucoup plus détaillée, beaucoup plus narrative et circonstanciée, ou faire de Parsifal le véhicule de messages humanistes face aux agitations du monde.
Ce n’est pas neuf non plus, les nazis en leur temps avaient déjà banni Parsifal pour son message trop « pacifiste », c’est dire que l’œuvre a une portée idéologique qui peut faire florès.
C’est le cas des deux dernières productions de Bayreuth, celle de Stefan Herheim qui racontait à travers Parsifal l’histoire de Bayreuth dans le siècle, celle de Uwe Eric Laufenberg qui inscrivait Parsifal dans un géopolitique des religions d’ailleurs encore d’actualité. Plus en arrière, toujours à Bayreuth, Christoph Schlingensief proposait une sorte de performance artistique intense, inspirée par Joseph Beuys, luxuriante, foisonnante qui a désarçonné le public.
Hors de Bayreuth, Dmitry Tcherniakov à Berlin avec sa communauté fermée et un peu sclérosée, et son Klingsor pédophile, et Kirill Serebrennikov à Vienne dans une prison dont Parsifal était le libérateur, inséraient l’œuvre dans un contexte très historié, sans parler de la production de Paris de Krzysztof Warlikowski, très marquée par l’Allemagne nazie, qui fut prématurément retirée du répertoire parisien, et remplacée il y a quelques années, par une inutilité signée Richard Jones ni sobre, ni abstraite, ni rien d’ailleurs.
Le choix de Michael Thalheimer est un peu à rebours des tendances d’aujourd’hui, par son retour à une vision dépouillée qui a priori ne manque pas de séductions.
Il part de ce qu’on pourrait appeler un concept cosmique qui serait le malheur structurel du monde. Ce malheur, il le symbolise par des personnages au physique détruit, rongés par le mal et couverts de sang. Le sang devenant la marque paradoxale d’une souffrance, et en même temps d’un effort de rédemption, puisque comme on sait la cérémonie du Graal est le partage du sang du Christ. Cette question du sang a été traitée aussi par d’autres mises en scène notamment à Bayreuth celle d’Uwe Eric Laufenberg et celle de Christoph Schlingensief, où pendant la cérémonie du Graal, les participants plongeaient leurs mains dans le sang menstruel en une sorte de cérémonie fortement inspirée par les cultes vaudou. Bref, le sang qu’on verse en abondance n’est pas nouveau dans Parsifal. Ici l’hémoglobine est bien concrète, un fil (rouge évidemment) du monde du Graal : il est ici l’éclaboussure mystique de la blessure d’Amfortas, qui rejaillit sur toute la communauté, prenant sa part du péché du roi, de son expiation, et pas simple spectatrice de ses souffrances qui attend passivement le dévoilement du Graal pour se refaire une santé.
Les décors de Henrik Ahr sont limités à de très hauts murs qui écrasent les personnages (murs extérieurs) et les enferment (murs intérieurs) avec des jeux de proportion assez réussis aidés par des éclairages qui travaillent avec précision les jeux d’ombres et de lumières (beaux éclairages de Stefan Bolliger)
Il y a deux espaces enchassés : un très large dont nous venons de parler et un plateau tournant au centre duquel les personnages principaux se meuvent, lui aussi plus ou moins limité par d’autres cloisons, comme une sorte de nef ecclésiale de béton sur le modèle de la Bruder ‑Klaus Feldkapelle illustrée dans le programme de salle de l’architecte Peter Zumthor à Merchenich (Nordrhein-Westfalen).
C’est aussi le décor du monde de Klingsor, copie en noir du monde du Graal pour les messes noires qui s’y officient.
Dans sa recherche de sobriété absolue, le metteur en scène évite tout ce qui pourrait être distraction esthétique comme la cérémonie du Graal, qui n’est plus du tout ce cortège ordonné de chevaliers qui vont se mettre en cercle autour d’un autel (Wieland Wagner), mais qui entrent presque furtivement, en désordre, les uns et les autres un peu éclopés et avec Amfortas en surplomb au centre d’un mur qui figurerait une croix .
La symbolique est forte, même si Amfortas christique, ce n’est pas là non plus une nouveauté.
Amfortas est en exposition dans sa douleur symbolique qui rejaillit évidemment sur l’ensemble des chevaliers, d’où le sang partout.
