Giuseppe Verdi  (1813–1901)
Aida (1871)
Opéra en quatre actes
Livret d'Antonio Ghislanzoni, d'après une version française de Camille du Locle et un sujet d'Auguste Mariette
Création le 24 décembre 1871 à l'Opéra Khédival du Caire

Direction musicale : Michele Mariotti
Mise en scène : Lotte de Beer
Décors : Christof Hetzer
Artiste visuelle : Virginia Chihota
Costumes : Joris van Beek
Lumières : Alex Brok
Dramaturgie : Peter Te Nuyl
Conception et direction des marionnettes : Mervyn Millar
Chef des chœurs : José-Luis Basso

 

Aida, Sondra Radvanovsky
Radames, Jonas Kaufmann
Amneris, Ksenia Dudnikova
Amonasro, Ludovic Tézier
Ramfis, Dmitry Belosselskiy
Il Re d'Egitto, Soloman Howard
Il Messaggero, Alessandro Liberatore
Una Sacerdotessa, Roberta Mantegna

Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris

Streaming sur Arte Concert jusqu'au 20 août 2021
Retransmission sur Arte le dimanche 21 février à 14h05
Retransmission sur France musique le 27 février 2021 à 20h

Paris, Opéra National de Paris – Bastille, captation le 18 février 2021

Première nouvelle production à l’Opéra de Paris depuis le printemps 2020, c’est dire l’attente qui entourait cette Aida, imaginée sous Stéphane Lissner, mais qui de fait devient la première production de l’ère Alexander Neef (anticipée, comme on sait). Première production signée à Paris par Lotte de Beer, qui commence à travailler dans les opéras en Europe (nous avons dans ce site rendu compte de son Trittico à Munich, dirigé par Kirill Petrenko, qu’on verra à Barcelone bientôt).
Bien dans l’air d‘un temps qui s’interroge sur la colonisation et sur les culpabilités occidentales, cette production semble arrivée dans une mise en scène calculée du calendrier, deux semaines après la parution du rapport sur la diversité à l’opéra qui remue ces questions, pur hasard qui fait très bien les choses. De très grands noms du chant (les plus grands ?) ont été par ailleurs réunis sous la baguette experte de Michele Mariotti, il en résulte un spectacle musicalement extraordinaire, et qui suscite observations, agacements, interrogations dans la manière de traduire à la scène cet opéra à la fois si populaire et aussi un peu problématique.

La marionnette Aida

Streaming sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/100863–000‑A/giuseppe-verdi-aida/


