En choisissant de consacrer une exposition aux héroïnes romantiques, le Musée de la Vie romantique remplit certes sa mission, mais il ne va sans doute pas tout à fait dans le sens où soufflent aujourd’hui les vents dominants. En effet, malgré de courageux efforts pour donner à voir une certaine diversité, il faut bien reconnaître que ces héroïnes avaient rarement le droit de pratiquer un héroïsme actif et que leur statut leur vient le plus souvent de leur mort tragique. Même chez une femme d’action comme Cléopâtre, c’est son suicide qui inspire surtout les artistes, qui y trouvent comme Jean Gigoux en 1851 le prétexte à un étalage de nudité (dans son roman Villette, Charlotte Brontë n’a pas de mots assez durs pour le déploiement de chair flasque rendu possible sous le titre Cléopâtre). Il y en a bien quelques-unes qui échappent à cette règle, mais elles sont rares, et son souvent criminelles : Médée pour le mythe, Charlotte Corday pour l’histoire. Pour qu’il n’y ait pas que des martyres, l’exposition inclut même une version gravée de La Liberté guidant le peuple, mais cette allégorie, malgré sa féminité conquérante, nous éloigne un peu de la notion d’héroïne au sens strict.
La seule de ces héroïnes qui ne meurt pas et qui ne tue pas – du moins, pas directement – c’est la reine Christine de Suède, que Félicie de Fauveau montre « refusant de faire grâce à son grand écuyer Monaldeschi », et le visage que la sculptrice lui prête montre bien que la dame n’est pas commode. A part elle, toutes les autres finissent mal, en général, même celles que des femmes artistes ont choisies pour sujet. Pourtant, l’exposition réunit quatre-vingts œuvres, dues à une cinquantaine de noms : on ne peut donc pas la soupçonner de parti-pris, d’autant que les deux commissaires en sont deux femmes. Certes, la quasi-totalité des artistes sont français (les deux photographies prises par Julia Margaret Cameron permettent d’inclure un médium qui, autrement, n’aurait pas été représenté, mais elles ont le tout petit défaut de faire sortir d’un cadre géographique par ailleurs bien circonscrit, et d’être un peu postérieures à la majorité des œuvres retenues), mais il semble hautement vraisemblable qu’un tour d’horizon englobant d’autres pays donnerait le même résultat.
Autrement dit, il faut s’y résigner, l’héroïne romantique est, la plupart du temps, dépeinte alors que les choses tournent très mal pour elle, qu’elle soit à l’agonie ou sur la pente descendante qui l’y conduira. Ainsi, Jeanne d’Arc – qui sera souvent, plus tard dans le siècle, montrée entendant ses voix ou reconnaissant son roi – est ici menée au cachot ou en train de brûler sur son bûcher, comme sur cette toile d’Alexandre-Evariste Fragonard, saisissante malgré ses dimensions réduites, où on voit le profil de la jeune femme se détachant sur un fond de ciel entre deux épais nuages de fumée noire. Marie Stuart a un peu plus de chance : si les peintres préfèrent toujours évoquer ses malheurs plutôt que les moments heureux de sa vie, Chassériau l’esquisse « protégeant Riccio contre les assassins », autrement dit dans son rôle de reine en même temps que d’amante. Par ailleurs, les artistes dont les sculptures sont déclinées en dessus de cheminée évitent eux aussi les scènes de trépas, préférant montrer des héroïnes méditatives : c’est le cas de Sappho, dont Gros a magnifiquement dépeint le suicide sur fond de clair de lune, mais que Pradier préfère statufier cherchant l’inspiration poétique.
Ces exemples historiques ou mythiques indiquent bien que les belles mourantes étaient déjà présentes dans la culture occidentale et dans la mémoire collective. Il en est néanmoins toute une série qui furent particulièrement mises en valeur à l’époque romantique : les héroïnes shakespeariennes. En 1827, une troupe britannique vint jouer quelques-unes de ses pièces au Théâtre de l’Odéon, et ces représentations firent sensation auprès de l’intelligentsia parisienne. Delacroix y trouva une source d’inspiration pour de nombreuses œuvres, Berlioz y rencontra celle qui allait devenir sa première épouse, Harriet Smithson, et Dumas consacra une dizaine d’années plus tard une pièce à l’un des acteurs de la troupe, Edmund Kean (l’exposition inclut d’ailleurs une gravure où l’on voit Miss Smithson et Charles Kemble interprétant Roméo et Juliette). On peut à peine parler de « redécouverte », car la France s’était jusque-là fort peu intéressé à Shakespeare : si les premières traductions françaises remontent au milieu du XVIIIe siècle, il n’est pas certain que ses pièces aient vraiment été montées. A partir de 1827, en revanche, la peinture française accueille toutes sortes d’héroïnes jusque-là inconnues, Ophélie, Juliette, Desdémone ou Lady Macbeth. Toutes ont en commun de finir mal, même si la première et la dernière ne meurent pas en scène. Qu’à cela ne tienne : si personne, semble-t-il, n’a représenté le suicide de Lady Macbeth, celui d’Ophélie constituait un sujet irrésistible pour les peintres, puisqu’il joignait un paysage à une belle jeune fille se donnant la mort après une trahison amoureuse.
Les commissaires de l’exposition ont eu mille fois raison de choisir pour leur affiche l’extraordinaire toile exposée en 1852 par Léopold Burthe (1823–1860) : on s’étonne d’apprendre que ce Franco-Américain n’est vraisemblablement pas passé par l’atelier d’Ingres, auquel il semble devoir tant, du profil « mouton » de son héroïne à la délicatesse des contours, et jusqu’aux courbes sensuelles de son Ophélie. De Jules-Robert Auguste (1789–1850), on connaissait quelques œuvres orientalistes, vues notamment au musée des Beaux-Arts d’Orléans, et l’originalité de cet artiste ne se dément pas avec sa vision d’Otello et Desdémone. Ces mourantes shakespeariennes étaient aussi un bon prétexte à peindre des nudités, certes très partielles : un sein mis en évidence, les deux pour la Juliette de Delacroix, mais guère plus. Autre source d’inspiration propice à l’érotisation de la belle morte : Bernardin de Saint-Pierre et sa Virginie, Chateaubriand et son Atala, Madame de Staël et sa Corinne (même les grandes toiles inspirées par ces deux derniers auteurs n’ont pas pu être prêtées, elles sont représentées par la tête d’Atala par Girodet appartenant au Musée de la Vallée-aux-Loups et par une version sur porcelaine de Sèvres de la Corinne de Gérard), George Sand ou la désormais très oubliée Sophie Cottin, dont les romans sentimentaux suscitèrent un vif engouement durant les premières décennies du siècle.
Ouvert sur les héroïnes du passé, pour déboucher sur les héroïnes de fiction, le parcours se termine sur les héroïnes portées sur les scènes du théâtre, du ballet ou de l’opéra, la boucle étant bouclée quand une artiste habituée à mourir sur les planches, connaît elle-même un trépas romantique, à l’instar de Maria Malibran, décédée des suites d’une chute de cheval. Quelques extraits de films (Jeanne d’Arc de Dreyer, Macbeth d’Orson Welles, Madame Bovary de Claude Chabrol) ou de vidéos de spectacle (Traviata à Garnier dans la mise en scène de Simon Stone, le ballet La Sylphide) complètent ce tour d’horizon.
Catalogue : Héroïnes romantiques, Editions Paris Musées, 18,5 x 26 cm, broché, 192 pages, 100 illustrations, 29,90 euros