Du point de vue structurel, Thalheimer choisit pratiquement toujours d’isoler les personnages sur le plateau rectangulaire central, et de mettre le chœur sur les côtés. C’est encore plus clair dans la scène finale du troisième acte qui est en fait réduite au plateau central pendant que les chevaliers sont complètement rejetés latéralement, quasiment invisibles
Une autre manière de refuser de raconter l’histoire dans son déroulement, est aussi de refuser la progression entre le premier et le troisième acte.
Dès le premier acte, les chevaliers sont en mauvaise posture éclopés et blessés, avec un Gurnemanz emmêlé dans ses béquilles.
Thalheimer fait de ce Parsifal une tragédie grecque à quelques personnages, et de Parsifal un être surgi comme d’un néant (dès l’ouverture), sorte de Lohengrin bis (après tout c’est son père…) immaculé.
Ce point originel est essentiel pour comprendre la vision de Michael Thalheimer. Le Parsifal sans taches (immaculé) des origines est innocent (il est « nicht wissend », ne sachant pas) et peu à peu il va s’imprégner du savoir (un peu maculé de sang quand il arrive chez Klingsor, déjà moins innocent) et surtout au troisième acte il aura embrassé tout le malheur du monde, d’où l’insistance de Kundry sur Mitleid (Mit-Leid, souffrir avec dans sa démonstration au tableau final en lettres de sang) d’où aussi le masque de Joker, on le verra. Là encore, rien de bien neuf, mais une autre manière de montrer le parcours parabolique de Parsifal. Il ne peut partager la souffrance au premier acte, il faut qu’il connaisse le mal pour comprendre le monde. La connaissance est une des données de la chute.
Le rôle scénique du chœur est réduit dans chaque acte, y compris au deuxième dans la scène des filles-fleurs où sur le plateau ne restent les six filles fleurs, Parsifal et Kundry, tandis que le chœur féminin évolue (avec des gestes un peu ridicules et stéréotypés) dans une galerie au-dessus, comme s’il assistait à une messe noire dans une église déconsacrée, mais comme si la mise en scène accentuait les aspects un peu ridicules de ce moment.
Ainsi Thalheimer refuse que la trame soit narrative entre premier et troisième acte, sans vieillissement, sans vision du temps qui passe, laissant le récit aux personnages, et notamment à Gurnemanz, sans alimenter la vision il procède par tableaux presque démonstratifs et symboliques : souffrance, pitié (Mit-Leid ) et enfin rédemption-solution aidée par la démonstration didactique au tableau que Kundry écrit en lettres de sang. La ruine, l’épreuve, la solution.
Un triptyque, comme dans un retable.
Il y a – et c’est conforme à la qualification de l’œuvre quelque chose d’un drame sacré dans toute la représentation, car le plateau rectangulaire est une nef d’église contemporaine, on l’a vu plus haut , et en même temps immense blockhaus isolé du monde. Sans être absurde ni abscons, cela ne nous dit rien de plus qu’une bonne mise en scène traditionnelle.
Dans un théâtre aussi épuré, aussi essentiel (au sens propre, théâtre de l’essence), Thalheimer introduit des gestes symboliques qui prennent immédiatement plus de force, parce qu’isolés.
Gurnemanz arrive détruit et cassé, se tenant péniblement sur ses béquilles avec des contorsions singulières qui renforcent la performance du chant, tant elles sont nombreuses et un peu gênantes : lors de la Verwandlungsmusik, il tourne comme emporté par une sorte de vent cosmique dans un geste chorégraphique d’ailleurs réussi,- on pense aux derviches tourneurs- et il s’accroupit ensuite plaçant sa béquille de telle sorte qu’on a l’impression, à côté de Parsifal, de voir le cadavre d’un cygne avec sa flèche, une métaphore de la destruction du monde et du sens qu’on donne aux choses, une préfiguration de la fin : c’est très bien fait et exécuté (il faut en complimenter Tareq Nazmi), comme une succession de gestes qui soulignent l’idée d’un malheur physique et métaphysique, d’une épreuve permanente et partagée aux pieds de murs écrasants, intérieurs et extérieurs.
De l’autre côté, la blessure d’Amfortas ayant inondé de son sang les gens et les murs, perd sa fonction singulière, devenant blessure collective, ce qui donne du même coup à Parsifal un rôle encore plus affirmé au troisième acte.
