Qu’il était beau, le temps où des spectateurs étaient prêts à passer quatre heures dans un théâtre pour se divertir. Désormais, une telle durée ne semble plus acceptable que pour les œuvres jouissant d’une garantie de sérieux délivrée par la postérité. Néanmoins, il fut aussi un temps, beaucoup plus proche, où une foule de choses étaient permises qui semblaient aller de soi, autant de libertés dont – forcément – le prix se mesure à l’aune de ce que coûte leur privation. Les beaux jours des entractes semblent révolus, et même si les théâtres pouvaient rouvrir bientôt, il ne serait plus question de déambuler dans l’édifice pendant que les artistes jouissent d’un bref répit entre les différentes parties d’un spectacle. Le « d’une traite » fait loi, et la physiologie humaine étant ce qu’elle est (« vide les baignoires et remplit les lavabos », tous les cruciverbistes connaissent la définition du mot entracte), on ne saurait désormais plus imposer un enfermement trop long.
Est-ce pour cette raison que l’on a ramené à deux heures Le Voyage dans la lune proposé par le CFPL et dont la tournée aurait dû démarrer ce dimanche 20 décembre à Montpellier ? Comme le rappelle dans le programme le metteur en scène Olivier Fredj, « la version originale était un véritable opéra-comique de quatre heures dont 1h45 de texte pur ». On admet volontiers qu’il ait fallu modifier cet équilibre et réviser quelque peu le texte parlé : Vanloo, Leterrier et Mortier, les librettistes alors employés par Offenbach, n’avaient pas le génie de Meilhac et Halévy, et s’il reste parfaitement possible de donner aujourd’hui La Belle Hélène sans en changer une virgule, cela ne vaut sans doute pas pour cet opéra-féerie. Mais deux heures ! Certes, les meilleurs morceaux de la partition sont préservés, mais la précipitation générale laisse à peine le temps de les goûter, et on aurait pu s’attendre à ce qu’une opération dont le Palazzetto Bru Zane est partie prenante ose donner l’intégralité de la musique. Cela sera-t-il possible pour le disque dont l’enregistrement reste prévu, bien qu’il ait dû être reporté ? Est-il même permis d’espérer que, aux beaux jours d’un hypothétique « monde d’après », ce spectacle connaisse une version longue, où l’on rétablirait un peu plus de texte ? La captation prévue pour la télévision nous révélera-t-elle un Voyage moins précipité ?
C’est en effet le paradoxe auquel on est ici confronté : loin de paraître envahissant, le parlé en vient à manquer, comme si l’on avait dû sabrer peu à peu, de façon de plus en plus préjudiciable au résultat d’ensemble. Les premières scènes du spectacle semblent moins déséquilibrées, et les personnages ont davantage le temps de s’exprimer, de laisser se façonner une personnalité. Cela n’a hélas qu’un temps, et l’on est bientôt confronté à une sorte de frénésie qui réduit comme peau de chagrin des figures déjà assez caricaturales.
C’est d’autant plus dommage que les choix d’Olivier Fredj sont, par ailleurs, efficaces et intelligents. Faute de pouvoir en mettre plein la vue à un public moderne habitué aux effets spéciaux du cinéma, le metteur en scène décide de mettre en avant le côté artisanal qu’avait encore le septième art à ses débuts. Méliès apparaît souvent comme une référence obligée pour Le Voyage dans la lune, et un article publié dans le dernier numéro de L’Avant-Scène Opéra montrait que le cinéaste devait une partie de son inspiration à la féerie d’Offenbach : une belle équipe de sept danseurs-acrobates joue donc ici le rôle de machinistes constamment visibles pour opérer les transformations et apparitions « magiques ». Recours à la technologie moderne, en revanche, pour les décors, avec des projections dont on apprécie l’inventivité des formes et des couleurs : le palais du roi V’lan mélange bâtiments 1900 et éléments de machines-outils, avec des effets de collage de gravures dignes de Max Ernst, tandis que la lune nous plonge dans un univers franchement aquatique, avec algues et coquillages démesurés, coraux et anémones surdimensionnés. Les costumes, dans un camaïeu de gris, de noirs et de blancs, sont imaginatifs (mention spéciale pour la reine Popotte, qui ne s’habille que chez Spontex ou chez Scotch Brite). On reste un peu dubitatif face au mamelon central qui paraît sorti d’Oh les beaux jours : certes, il se transforme, tourne, permet des entrées et certains effets, mais il est encombrant (et glissant, quelques chutes n’étant pas toutes volontaires, apparemment). On est bien plus convaincu par la poésie de certains moments de grâce, comme lors du duo des pommes, ou pour le ballet des flocons de neige ; nous n’en dirons pas plus, afin de ménager la surprise, pour le jour où ce spectacle pourra enfin être vu.
Et vu, il devait l’être beaucoup, grâce à une longue tournée répartie sur plusieurs saisons, et qui semble maintenant vouée à une avalanche d’annulations – puissent les semaines prochaines nous donner tort. Il y a même tellement de dates rapprochées que deux distributions avaient été prévues, mêlant artistes confirmés et jeunes promesses.
En fosse, Pierre Dumoussaud confirme qu’Offenbach après 1870 était tout sauf un compositeur épuisé. On regrette qu’il n’ait pu diriger un orchestre plus fourni, et avec un télescopage des morceaux, privés des respirations que devraient introduire entre eux les moments dialogués, mais l’on est frappé par la beauté des ballets, même écourtés ou couverts par certaines répliques criées par les personnages. Le Voyage dans la lune fait la part belle aux ensembles, et seuls deux personnages ont droit à un nombre respectable d’airs et duos.
Ils sont heureusement révolus, les jours où le prince Caprice, rôle travesti créé par Zulma Bouffar, était forcément confié à un homme (c’était encore le cas dans les années 1980 quand l’œuvre est revenue sur les scènes. Offenbach avait prévu que les duos du prince et de Fantasia seraient chantés par deux voix féminines, et on comprend que le CFPL ait voulu deux timbres bien différenciés. Que le rôle « masculin » de Caprice soit confié à une voix plus corsée, c’est très bien : Violette Polchi correspond à ce profil, mais il est regrettable que sa diction devienne parfaitement incompréhensible dès que le débit s’accélère un tant soit peu (et l’on se demande pourquoi l’autre distribution affiche Marie Perbost, qui n’a rien d’une mezzo-soprano quoi que proclame le programme de salle). La princesse Fantasia est forcément une colorature : Sheva Tehoval remplit elle aussi ce contrat, non sans une certaine acidité du suraigu, toutefois. Mathieu Lécroart est le vétéran de cette distribution, mais son Vl’an accompli a bien peu à chanter. On remarque Pierre Derhet, très à l’aise dans le rôle de Quipasseparla ; Ludivine Gombert défend bien les interventions de Flamma, personnage totalement secondaire dans l’action mais plus gâté que d’autres par la partition. En Microscope, Raphaël Brémard a surtout l’occasion de se montrer excellent acteur car on n’a guère l’occasion de l’entendre hors des ensembles. Marie Lenormand est plus sacrifiée encore, et sa reine Popotte ne peut guère exister que dans les dialogues. Thibaut Desplantes est un roi Cosmos un peu effacé, malgré un costume mémorable.
On guette maintenant les étapes successives de la tournée : l’Opéra de Nancy doit accueillir le spectacle à partir du 20 janvier, et l’on aimerait que ce Voyage ne doive pas attendre les beaux jours du printemps ou de l’été pour être applaudi.