L’infedeltà delusa est un de ces titres qui conviennent bien à un travail de studio, peu de chanteurs, ensembles plutôt que chœur, dans une salle aux dimensions réduites avec un rapport aux voix plutôt favorable. En plus ce répertoire est assez rare : Haydn n’est guère représenté (à tort) dans nos théâtres aujourd’hui.
Le plus souvent, la question de la mise en scène se pose dans ces productions réservées aux membres d’un studio car il y a plusieurs options :
- ou bien le metteur en scène est débutant et fait ses armes avec les jeunes qu’il dirige, et donc cela fait plutôt spectacle d’Académie d’été, où tout le monde apprend, y compris musiciens d’orchestre et chef.
- ou bien on met les jeunes artistes dans les conditions d’une représentation ordinaire, dans une production de répertoire qu’on reprend avec un chef expérimenté, mais avec l’orchestre des jeunes c’est l’option choisie par la Scala.
- ou bien le metteur en scène est plus expérimenté et fait travailler les jeunes chanteurs à partir d’une expérience plus approfondie pour une nouvelle production adaptée, mais inscrite dans la saison. C’est ce qui a été choisi ici.
Marie-Eve Signeyrole a déjà une certaine expérience de l’opéra, et en outre, par son goût affirmé bien connu pour la vidéo, et sa propre expérience cinématographique, elle permet à ces jeunes artistes de développer une approche théâtrale particulière.
Le théâtre Cuvilliés, construit entre 1751 et 1753 sur les plans de l’architecte François de Cuvilliés est le théâtre de cour jusqu’à la construction de l’actuel Nationaltheater bien plus vaste achevé en 1818, puis reconstruit après un incendie en 1825 et bombardé pendant la deuxième guerre mondiale pour être rouvert en 1963 après totale reconstruction.
Le Cuvilliés, qui a vu la première d’Idomeneo de Mozart en 1781 est un bijou rococo qui avant la deuxième guerre mondiale se trouvait à la place du Residenztheater actuel (et donc mitoyen du Nationaltheater). Pour le protéger des bombardements, il a été démonté. Bonne précaution puisque tout le bâtiment a été détruit.
Après la guerre il a été remonté un peu plus loin le long de la Brunnenhof, une des cours intérieures de la Résidence et inauguré en 1955.
C’est un écrin idéal, particulièrement intime et agréable, et le soir où j’y étais, la salle affichait complet.
La mise en scène a dû en surprendre plus d’un, tant on a l’habitude de spectacles de Haydn sans prétentions, sans prises de tête, agréables et légers. Chez les Esterházy, l’opéra était d’abord divertissement de cour.
Marie-Eve Signeyrole prend donc le spectateur à revers, en situant l’intrigue non dans un XVIIIe idéal, mais dans un internat pour jeunes filles des années 1950. En décidant de faire de Nanni, dont l’héroïne Sandrina est amoureuse, non un jeune homme comme dans le livret original, mais une jeune fille, introduisant donc des amours homosexuelles d’internat (on connaît bien des versions masculines de ce type d’amours adolescentes, autant de désarrois d’élèves Törless et d’autres aventures de jeunesse racontées aussi dans des films (Another country par exemple). En version féminine, c’est plus rare et frappe un peu plus encore : Marie-Eve Signeyrole a voulu par-là souligner la question de l’éducation des filles, de leur liberté bridée, notamment par les familles et par les pères, puisque l’histoire est celle d’un mariage forcé déjoué.
La conséquence musicale est aussi la réécriture pour voix féminine (mezzo) d’une partition initialement prévue pour une basse… Ce qui peut être discuté pour une œuvre aussi rarement jouée et pour la jeune chanteuse devant se confronter à une réécriture qu’elle ne pourra pas compter dans son répertoire, sauf dans une éventuelle reprise de cette production…
Mais l’idée a sa logique.
Enfermées, cachant leurs amours sous draps des lits d’internat comme le montre le lever de rideau, ces jeunes filles à la liberté bridée vivent donc dans une certaine tension, sous l’œil des gardes chiourmes, ou des pères assoiffés d’autorité paternelle cherchant à imposer leur choix.
Nous le savons, les pères voulant obliger les enfants à épouser qui ils veulent, est un lieu commun de la comédie (et celle-ci n’y échappe pas) depuis la comédie moyenne de l’antiquité, Ménandre en Grèce et Térence à Rome, et fleurit notamment chez notre Molière national. Ce n’est donc pas la situation qui est rare, mais son traitement par la mise en scène, plus singulier.