Le deuxième acte est vu assez traditionnellement comme un espace copié sur le domaine du Graal, mais en version noire, Klingsor ayant des airs de Schwarz-Parsifal (ou Amfortas) au petit pied.
Dans ce contexte, la scène des filles-fleurs perd beaucoup de sa couleur érotisée, le chœur de femmes perché en galerie assiste au ballet de ces jeunes femmes au formes renforcées (costumes de Michaela Barth), qui des fesses un peu stéatopyges, qui des épaules rehaussées, un peu monstrueuses, dans des robes déstructurées très contemporaines : Thalheimer a refusé le mystère et la magie du jardin enchanté, laissant voir une sorte de ballet non dénué d’agressivité (et il y a ici une vraie osmose entre musique et scène, qui m’a laissé quelques doutes), ce parfum-là a perdu son odeur de fleurs… Kundry arrive pour séduire Parsifal en robe rouge, qui tranche sur l’ambiance générale, mais qui n’est pas inhabituelle symboliquement (la femme fatale aime le rouge), avec une technique de séduction peut-être plus maternelle que dans nos habitudes. Cette Kundry-là a quelques idées derrière la tête, notamment quand elle brandit le révolver contre Parsifal puis en fait une sorte de sex-toy dont elle caresse le corps du jeune homme (le fameux je t’aime je te tue) en un jeu assez traditionnel de la séduction aux limites du gouffre, avec des positions ambiguës (les bras en croix quand Parsifal prononce Erlöser). Très belle idée en revanche au moment du baiser que le jeu lumineux qui couvre Parsifal d’une ombre noire, comme si par le baiser il touchait à la face sombre du monde…
Ce Parsifal du deuxième acte n'est d’ailleurs plus tout à fait immaculé, le sang l’a aussi éclaboussé : Thalheimer signifie de manière très janséniste qu’être au monde, c’est déjà être sur le chemin de la culpabilité, et dans le mal.
C’est Kundry qui tue Klingsor avec le fameux revolver qui sert un peu à tout, et sans doute l’idée vient-elle de la production viennoise de Serebrennikov qui achevait l’acte de la même manière, mais ce n’est pas la seule : dans cette mise aen scène aussi, Kundry fume au premier acte durant le récit de Gurnemanz en un signe de méditation moderne, ou d’indifférence de celle qui sait, emprunté à la figure très particulière de la Kundry du metteur en scène russe.
Sans être jamais hors de propos, la mise en scène continue de ne jamais surprendre et semble de se contenter avec son style, de consacrer un certain nombre d’idées reçues et de choses vues.
Le troisième acte est peut-être scéniquement le plus pauvre des trois, et conceptuellement le plus surprenant, car Thalheimer a choisi d’être encore plus épuré, plus symbolique, plus cryptique mais cassant singulièrement l’émotion que l’œuvre diffuse. Ce qu’on voit en effet n’est à aucun moment un enchantement .
C’est sur le plateau central un ballet à quatre personnages (dans la deuxième scène, le chœur est totalement rejeté sur les côtés derrière un jeu de projecteurs (les « Svoboda », du nom du grand décorateur tchèque maître de l’épure géométrique qui aurait pu signer ces décors…) et il ne se passe pas grand-chose, sinon les efforts de Kundry (vêtue d'un simple imperméable,
presque désormais anonyme) dont le dienen se limite à écrire sur le mur du fond de scène Durch Mitleid wissend, der reine Tor puis le nom Parsifal comme si elle illustrait le retour du héros, en expliquant ce qui est le tenant et l’aboutissant de l’œuvre.
Cet aspect démonstratif, didactique, de l’institutrice qui écrit au tableau l’essentiel ou la militante qui badigeonne les murs (on choisira selon ses fantasmes) est un acte. Il pose ce qu’on va découvrir du nouveau Parsifal, qui est nommé (tragédie nominaliste aurait dit Roland Barthes) parce que donner le nom (un nom que le royaume du Graal a ignoré jusqu’ici) c’est faire exister, et seule Kundry le connaissait (c’est même elle qui le nomme…): la pécheresse suprême est détentrice du savoir total. Et ainsi au troisième acte, c’est Kundry qui révèle Parsifal par son nom et lui donne une existence face aux autres.