Prérequis

Cet opéra si populaire qui fait les beaux soirs des 15000 spectateurs de Vérone n’a étrangement pas intéressé les programmateurs successifs de l’Opéra de Paris depuis les années 1970, puisque la production d’Olivier Py de 2013 était la première depuis une cinquantaine d’années alors qu’Aida est au répertoire de l’Opéra de Paris depuis 1880. On se souvient que Py avait travaillé sur le Risorgimento, faisant d’Aida un opéra sur la résistance italienne et la constitution de la nation, dans un style flamboyant qui n’avait d’ailleurs pas vraiment convaincu, d’autant qu’Aida, de 1871, arrive à un moment où l’Italie est indépendante, unifiée, et même si elle a encore quelques territoires à récupérer, l’Autriche son ennemie est géopolitiquement dans les choux depuis Sadowa (1866). En 1871, le Risorgimento est acqua passata : on pense à l’avenir, même si Verdi reste un grand messager politique (Boccanegra, Don Carlos…).
Ainsi comme la nouvelle production porte sur d’autres problématiques de l’époque de la création et de notre aujourd’hui : le public actuel de l’opéra de Paris n’aura jamais eu droit à une Aida « égyptienne » depuis cinquante ans, réservée à d’autres scènes (Bercy notamment) plus populaires ou « populistes ».
Car Lotte de Beer ne pose pas tant au centre de sa réflexion l’intrigue, histoire d’esclave éthiopienne et de général égyptien qui trahit sa patrie par amour sur fond de conflit entre deux nations, mais les circonstances de la création de l’opéra, commandé par le Khédive Ismail Pacha en 1869 à l’occasion de l’inauguration du Canal de Suez, et joué (en l’absence de Verdi) dans le tout nouvel Opéra du Caire. Tout cela au milieu d’agitations « géopolitiques » entre les ambitions britanniques et les constructeurs français. Les britanniques n’auront eu de cesse pendant la construction du canal que de demander au Sultan turc, souverain du territoire, de bloquer les travaux.
Un peu d’histoire : en 1871, l’Égypte est « semi indépendante » certes sous l’autorité du Sultan ottoman (alors Abdulaziz), mais gouvernée par un « Vice-roi » le Khédive, à qui le Sultan laisse toute latitude et autonomie.
Le Khédive Ismaïl Pacha quant à lui est le petit-fils de Méhémet Ali, qu’on considère comme le fondateur de l’Égypte moderne. Il a étudié en France, et fait partie de cette élite ottomane qui regarde vers l’Europe, politiquement et culturellement. Non seulement il fait construire l’Opéra du Caire et commande à Verdi un opéra, mais il fut aussi l’un des grands donateurs du premier festival de Bayreuth (tout comme d’ailleurs le Sultan Abdulaziz).
Ces rappels nous invitent ainsi à voir sous un œil un peu différent les tribulations géopolitiques qui voisinent avec la création d’Aida. Pour un Khédive aussi « européanisé » qu’Ismail Pacha, il s’agissait de donner au Caire un opéra, et faire de l’Opéra du Caire le lieu de création d’un des plus vénérés compositeurs de l’époque, Giuseppe Verdi (l’autre étant Wagner…) et donc du même coup le lieu de l’attention de l’élite culturelle européenne. Aida n’est pas un opéra imposé de l’extérieur mais demandé de l’intérieur, même si cet intérieur est fortement européanisé. Sa coloration égyptologique correspond au lieu de création, mais aussi à la fascination des études égyptologiques et de l’antiquité, essentielle depuis la fin du XVIIIe et l’époque napoléonienne, sous laquelle Champollion déchiffra la pierre de Rosette, et du même coup les hiéroglyphes, faisant naître l’égyptologie moderne et « l’égyptomanie » dont l’Égypte a fait son fonds de commerce, aujourd’hui encore, et dont les musées occidentaux (Musée egyptien de Turin, Louvre, British Museum) ont fait aussi le leur en « rapportant » une masse importante d’œuvres.

Amneris (Ksenia Dudnikova), Radamès (Jonas Kaufmann), Le roi (Soloman Howard): une photo presque victorienne

Aida était un témoignage de cette égyptomanie, mais le livret lui-même avait tout du mélodrame traditionnel : la soprano aime le ténor, mais la méchante mezzosoprano aussi, et donc le couple meurt, au nom de l’alliance bien connue d’Eros et Thanatos, laissant la mal aimée, la méchante mezzo, seule avec ses remords.
Cet amour entre Radamès et Aida (doublement problématique : elle est esclave, qui plus est éthiopienne (en réalité probablement nubienne, la confusion est fréquente depuis le moyen-âge)((la Nubie est le Soudan actuel, et elle naît aux confins de l’Égypte, au sud d’Assouan, et des conflits nombreux ont émaillé l’histoire de l’ancienne Égypte)), donc noire est un amour interdit entre deux catégories humaines (les gens libres et les esclaves) qui se croisent sans se voir et donc ne devraient pas se regarder : rappelons que l’abolition de l’esclavage en France est alors récente, elle remonte à un peu plus de vingt ans, et donc est loin d'être une question d'un lointain passé.
Deux amants appartenant à deux nations ennemies qui meurent dans un tombeau… Cela rappelle vaguement Romeo et Juliette, avec qui l’histoire d’Aida entretient un très lointain cousinage. N’importe, cela montre que cette histoire typique de l’opéra de l’époque et du théâtre occidental est plaquée sur fond égyptien, pour l’assaisonner de pittoresque. Aida ne présente en soi pour l’époque et même pour le spectateur moderne aucun caractère ni pré‑, ni postcolonial. Ce que veut le spectateur, c’est en avoir plein les mirettes lors de la scène du triomphe, le tiroir-caisse de Vérone. Et d’ailleurs bien des spectateurs-touristes laissent à l’entracte les arènes pour la pizza, négligeant la partie musicalement la plus réussie de l’œuvre. Aida, d’ailleurs fort citée dans le dernier rapport sur la diversité à l’Opéra de Paris montre que nous lui donnons aujourd’hui un autre caractère, « pré-colonial », pour montrer à toutes forces les méfaits de la civilisation occidentale qui ainsi se flagelle délicieusement dans la salle de l’opéra (ou en l’occurrence derrière son écran). Mais n’est-ce pas sacrifier à une mode, à une bien-pensance ambiante ?
D’ailleurs dans bien des mises en scènes, l’esclave Aida n’est même pas grimée en esclave noire (blackface) si elle est chantée par une chanteuse blanche, et c’est seulement un heureux hasard quand le rôle est transfiguré par une Leontyne Price. Et si certaines mises en scène indiquent la « négritude » d’Aida, la plupart n’en font pas un objet, simplement parce que le spectateur considère que cela n’a pas grande importance dans cette histoire, ou du moins qu’il en a totalement réprimé les ramifications qui mettent ces questions aujourd’hui sous les projecteurs.