La vision de Marie-Eve Signeyrole conserve les jeux de masques, aussi complexes que dans la version originale. En voilà les points essentiels :
Sandrina vit dans un internat pour jeune filles. Comme elle est sans le sou, elle est obligée de se marier car son père Filippo la destine au riche paysan Nencio, qui pour épouser Sandrina est prêt à renoncer à l’amour de Vespina.
Mais Sandrina est homosexuelle, amoureuse de Nanni, une de ses camarades d’internat, sœur de Vespina, et elle n’est pas prête à renoncer à l’amour à l’inverse de Nencio qui renonce à Vespina.
Vespina, bien plus réactive que Sandrina, décide de monter un stratagème qui la vengera de « l’infidélité » de Nencio et lui permettra de le récupérer tandis qu’elle sauvera les amours de sa sœur et de Sandrina.
Alors Vespina à l’acte II se déguise en vieille femme qui annonce que Nencio est marié et qu’il a abandonné femme et enfants. Filippo est hors de lui renonce à Nencio et veut alors donner Sandrina à un marquis. Mais Vespina déguisée affirme que le marquis ne veut pas de Sandrina, de trop basse extraction, et veut la donner à son marmiton. Nencio, ainsi vengé de l’humiliation d’avoir été écarté par Filippo, est ravi.
A la fin, Vespina en notaire monte un faux mariage, unit Nanni et Sandrina, et récupère Nencio. Mais Nanni et Sandrina ont elles un avenir ?
Ce qui intéresse Marie-Eve Signeyrole, c’est d’une part de montrer les hommes âpres au gain (Filippo) ou désireux de domination (Nencio, ravi d’épouser une jeune fille pauvre pour la dominer de son argent). En faisant de Nanni une femme (alors que chez Haydn c’est un homme), elle fait aussi de l’œuvre un conflit de genre où les trois femmes sont victimes des deux hommes pour qui elles comptent peu. Ainsi sous la direction de Vespina, elles se liguent contre eux. Faire de Sandrina et Nanni un couple féminin accentue aussi l’affirmation de la liberté d’aimer qui on veut, à un moment où les amours lesbiennes affirmées n’étaient pas vraiment communes. Liberté d’aimer, liberté pour la femme de disposer d’elle-même, et dénonciation des excès du patriarcat, sont les présupposés que Signeyrole tire de ce livret. Et musicalement transposer le rôle de Nanni de basse à mezzo n’est pas forcément contradictoire avec une époque où les rôles travestis sont légion.
Comme on l’a dit la question du pouvoir des pères abusifs ou des maris traverse la comédie depuis des siècles, mais celle de faire de Nanni une femme, et du couple Sandrina-Nanni un couple homosexuel est évidemment plus neuve, parce que c’est aussi une manière forte, y compris aujourd’hui, d’affirmer la liberté des choix de la femme, mais aussi de traiter s relations homosexuelles adolescentes au féminin (plus fréquentes du côté masculin dans la littérature).
Ceci étant, Marie-Eve Signeyrole est bien consciente que la fin « heureuse » du style « embrassons-nous Folleville » est peut-être un peu excessivement optimiste, dans le monde des années 1950 et l’une des (très belles) dernières images qui montre une Sandrina allongée comme un gisant en robe de mariée avec son bouquet entre deux rangées de flammes est moins riante qu’attendue.
À ce scénario surprenant mais intéressant on peut aussi opposer un certain nombre d’observations :
- D’une part, la transposition dans les années 1950 convient pour l’ambiance des internats, bien plus bridés qu’aujourd’hui, mais la lecture très contemporaine des situations, le mariage féminin final, certaines élèves tatouées, sont des réalités très actuelles. C’est une mise en situation démonstrative aussi « irréaliste » en version sombre que le cadre paysan d’origine aussi artificiel et fabriqué, mais plus souriant.