En proposant un Parsifal grimé en Joker, à la fois clown et « fou », mais aussi figure du mal (dans Batman) Thalheimer montre que le « fol » a acquis une identité qu’on vient de voir révélée par Kundry. Le fol revient, mais il a appris, il a éprouvé le mal dans sa chair, mais il l’a embrassé aussi et il porte donc lui aussi une béquille. Avec son rictus, il montre qu’il a connu la malédiction du rire, ce rire sardonique qui caractérisait aussi Kundry. C’est parce qu’il porte sur son visage la trace de l’absolu du mal qu’il peut enfin, de retour dans le royaume du Graal, se démaquiller, perdre sa singularité un peu inquiétante et exister dans un univers qui a peut-être trouvé sa rédemption ( ?) : Amfortas est en fond de scène aux côtés de Kundry et Parsifal est le personnage central, mais pour quel avenir ? La mise en scène reste très ambiguë à ce sujet.
La résolution garde quelque chose de dubitatif, de mystérieux. Un Parsifal en suspens, en quelque sorte. Et pas vraiment ouvert. Ce Parsifal ne libère rien, il constate que le partage du malheur du monde est seul gage d’humanité. Il y a plus joyeux…
Ce travail très respectable en soi n’emporte pas ma conviction, car entre des idées vues ailleurs et d’autres qui semblent sans issues véritables, on reste un peu sur sa faim, sans percevoir jamais d’émotion, dans un spectacle qui reste assez glacial dans sa vision, où l’homme du début à la fin est écrasé et où le sauveur attendu n’a pas l’air si vaillant pour sauver un monde fait d’aveugles et de paralytiques.
Michael Thalheimer propose un jeu très symbolique et très hiératique, tout en introduisant des aspects très concrets voire anecdotiques (le revolver), comme s’il hésitait entre deux pôles ou comme s’il laissait le spectateur prendre sa part de regard, sa part de déduction, dans une démarche didactique assez brechtienne au demeurant, et laissant un singulier espace aux images psychanalytiques (le sang, la mère…) et aux lectures personnelles.
Entre Brecht, Freud et Batman, ce Parsifal laisse un peu conceptuellement sur le carreau, sinon sur le béton.
Gesamtkunstwerk ?
La direction musicale nous aide-t-elle à rentrer dans cet univers et offre-t-elle des clefs de lecture qui accompagneraient ou enrichiraient la vision ?
La direction de Jonathan Nott est très précise et particulièrement nuancée, notamment durant le premier acte, à mon avis le plus réussi, la partition est lue avec clarté, rendue sans accrocs et avec une certaine grandeur par l’Orchestre de la Suisse Romande, notamment les cordes, très bien menées, chaleureuses et souples avec les bois et les cuivres incontestablement au rendez-vous. On entend le travail approfondi qui a dû être mené.
La prestation de l’Orchestre de la Suisse Romande est ainsi pleinement convaincante, parmi les grandes réussites de cet orchestre dans cette fosse.
Mais au long de l’œuvre, on ne va jamais au-delà d’une exécution de très bon niveau, très « carrée » qui respecte scrupuleusement le texte, qui donne à la partition sa grandeur mais sans jamais, comme on dit, percer le plafond de verre de l’adhésion. On reste un peu à distance, et le reste de chaleur n’est jamais vraiment prêt à s’exhaler.
C’est ainsi que la musique soutient certes les chanteurs, mais sans vraie dynamique, sans donner à cette exécution une ‑âme qui servirait le projet commun, la Gesamtkunstwerk, sauf au deuxième acte où il y a un parti pris clair notamment dans la scène des filles-fleurs, de rompre les charmes et donner une couleur plus agressive et acide que dans la plupart des interprétations habituelles. Des filles-fleurs plus bulbes que fleurs (vu les costumes) et un peu plus walkyries que fleurs (vu le côté incisif des voix) pour une chevauchée d’un autre ordre… Je ne suis décidément pas convaincu, même si l’agressivité relative du groupe des filles-(bulbes)fleurs prépare en compensation l’intervention de Kundry, toute de sensualité maternelle, le charme velouté de l’inceste…
Quand Wieland ou Wolfgang Wagner mettaient en scène Parsifal, il y avait le plus souvent en fosse Hans Knappertsbusch, dont la lenteur majestueuse donnait au cérémoniel parsifalien une couleur particulière qui créait en soi une fusion, une sorte de mysticisme qui emportait le spectateur.