Il reste qu’au-delà de la question coloniale, celle de l’esclavage se pose dans l’œuvre, de manière directe étant donné le statut d’Aida, fille de roi devenue esclave, et donc socialement annihilée.
La question de l’esclavage est abordée dans l’œuvre à deux moments, quand Amneris annonce à Aida la mort de Radamès et prêche le faux pour savoir le vrai, et quand Amonasro, le père d’Aida, la traite d’esclave lorsqu’elle se refuse dans un premier temps à lui obéir. Seuls les méchants abordent cette question. Radamès le gentil amoureux ne voit en Aida qu’une femme aimée. L’amour efface en théorie les barrières sociales et « raciales ». Et c’est là que Lotte de Beer intervient.

Aida et son double (Sondra Radvanovsky)

La marionnette, élément perturbateur

Ces longues considérations préliminaires pour souligner que le choix de Lotte De Beer est aussi un choix dicté par les circonstances, par les regards nouveaux qu’on porte sur la colonisation (« crime contre l’humanité » avait dit notre président actuel), sur les études post-coloniales ‑dont on parle beaucoup, et encore plus depuis les externations de notre ministre des universités et tout le rapport que l’on voudrait nous voir entretenir avec notre passé, notamment quand il n’est pas reluisant.
C’est donc un choix « à la mode », mais qui pourtant n’est pas très contemporain. Le Regietheater depuis une quarantaine d’année avait déjà posé le regard sur l’œuvre : en 1981, à Francfort, dans une production qui fit beaucoup parler, Hans Neuenfels installant le chœur dans des loges de théâtre, comme assistant à l’opéra, avait représenté le public bourgeois de l’époque de la création et la scène du triomphe était passée aussi à la moulinette du regard d’aujourd’hui : les prisonniers entraient en salle comme des bêtes fouettées par un dompteur. Lotte De Beer se place, quarante ans après, dans cette perspective. Il ne s’agit donc pas d’une vision « révolutionnaire » ni nouvelle. Elle est dans l’air du temps aujourd’hui, et dans l’air du théâtre depuis quarante ans.

Cela d’ailleurs ne signifie pas que la production soit médiocre. Mais il nous paraît opportun de remettre les choses en perspective.
Ceci étant, si en 1981 Neuenfels faisait une Aida très neuve voire scandaleuse pour l’époque, Karajan à Salzbourg deux ans auparavant en faisait une où les danseurs dansaient de profil comme sur les bas-reliefs égyptiens, et dans un décor pyramidal. Et la production de Vérone satisfait à l’envi la soif d’Égypte éternelle des spectateurs. Une fois encore, la palette est large entre Regietheater et Opéra-Casino de Paris.