- Le livret original est à la fois simple globalement et un peu tarabiscoté dans les détails, et Marie-Eve Signeyrole en rajoute à plaisir, si bien que la lisibilité de l’ensemble en souffre : qui est qui ? Qui fait quoi ? Où se trouve-t-on ? On s’y perd beaucoup d’autant que les uniformes d’internat sont par force identiques que les déguisements du deuxième acte se multiplient à plaisir et à la mesure de l’imagination et de Vespina (littéralement la petite guêpe) et de Signeyrole. On s’y perd d’autant plus que les vidéos abondent, avec des textes de commentaire (extraits de journaux intimes des personnages sans doute pour clarifier et orienter) et sur le même écran, les surtitres des répliques, si bien que le malheureux spectateur doit lire très vite en identifiant les textes affichés, souvent doubles, sans toujours y réussir sans perdre la trame ou la scène.
La question de la lisibilité rejoint celle d’un trop plein, d’idées peut-être, de gestes, de mouvements, d’images vidéo qui noient un peu l’effet d’ensemble et qui nécessiteraient un peu d’élagage, notamment sur une œuvre peu jouée et peu connue aujourd’hui et surtout qui n’en demande pas tant. À la fin, le jeu des masques et des travestissements est tel que c’est presque folie (sans doute voulue) intergenre (Nencio en femme), et conduit à la confusion générale.
Le choix de faire de l’œuvre non la Burletta (petite farce) d’origine, mais une comédie dramatique plutôt tendue, même avec les jeux de travestissement du second acte peut être accepté ou discuté. C’est quelquefois souriant, ça fait un peu glousser mais le but ici est non de faire rire, mais clairement de dénoncer l’abus de position dominante des hommes : on en arrive donc aussi à des scènes plus tendue avec révolver ou couteau réponse de la bergère féminine au berger abusif masculin (Filippo est particulièrement violent ‑jusqu’à la caricature-avec sa fille Sandrina.)
L’ambiance est donc fort sombre, jamais vraiment lumineuse, la plupart du temps nocturne (lumières de Lukas Kaschube), elle est très concentrée (le décor de Fabien Teigné est sur une tournette – bruyante au demeurant) beaucoup d’objets, de cloisons légères, d’espaces qui changent d’ailleurs de manière assez efficace, sans lourdeur, et avec une agilité qui épouse parfaitement la musique, mais qui est aussi un peu uniforme et permet peu au spectateur de s’y retrouver dans les enjeux.
Mais à ces remarques qui ne sont pas toutes positives, il faut aussi saluer la singularité d’un spectacle qu’on n’a pas l’habitude de voir dans les productions pour studio, où les mises en scène sont souvent convenues et simplettes, pour ne pas perdre les jeunes chanteurs qui-doivent-se-concentrer-sur-le-chant, ou au mieux des productions archi-connues des répertoires des théâtres dans lesquelles les chanteurs ne sont jamais désorientés.
Le choix est ici d’une vraie production singulière, qui exige des chanteurs un véritable engagement scénique et un travail théâtral aigu.
De ce point de vue, et quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir sur cette production, il faut reconnaître que les jeunes artistes du studio ont fait un travail de jeu, un travail théâtral particulièrement approfondi, qui permet de révéler de vraies personnalités scéniques et surtout des artistes qui savent tout en chantant ne jamais oublier la mise en scène et tout en jouant ne jamais oublier le chant. Les coaches de chant disent souvent que dès qu’arrive le metteur en scène, on oublie les conseils et ce qu’on a appris lors de la préparation musicale… et les metteurs en scène disent souvent que dès que le chef arrive, adieu mise en scène…
Ce n’est donc pas une mince qualité que de voir avec quelle agilité et quel naturel se meuvent les jeunes du Studio de l’Opéra de Munich, et les reprises vidéo avec leurs gros plans sur les corps enlacés, sur les visages tendus, très expressifs, accentuent encore cette impression d’ensemble très positive.
Ainsi donc, la production qui peut être discutée sur le concept, est indiscutable sur les modalités de jeu, sur le travail sur les personnages, sur l’agilité de cette jeune « troupe » sur leur sens du théâtre. D’une certaine manière l’objectif est atteint. Il est évident que ce travail est de nature à faire progresser des jeunes artistes, et surtout, à éviter de prendre d’emblée les mauvaises habitudes du jeu d’opéra que bien de leurs ainés ont épousé très tôt.
Car le jeu et la mise en scène aident l’expression musicale, la justifient, et la contextualisent : ce travail montre à des jeunes en formation que l’opéra est un alliage entre des éléments qui doivent fusionner pour produire l’œuvre, et non un simple exercice de pousse-gosier dans une mise en espace aussi discrète que possible. Alors il faut saluer tous ces jeunes, qu’on voit dans les petits rôles des productions au Nationaltheater, mais qu’on a pu observer de près dans ce cadre de cour qui est aussi intime.