Entre Wieland Wagner et Pierre Boulez, qui dirigeait à l’opposé de Knappertsbusch, il y avait une autre dynamique, bizarrement aérienne et terrienne, mais les deux visions s’interpénétraient également (c’est toute la plasticité de cette œuvre incroyable). Même quand Boulez a de nouveau dirigé Parsifal à Bayreuth dans la mise en scène de Schlingensief, à l’opposé du hiératisme wielandien comme le nadir l’est au soleil, la musique semblait aussi parler un langage charnu, plein, qu’on pouvait associer à certaines images, même si Boulez restait quand même circonspect ( mieux vaut trop d’idées que pas d’idées, m’avait-il répondu à propos du travail de mise en scène de Schlingensief). Ce soir à Genève, les langages vivent une sorte de froideur parallèle : la direction de Jonathan Nott, très respectable et très approfondie, ne vibre pas, ne pénètre pas les interstices de l’âme, et il n’y a pas pour mon goût d’interaction lisible entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, en particulier au troisième acte, moins convaincant, trop distant, trop cryptique et trop peu résolutif. On voit des scènes, des mouvements, des chanteurs, on entend une sublime musique, mais on n’arrive pas à tisser tous les liens, comme des univers séparés, comme ces couples qui vivent séparés dans le même appartement, ce qui pour cette œuvre, est quelquefois problématique. Entre l’approche cérébrale de Thalheimer et un certain géométrisme de la direction de Nott, on pourrait voir une parenté et entendre plus d’osmose, mais ça n’arrive qu’à de rares moments.
Le chœur, essentiel ici, s’en sort avec honneur, même traité par la mise en scène comme une sorte de fond sonore dans les deux scènes du Graal, sous la direction experte d’Alan Woodbridge, même si du côté des voix féminines, il y a quelques stridences et un certain manque d’homogénéité.
Sans être totalement remarquable dans tous les rôles, le plateau montre vraiment l’engagement d’artistes qui pour la première fois entrent dans leurs rôles, il faut encore le souligner.
La distribution est ainsi de celles qui savent vraiment défendre l’œuvre. Mais, effet d’une direction musicale plus centrée sur la fosse, les chanteurs semblent un peu seuls à se gérer, sans véritablement être portés par un engagement de l’orchestre à leurs côtés mais seulement par leurs ressources propres. Peut-être aussi est-ce l’effet induit de la Première et que les autres représentations me démentiront.
Les rôles de complément sont très bien tenus, aussi bien les écuyers (Julieth Lozano, Ena Pongrac, Omar Mancini et José Pazos) que les filles fleurs, même si ces dernières pèchent un peu dans la manière de fusionner les voix entre elles, mais je crois qu’il s’agit de ce parti pris musical et de mise en scène que je persiste à ne pas partager (Julieth Lozano,Tineke van Ingelgem, Louise Foor, Valeriia Savinskaia, Ena Pongrac et Ramya Roy), saluons d’ailleurs une fois encore Ena Pongrac , voix céleste de belle facture à la fin du premier acte. Les chevaliers William Meinert (qui chante aussi un beau Titurel) et Louis Zaitoun n’appellent pas de reproches.
Martin Gantner, bien connu des distributions wagnériennes (il chante souvent Beckmesser ou Telramund) abordait Klingsor pour la première fois. On sait combien le personnage est difficile, et souvent mal distribué. Il faut des immenses personnalités pour faire de cette courte intervention une figure pleine de relief.
Ici, c’est un Klingsor un peu fade, sans aspérités, qui chante le texte en le disant clairement, mais avec peu d’accents et de couleur, et la scène avec Kundry perd ainsi de sa force. Gantner est un bon chanteur, très professionnel, qui dans ce rôle devrait inventer plus, persifler plus : il n’en fait pas assez.
L’Amfortas de Christopher Maltman était très attendu, on sait le chanteur spécialiste des rôles de personnages déchirés ou blessés, de ces héros torturés victimes des Dieux, et il ne déçoit pas : le timbre est toujours séduisant, la diction est parfaite et l’expressivité est au rendez-vous : ses deux airs sont sculptés avec soin, dans un genre très différent que d’autres Amfortas (un Mattei ou un Gerhaher, plus chanteurs de Lieder) et c’est très bien que les palettes d’interprétation s’enrichissent : ici, c’est la chair et sa souffrance qui sont mises à nu et c’est un personnage plus expressionniste qui en sort, mais aussi plus fataliste et presque sans espoir. C’est très réussi. Parsifal ne le guérit pas, il achève de le faire souffrir, comme dans une fin de vie accompagnée et digne, une douce morphine palliative.