Alors Lotte De Beer, suivant le sillon ouvert par Neuenfels s’interroge à la fois sur le regard occidental, sur l’exotisme de pacotille, et sur notre pillage des œuvres des pays conquis, faisant d’Aida une œuvre témoin de ces pillages, comme si elle était elle-même, à l’instar d’un quelconque cinéma Louxor ((Le fameux cinéma parisien en style égyptien restauré il y a quelques années)), un avatar d’Égypte antique pour bourgeoisie en mal d’opéra. Elle s’interroge sur nos représentations esthétiques et morales de cet autre conquis qu’est l’Égypte et plus largement sur nos conquêtes coloniales. Les prisonniers ne sont plus des bêtes comme chez Neuenfels, mais des objets : l’esclave n’est pas humain, il est un objet manipulé : une marionnette.
Le regard occidental n’est pas négation, n’est pas humiliation, il est muséal, comme un regard pour un objet sous cloche. Et Aida trône au début de l’opéra sous vitrine, Radamès devient amoureux d’une œuvre d’art en quelque sorte, à l’instar de Pygmalion et d’autres. Un agalmatophile
Mais si Lotte de Beer déclare que dans l’opéra, Aida et son père deviennent des otages (« on les garde comme prises de guerre tout comme les œuvres d’art que l’on transportait dans des musées européens d’ethnologie.
Et c’est là que nous retrouvons nos protagonistes, dans un musée au milieu de tous les autres butins coloniaux ») ((Extrait du programme de salle)), elle explique ainsi la démarche artistique, mais la démarche est un peu fallacieuse… Dans une situation historique analogue, Charles Quint a retenu prisonnier, « prise de guerre » François 1er après la bataille de Pavie, mais François 1er n’a pas été chosifié… ce peut donc être aussi lu comme un acte de reconnaissance de l’autre si précieux qu’on le garde et donc suprême déchosification.
Peut-on essayer de justifier par la psychè un Radamès amoureux d’une marionnette muséale. Ce que veut montrer ici Lotte De Beer c’est d’abord l’inexistence d’Aida et d’Amonasro. Le vaincu n’existe pas, n’est plus humain, il est non seulement autre, mais il change de nature.

Virginia Chihota : Victorious over my brothers that I may see him (2020)

C’est pourquoi elle fait intervenir le regard de la plasticienne Virginia Chihota, du Zimbabwe, dont les œuvres particulièrement intéressantes sont projetées sur les murs, derrière les personnages, comme imposant l'existence d'un art venu de cette Afrique ex-coloniale, voire ségrégationniste ((Le Zimbabwe, ex-Rhodésie du Sud, était une ex-colonie britannique, où la minorité blanche s’est déclarée indépendante en 1965 et pratiquait une ségrégation raciale à l’image de celle de l’Afrique du Sud. Ce fut une des grandes affaires internationales jusqu’à l’indépendance du pays en 1980)), mais qui surtout a dessiné les deux marionnettes d’Amonasro et d’Aida, réalisées ensuite par l’équipe de Marvyn Millar. Qui deviennent du même coup le produit d’une artiste africaine, des représentations et des images endogènes en quelque sorte. On pourra là aussi accuser de bien-pensance ce qui nous paraît être une vraie bonne idée qui oppose deux imaginaires nés des deux côtés de l’Histoire.

Team Aida : Sondra Radvanovky, la marionnette et les marionnettistes.

