« Rêver n’interdit pas de réfléchir », déclare Mariame Clément dans un entretien consacré à la production de Cendrillon de Massenet qu’elle signe pour l’Opéra de Paris. On voudrait être aussi sûr que la réciproque soit vraie, et que réfléchir n’empêche pas de rêver, mais cela n’est pas tout à fait garanti, même si ce nouveau spectacle possède de nombreuses et réelles qualités. Avant même d’aborder la mise en scène en question, il convient aussi de s’interroger sur la pertinence de programmer cette œuvre à Bastille, alors qu’elle serait tellement mieux servie dans un cadre moins vaste (la brillante reprise donnée à l’Opéra Comique en 2011 l’a prouvé) : la partition de Massenet paraît noyée dans ce grand vaisseau, où toutes les finesses d’orchestration se perdent, et où les chanteurs, sur cet immense plateau, peuvent difficilement adopter le ton de la conversation en musique. Malgré toutes ses beautés, cette Cendrillon paraît ici un peu fluette et le public moins familier de cette partition (avant le lever du rideau, des spectateurs viennent manifestement d’en découvrir l’existence, et certains se demandent même dans quelle langue elle va être chantée !) s’étonnera peut-être du succès international qu’elle connaît depuis quelques décennies. Signalons au passage que la direction de Carlo Rizzi n’est sans doute pas non plus de nature à la mettre véritablement en valeur : certes, le ballet du deuxième acte est donné dans son intégralité, mais il est expédié à toute allure et sans la moindre imagination, alors qu’il s’agit de l’un des plus réussis qu’ait signés Massenet. D’ailleurs, la dimension de pastiche – ce que Gérard Condé appelle « musique rétrospective » – passe au second plan, la production éludant toute allusion à un passé antérieur au XIXe siècle.
Comme Benjamin Lazar en 2011, Mariame Clément inclut une référence au cinéma de Méliès, mais de façon beaucoup plus passagère, et c’est plutôt aux Temps modernes que fait penser l’énorme machine qui occupe tout l’espace dans « l’usine à princesses » que devient la maison où vit Cendrillon. Selon le principe illustré dans Tintin en Amérique, où l’on voit un bœuf entrer à un bout de la chaîne des abattoirs de Chicago pour sortir à l’état de corned-beef à l’autre bout, quiconque entre dans la machine en ressort métamorphosé en princesse, ou du moins en stéréotype de princesse tel qu’ont pu le façonner trois quarts de siècle de dessins animés Disney et autres. Curieusement, l’héroïne subit la même transformation, d’ailleurs légèrement anachronique, puisque de la Belle Epoque où l’on se situe initialement, la crinoline rose bonbon nous ramène cinquante ans en arrière, dans un Second Empire fantasmé (impression confirmée par le palais en forme de serre tropicale). Façon pour Mariame Clément de dénoncer la tyrannie des « Barbie princesses » et autres jouets imposés aux petites filles : comme on le découvre au deuxième acte, toutes les princesses se ressemblent, ou du moins elles arborent la même tenue, qu’il s’agisse des membres du chœur, des deux demi-sœurs, ou de Cendrillon elle-même, cette dernière bénéficiant d’une robe un rien moins volumineuse et d’une nuance un peu moins flashy. Surprise pour le spectateur : Cendrillon est ridicule, non seulement parce qu’elle a succombé au formatage, mais parce qu’il lui manque une partie des codes. Tout le début de l’acte du bal inclut les gags bien connus de l’intrus(e)-qui-fait-tous-les-gestes-à-contretemps, l’héroïne ne sachant jamais quand brandir son éventail, quand lever les bras, etc.
D’où une prise de conscience favorisée par la rencontre avec le Prince, cet autre misfit : torturée par ses pantoufles de verre, encombrée par sa crinoline, gênée par sa perruque forcément blonde, Cendrillon renonce aussitôt à tous ces oripeaux pour dialoguer en sous-vêtements avec le jeune homme, qui lui prête généreusement sa chemise pour qu’elle n’ait pas froid, et ses baskets rouges qui lui font tellement moins mal aux pieds… Le message est clair : princesse, c’est pas une vie.
Adieu, donc, idéalisation de l’héroïne. Adieu aussi à la féerie du livret, quand le « Chêne des fées » où Cendrillon choisit d’aller mourir devient en fait le sous-sol de l’usine, où elle et le prince se cherchent parmi des citernes crasseuses. Adieu aussi à la caricature, si savoureuse ait-elle pu être : même Madame de la Haltière n’est plus un monstre d’orgueil et de méchanceté. Certes, elle porte la (jupe-)culotte, mais cette marâtre dominatrice a simplement quelques travers risibles, et Daniela Barcellona livre dans ce personnage une composition de très bon goût, à cent lieues d’interprètes qu’on a vues basculer sans retenue dans la vulgarité. La mezzo italienne s’exprime dans un français soigné et chante avec une voix saine, sans outrance, sans ruptures de registre exagérées. Applaudie à Lille en 2012 dans le même rôle de la fée, Kathleen Kim reste la colorature étincelante qu’elle était déjà il y a dix ans ; dommage que la mise en scène ne prête pas plus de magie à ses apparitions, malgré sa baguette lumineuse.
Massenet n’a jamais voulu qu’une mezzo incarne Cendrillon, mais une mauvaise tradition s’est créée depuis que Frederica Von Stade a ressuscité le rôle dans les années 1970. Si elle prête à l’héroïne une voix beaucoup plus centrale que prévu, du moins Tara Erraught le fait-elle avec beaucoup de délicatesse, qui n’exclut pas une certaine énergie ; la goujaterie avec laquelle quelques spectateurs commentent son physique rappelle hélas que rien n’a vraiment changé dans le monde de l’opéra depuis 2014 et ce Rosenkavalier de Glyndebourne où un critique britannique avait eu une réaction tout aussi déplacée. Dans la même tessiture (ce que le compositeur ne souhaitait pas non plus, mais qui est infiniment préférable au remplacement par un ténor qui prévaut encore parfois), Anna Stephany semble moins à son aise, comme si elle devait parfois pousser un peu la voix pour passer l’orchestre. Charlotte Bonnet et Marion Lebègue sont parfaites en Noémie et Dorothée, tout comme Lionel Lhote, très élégant Pandolfe que le spectacle nous montre trouvant des consolations dans la boisson (tout comme le Prince, et même la Fée…), là où d’autres productions avaient peut-être su rendre plus émouvante la relation du père avec sa fille.
Maintenant que l’Opéra de Paris s’est doté de ce spectacle qui compte plusieurs décors – ce n’est plus si courant – et beaucoup de robes de princesse, on peut supposer qu’il le reprendra de temps à autre et que divers interprètes contribueront à rappeler au public parisien que Massenet compte parmi les grands noms de l’opéra français.