La Kundry de Tanja Ariane Baumgartner fait preuve de son intelligence coutumière, avec un sens aigu du texte, du phrasé, de l’expression, d’autant plus que la mise en scène n’en fait pas la femme une peu sauvage qu’on voit quelquefois, ni la Venus sensuelle émergeant de sa coquille. Elle est ici plus manœuvrière et moins sensuelle, plus mûre, c’est-à-dire plus chargée d’histoire et de savoir (rappelons les qualificatifs de Klingsor). Le personnage est magnifiquement campé. Elle est un vrai mezzo, ce qui donne un magnifique registre central, souverain dans la récitation (c’est déjà frappant au premier acte), et des aigus certes présents, un peu moins puissants et tenus cependant. On reste fasciné par le personnage qu’elle offre, guide conscient de Parsifal vers son destin, et en même temps conscient qu’en le sauvant elle se sauve. C’est elle qui déjà « sert » Pärsifal (dienen…) en le bousculant, le menaçant, le séduisant, le suppliant, elle le guide dans le mal présent en vue du bien futur .
Chacune de ses apparitions fait découvrir un pan différent des personnages qu’elle incarne, c’est ce qui rend cette artiste vraiment singulière et passionnante.
Prise de rôle pour Tareq Nazmi avec un Gurnemanz réussi, qui frappe par le phrasé, par la manière dont le texte est distillé, et par la clarté de l’émission. Peut-être approfondira-t-il les couleurs, car son récit a tendance quelquefois à manquer un peu d’accents vibrants, mais dès maintenant, c’est un Gurnemanz qui compte et mérite d’être salué, d’autant que la mise en scène exige de lui un jeu appuyé et des mouvements (fatales béquilles) pas toujours adaptés au rôle de « sage » et de récitant qu’on attend de lui. Tareq Nazmi est promis à un très bel avenir.
Moins convaincante la prise de rôle de Daniel Johansson en Parsifal. Si le rôle n’est pas si difficile vocalement (à part Amfortas die Wunde du deuxième acte) il est très difficile à rendre passionnant. Or, c’est un rôle évolutif : Parsifal est un roman d’éducation de Parsifal et le personnage n’est plus le même entre premier et troisième acte. Il faut savoir rendre cette évolution, il faut savoir intérioriser, savoir aussi donner du poids à la voix sans jamais chanter en force. Bref maîtriser la couleur, soigner chaque accent sachant que chacun dit quelque chose du personnage. Dans ma longue carrière de mélomane, j’ai à peu près entendu tous les grands Parsifal des cinquante dernières années, de James King à Jon Vickers en passant par Peter Hoffmann, Siegfried Jerusalem et Placido Domingo, sans oublier Klaus Florian Vogt, Jonas Kaufmann et Andreas Schager. Ce sont des Parsifal tous différents, jamais neutres, jamais fades, du déchirement d’un Vickers à la lumière d’un Hoffmann ou à l’intensité méditative d’un Kaufmann…
Ici, Daniel Johansson n’a pas encore défini de ligne réelle .
La voix est forte, trop forte quelquefois et sans avoir la subtilité nécessaire (il chante Erlöser au deuxième acte d’une manière tellement neutre, tellement absente), il a la fougue, il a une certaine assise, mais pas encore dans la voix les couleurs différentes du personnage, ce qui rend la performance certes chantée mais pas ressentie, avec la vigueur, mais pas la suavité ni la profondeur : un Parsifal encore en construction. Mais il a le temps d’aller au fond du personnage.
Au total, il est clair qu’il faut aller voir ce Parsifal si on en a la possibilité, d’abord parce que c’est Parsifal et que c’est en soi inratable. Ensuite, parce que sans être exceptionnelle, la production du Grand Théâtre a une vraie tenue, aussi bien scéniquement que musicalement, au-delà de ce qu’on peut légitimement discuter ou apprécier. Enfin, on y entend des chanteurs engagés qui servent bien le projet d’ensemble.
Mais le vrai mage de la soirée, une fois encore, Joker et Batman tout à la fois, ensorceleur et toujours vainqueur, c’est Richard Wagner.