Alors on a pu s’étonner de ce début où la marionnette, mue par trois personnes, soit si envahissante. La chanteuse doit chanter de manière contrainte, sans exprimer rien par le corps (car elle est comme la quatrième manipulatrice de la marionnette) mais seulement par la voix, performance notable, avec circonstances aggravantes, parce que sans public pour soutenir ou applaudir. Extraordinaire solitude de l’artiste – Sondra Radvanovsky s’en est ouverte avec un peu d’amertume – condamnée à chanter dans le désert…
Pour le ténor, le défi n’est pas moindre que de s’adresser à une marionnette articulée, de manière passionnée, amoureuse. Ainsi au début du premier acte note-t-on une relative raideur, comme une gêne, un manque de naturel (on peut comprendre) au-delà de l’art du chant totalement accompli de Jonas Kaufmann, qui d’ailleurs par sa technique montre un chant complètement maîtrisé avec une voix qui n’a rien de solaire, mais toute en puissance et en nuance, qui convient bien à la situation dans laquelle c’est un chant intérieur qui s’expose, plus qu’un chant qui s’adresserait à un partenaire. C’est souverain.
Et pour le spectateur cela demande aussi une accoutumance. La situation est paradoxale, et voulue comme telle. L’esclave Aida n’existe pas humainement, mais quand elle est en scène, il y a la marionnette, deux ou trois manipulateurs dont une en permanence accroupie pour faire mouvoir les pieds, et la chanteuse juste en retrait. En bref si Aida « n’est pas », on ne voit qu’elle, elle n’est pas mais quelle surface elle occupe, elle « n’est pas » mais elle « existe » ! Et c’est évidemment voulu : ceux que vous voulez invisibles sont là malgré vous et ils occupent l’espace. Ce monde, notre monde voudrait nier les Aida, mais plus il veut les nier, et plus elles occupent l’espace, le regard, comme le sparadrap du capitaine Haddock.
Une fois admis cette « convention », tout devient évidemment clair et se met en place. On a un monde de représentations qui est celui de la bourgeoisie qui navigue un verre de champagne à la main entre les traces issues des conquêtes coloniales, dans une sorte de Musée des arts premiers du XIXe, et de l’autre le monde de la vérité, paradoxalement personnifié par la marionnette qui représente à nos yeux la non-existence et qui est là, sans cesse là, occupant notre regard, gênante par sa présence même pour tout le monde, artistes en scène comme spectateurs. Idée très forte pour représenter ce qu’on ne veut pas voir.
Du même coup on comprend aussi ce Radamès au début un peu rigide (une rigidité toute militaire) et emprunté : à travers l’amour passionné envers une chose, il illustre la situation psychologique de l’amoureux de l’esclave, de la noire, de l’autre ; il y a un malaise structurel, voire un danger dans la société où il évolue à aimer ce qu’on nie. Il est un entre deux, entre le héros baroque célébré aux premier et deuxième actes, et l’être désolé du dernier acte, en guenilles, qui finit avec la marionnette dans ses bras, dans une position de pietà. Comme le dit une citation (de Sami Tchak) cueillie dans le programme de salle « [Le conquérant] s’affaiblit dans la mesure où il s’ouvre à l’autre… ».
En fait Radamès trahit sa caste avant de trahir sa patrie, et ce faisant, il est vaincu d’avance.
On comprend alors pourquoi le troisième acte qui présente la scène entre la marionnette-Aida et la marionnette-Amonasro fonctionne mieux, parce que les deux marionnettes sont ensemble, sans « humains » perturbateurs (et aussi par incise, parce que l’extraordinaire Ludovic Tézier est moins discipliné que sa collègue dans l’art du « chanter dans le désert » et qu’il « joue » un peu plus). Il reste que quand deux marionnettes se rencontrent elles se racontent des histoires de marionnettes, elles sont en quelque sorte sur leur terrain. On aurait pu d’ailleurs imaginer que pour cette scène, et cette scène seule, les deux marionnettes disparaissent au profit des « vrais » personnages de chair…
Tout cela n’est pas sot, n’est pas illogique dans le contexte, mais pèche peut-être par un souci démonstratif un peu trop affiché. Il reste tout de même que la mise en scène gagne en sens et en intérêt aussi par le jeu des contrastes. Elle permet d’isoler le personnage d’Amnéris, de le singulariser et de lui donner peut-être un poids symbolique plus grand, comme la reine de ce monde social du XIXe qui est ici dénoncé, comme la représentante de cette normalité occidentale et coloniale. Elle « nous » représente en quelque sorte.

Acte II, sc.I : Amneris (Ksenia Dudnikova)

De la scène I de l’acte II, dont la didascalie pas très politically correct est Une chambre dans l'appartement d'Amneris.Amneris entourée d’esclaves qui l'habillent pour le festin triomphal. Des trépieds s'élèvent des volutes de parfums. De jeunes esclaves noirs dansants agitent leurs éventails à plumes, Lotte de Beer fait une scène à la Degas, avec un rideau de fond clairement inspiré de celui de Garnier (couleurs exceptées), installant tout ce beau monde dans un Palais Garnier, un foyer de la danse, rêve de la bourgeoisie riche dont l’opéra-temple en 1871 encore inachevé sera inauguré en 1875.
Évidemment, toutes les scènes avec Amnéris semblent mieux fonctionner, avec bien plus de fluidité : on est entre soi, entre blancs et sans éléments perturbateurs que sont les marionnettes. Ainsi la grande scène de l’acte IV, sur fond de tapisserie d’intérieur vert semble être réglée comme une scène de ménage vériste (vériste= qui représente le vrai), une sorte de drame qu’on pourrait voir dans un théâtre des boulevard parisiens, ou dans un opéra de Mascagni ou Leoncavallo. Effet induit de la présence des marionnettes que de renvoyer les scènes dont elles sont absentes à un univers typique du théâtre bourgeois de la fin du XIXe.