L’accompagnement musical a eu moins de chance parce que la cheffe Giedrė Šlekytė atteinte par le covid a dû laisser pour plusieurs représentations la baguette à Peter Tomek, depuis cette année directeur des études au Studio de l’Opéra de Munich, avec une belle expérience de chef de chœur et de Kapellmeister. Il dirige le petit ensemble issu du Bayerisches Staatsorchester avec une certaine efficacité, un son assez rond, cherchant à soutenir au mieux les chanteurs sans les couvrir et gardant à cette musique sa vivacité, avec une pointe de dramatisme correspondant à la mise en scène.
Dans une équipe de six chanteurs il y a parité, trois hommes (dont un rôle muet dans cette mise en scène, aussi tenu par un membre du studio, Andrew Gilstrap) et trois femmes (comme dans Cosi fan tutte), mais au final, à la scène comme à la voix, les femmes globalement dominent la situation et s’imposent.
Les hommes restent un peu plus pâles vocalement avec quelques problèmes de phrasé, et de diction d’un italien pas toujours si svelte. Les deux ténors, Armando Elizondo (Filippo) et Joel Williams (Nencio) ont des timbres très différents. Armando Elizondo est moins élégant que son collègue, la couleur vocale moins séduisante, avec quelque rigidité, tout en étant jamais vraiment pris en défaut car l’homogénéité de l’ensemble est vraiment frappante. Joel Williams (Nencio) est sans doute un ténor à suivre, avec beaucoup de style, un vrai contrôle vocal et des aigus bien maîtrisés. Son chant est élégant sans être maniéré, avec la souplesse et les agilités requises.
C’est du côté féminin qu’on trouve sans doute les voix les plus affirmées, avec d’abord la Vespina espiègle, à l’engagement sans faille et la présence scénique forte, Jasmin Delfs, soprano très clair, très vif, au joli phrasé et à l’expressivité marquée impose parfaitement son personnage. À suivre.
Face à elle Sandrina est Jessica Niles, autre soprano, peut-être plus lyrique, a aussi un très beau phrasé, une magnifique diction (école américaine) et une notable présence vocale, qu’il faudra peut-être mieux contrôler à l’aigu quelquefois proche du cri, en tout cas trop lancé, trop poussé, trop fort par rapport au registre central, mais le timbre est séduisant, avec une vraie poésie dans la voix. À suivre aussi.
Enfin, le mezzo Emily Sierra est Nanni, un rôle difficile dans le contexte de la mise en scène où elle a beaucoup à inventer dans ce personnage nouveau de travesti. Non que les modifications de ce type fussent rares au XVIIIe, mais elle a aussi à créer un personnage neuf. Comme toujours avec les chanteurs américains, la technique et le contrôle sont impeccables, et pour Emily Sierra, on entend un lyrisme marqué, une qualité de timbre rare, une voix suave qu’il faudra suivre aussi avec attention dans d’autres rôles.
Au total une distribution aux qualités éminentes, tant scéniques que vocales, qu’on trouve rarement à ce niveau d’accomplissement dans un Opéra-Studio.et c’est tout bénéfice pour la Bayerische Staatsoper.
Que ces jeunes aient été confrontés à une vraie mise en scène, discutée, discutable, à laquelle ils ne s’attendaient sans doute pas est une très bonne chose aussi. Et ce travail a exalté leurs qualités scéniques, mais aussi les qualités d’homogénéité de la petite troupe, le sens du travail d’ensemble, la manière de donner une couleur partagée, de styliser : ce sont des choses que l’on n’apprend pas forcément en début de carrière.
Un dernier point : À partir du travail respectable de Marie-Eve Signeyrole, je constate toujours qu’il est plus facile de faire du dramatique ou du tendu à partir de comédies que de faire rire. Or, il faudrait oser la comédie, non pas la farce ou le gros rire, mais la comédie ironique et distanciée qui puisse viser aux mêmes buts avec d’autres outils… C’est plus difficile, oui, bien plus difficile de susciter le rire dans l’originalité et on ne s’y risque pas, pire, on noircit à plaisir : Molière a souvent viré ces derniers temps au sérieux, voire au tragique dans la représentation de ses grandes comédies et je trouve qu’il y a quelque chose de paresseux à ne pas affronter le rire intelligent… allons, essayons !