La scène du triomphe

Avec pareille option comment rendre la scène du triomphe ?
Quel que soit le choix du metteur en scène, il faut répondre à une attente du public, au livret également. C’est à dire qu’il faut du spectaculaire, ou du moins faire spectacle.
Lotte de Beer ne cristallise pas sa mise en scène sur le post-colonialisme, mais plutôt sur l’imagerie développée par le monde occidental sur la notion de conquête, sur la mythologie des guerres et des pouvoirs, sur la manière dont le pouvoir se fait mythe. Et cette scène, c’est d’abord le triomphe de Radamès, et donc Lotte de Beer va chercher des images de triomphes, de vainqueurs, d’apothéose et au lieu de faire sur scène le triomphe égyptien, qui dans sa mise en scène n’aurait guère de sens ; elle en fait une sorte de spectacle de salon, où la cour réunie va se divertir en regardant des tableaux vivants. Au lieu du spectacle de l’Égypte triomphante, elle offre le spectacle de l’Occident triomphant au miroir, du XVIIe au XXe, de Louis XIV à Iwo Jima.
Elle travaille sur nos représentations, des esclaves comme de nos gloires et de leurs modèles ; Homère, Alexandre et Darius, Louis XIV, De Ruyter (le plus grand amiral hollandais) Bonaparte. Ainsi en un temps record et d’une manière incroyablement virtuose (c’est un vrai « moment ») vont se dérouler devant nous six tableaux vivants figurants bataille, triomphes, apothéoses, conquêtes et conquérants. On comprend alors que la question n’est pas seulement le post-colonialisme, mais notre imaginaire et nos représentations de civilisation conquérante. Notre civilisation vue comme LA civilisation.
Les tableaux représentés sont :

  • L’apothéose d’Homère, d’Ingres (1827) (Musée du Louvre)

avec son corollaire l'Apothéose de Radamès :

Ksenia Dudnikova (Amneris) Jonas Kaufmann (Radamès)
  • La bataille d’Alexandre et de Darius III, de Pierre de Cortone (1644–1650):

Musei Capitolini, Roma

et sa variation scénique :

  • Assemblée des Dieux (la famille de Louis XIV en dieux de l’antiquité), de Jean Nocret (1670):

Musée National du Château de Versailles
  • Portrait de Michiel de Ruyter par Ferdinand Bol (1667)
  • Bonaparte franchissant le Grand Saint Bernard par David (1801)
  • La liberté guidant le peuple, par Delacroix (1830)
  • La conquête d’Iwo Jima, Marines plantant le drapeau étoilé (1945)

A l’énoncé de cette liste de tableaux, qui défilent de manière ludique au centre de la scène, sur un tréteau, tableau vivant qu’on fixe en dix secondes et qui fait aussitôt place à un autre, on voit comme Lotte de Beer analyse notre imaginaire triomphal, avec beaucoup de mythologie. Il faut inscrire nos mythes du moment dans les mythes inactuels et fondateurs de l’occident, mais elle construit en même temps des liens indirects entre eux : comment ne pas lier « La liberté guidant le peuple » de Delacroix

"La liberté guidant le peuple," de Delacroix (1830), Musée du Louvre

et la photo d’Iwo Jima, image moderne de conquête indiquant par le drapeau l’arrivée de « la liberté » (de style yankee),

ou montrer l’apothéose de Radamès en figurant celle d’Homère, ou l’assemblée des Dieux de l’Olympe figurant la famille royale de Louis XIV… Nous fabriquons nos Dieux et nos héros à l’image de nos mythes anciens, tout comme nos guerriers où Bonaparte fait écho à Alexandre. Rappelons le début de La Chartreuse de Parme, de Stendhal : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. ».

Bonaparte franchissant le Grand Saint Bernard par David (1801) (Musée du Louvre)

Et au milieu, face au monde français surreprésenté dans ce défilé de notre imaginaire,  le portrait de Michiel de Ruyter par Ferdinand Bol est un clin d’œil amusé de la hollandaise Lotte de Beer : ce portrait d’un amiral, l’un des plus grands guerriers de l’histoire des Pays-Bas (les Pays Bas sont une nation commerciale, mais aussi guerrière et colonisatrice) un portrait relativement ascétique (l’ascèse protestante) à l’opposé de la flamboyance française, mais un Ruyter accoudé sur un globe terrestre et avec en toile de fond des vaisseaux… tout en programme. Les Pays-Bas ne sont pas en reste…

Portrait de Michiel de Ruyter par Ferdinand Bol (1667) (National Maritime Museum, London)

Ainsi le triomphe de Radamès est vu comme l’exposé de l’imaginaire de nos triomphes, des références qui dépassent les époques, les genres, et les personnages : si on évoque Homère, c’est évidemment parce qu’on célèbre l’épopée guerrière, l’Iliade, la conquête mythique, mère de toutes les guerres.
Cette circulation étourdissante, réglée avec une rare précision, est aussi pour le spectateur une vérification de ses connaissances en mythologie personnelle, de se mesurer à son imaginaire : est-il un « bon » occidental ? On répondra après avoir reconnu chaque tableau…

Tableaux vivants…

 

C’est évidemment un jeu, qui en vaut un autre et qui vaut bien les 800 figurants de Vérone. C’est en tous cas un point d’orgue de ce travail parce qu’au troisième acte l’œuvre bascule dans un intimisme autre, où le jeu des marionnettes et du réel bascule aussi, comme on l’a vu plus haut.

Nous avons évoqué les actes III et IV, avec l’émotion qui naît au troisième acte (la musique y est aussi pour quelque chose) et cette évocation de la patrie (l’Éthiopie), décrite comme une sorte de paradis terrestre, collines verdoyantes, rivages parfumés, fraiches vallées, forêts embaumées, est presque le locus amoenus de la poésie élégiaque, l’imaginaire d’une patrie idéale telle qu’on peut la construire dans nos mythologies modernes. C’est l’acte, on l’a dit où la marionnette dérange le moins, peut-être aussi parce que la puissance de la musique prévaut (et l’art suprême des trois protagonistes, Kaufmann, Tézier et Radvanovsky).
L’acte IV a deux parties, la première partie nous l’avons dit, est un moment traditionnel où la mal aimée, Amneris, pétrie de remords essaie de sauver Radamès dans cette scène traitée comme une confrontation vériste.

Scène finale, la chanteuse (Sondra Radvanovky) s'éloigne

Il en va tout autrement de la scène finale, souvent traitée lourdement, avec un décor surchargé de tombe égyptienne (voir les productions de Franco Zeffirelli, maitre en la matière). Lotte de Beer a construit là sans doute l’un des moments les plus forts de l’ensemble de la soirée.
Le décor est comme le fond d’un fossé, où pourrissent des cadavres de marionnettes qui sont comme des corps en décomposition. La vallée de la mort… des corps qui pourraient être ceux des condamnés qui ont précédé, mais aussi les restes des rêves perdus, non réalisés. Le cimetière des illusions. Comme dans la phrase de Sami Tchak citée plus haut, le conquérant est vaincu, il va s’éteindre et rejoindre les corps en décomposition. Image très forte, avec des éclairages vraiment exceptionnels d’Alex Brok.
Il y a quelque chose d’évidemment fantômatique, où l’arrivée d’Aida serait presque un îlot de vie, puisqu’on a l’impression que dans la mort, Aida redevient vivante et non plus marionnette, elle joue un peu plus, elle est présente à la scène et pas seulement par son chant exceptionnel.
Mais arrivent aussitôt après les marionnettistes, cherchant dans les corps celui de la marionnette qu’ils finissent par trouver. ils la mettent alors  dans les bras de Radamès donnant cette image de pietà, où Radamès solitaire meurt avec sa marionnette dans ses bras, puisque la chanteuse s’éloigne vers le fond, comme si tout n’était que rêve. On pense un peu au final terrible et magnifique du Tristan de Ponnelle (Bayreuth 1981), où Tristan gît, seul, ayant rêvé la Liebestod. Il y a quelque chose dans ce final d’atone, de désespéré, comme un délitement ultime et terrible, qui fait par contrecoup considérer la vanité de nos conquêtes, de nos imaginaires, du monde, devant la solitude, devant les deux solitudes, celle de Radamès seul avec sa marionnette, et Amnéris dans un coin, éclairée de manière pâle, avec cette manière très simple de souligner la lacération en la plaçant sur le côté à cour, à peine visible, ensemble le condamné à mort et la condamnée à vivre. Magnifique.

Voilà un spectacle qui indiscutablement fera discuter, qui n’est pas novateur dans son propos, ni révolutionnaire dans sa réalisation, mais très clair, très didactique même, à la limite quelquefois un peu lourd voire asséné dans sa manière d’épouser les tednances du temps. De l’autre côté, il y a des idées, des moments émouvants, une belle « vision des non-dits », qui joue avec les réactions du spectateur, qui navigue entre l’agacement de cette « machinerie marionnétique », et le « lâche » soulagement quand la machinerie disparaît, où la scène est plus fluide, comme si étaient ainsi mimées nos gênes, nos propres non-dits, toutes nos manières de cacher nos problèmes sous le tapis. « Mieux vaut trop d’idées que pas d’idées » disait Boulez. Notre regard sur cette production suivra ce conseil.

 

Le triomphe de cette Aida, c’est la musique

 

Musicalement, c’est la clarté aveuglante d’un triomphe total et absolu. Le plateau dans son ensemble est sans reproche, et notamment les protagonistes, en dépit pour le couple central de la difficulté à chanter dans le vide ou les yeux dans les yeux d’une marionnette grisâtre.
Comme toujours dans les grandes distributions, il n’y aucune faiblesse jusque dans les « petits » rôles. Ainsi du messager vaillant d’Alessandro Liberatore et surtout de la sacerdotessa (la prêtresse qui chante immenso Ftah) chantée par Roberta Mantegna, qui désormais chante les grands rôles en Italie et qui montre ici comme on pouvait s’y attendre une belle ligne de chant et une vraie délicatesse qui se remarque immédiatement.
Le Roi de Soloman Howard est lui aussi très en place et particulièrement notable avec sa voix forte et sonore, aux belles harmoniques, son timbre chaleureux, un volume contrôlé, et une belle projection, dans un rôle un peu sacrifié, il fait en quelque sorte partie des meubles et du tableau général de la cour, jamais protagoniste, mais toujours présent. Il a peu d'interventions, mais elles sont ici remarquables.

Jonas Kaufmann (Radamès) et Dmitry Belosselskiy (Ramfis)

Au contraire du Ramfis de Dmitry Belosselskiy, qui a part importante de la trame. On connaît bien sa voix de basse, qui remplit les grands théâtres et les Requiem de Verdi. Le timbre n’est pas forcément séduisant, mais la voix est puissante, la diction impeccable, le volume remplit la salle vide de Bastille qui nécessite évidemment une révision des équilibres scène-orchestre et voix-salle. Et cette voix convient au personnage voulu de politique qui fait les rois.

Ksenia Dudnikova (Amneris)

Sur le quatuor protagoniste que dire d’autre que l’admiration et la satisfaction ? Ksenia Dudnikova avait la lourde tâche de remplacer Elina Garança prévue à l’origine, et elle défend Amnéris avec une voix large, des aigus pleins (une ou deux fois aux limites, mais on pinaille), une magnifique ligne de chant avec un phrasé impeccable et une diction irréprochable : une Amnéris qui par sa situation dans la mise en scène, devient centrale, et qui s’acquitte de la charge avec le professionnalisme modèle d’une véritable artiste. Elle tient formidablement la scène parce qu’elle est un « vrai » personnage, identifiable, qui s’impose fortement. On l’a vue dans d’autres rôles, notamment Carmen (à Vérone), et une belle Sonejtka dans Lady Macbeth de Mzensk à Salzbourg (direction Jansons) mais c’est peut-être Amnéris qu’elle chante beaucoup en Russie ou ailleurs où elle emporte la totale adhésion.
Le rôle d’Amonasro est ingrat parce qu’il est court et demande en un temps bref (il n’a même pas d’air) de s’imposer. Un Amonasro même seulement honnête est catastrophique pour l’équilibre des deux scènes où il apparaît. Il faut une voix qui s’impose, et donc imposante, qui doit en une dizaine de minutes s’inscrire dans la mémoire du spectateur.

Ludovic Tézier (derrière la marionnette d'Amonasro)

Évidemment, Tézier est de ceux-là, parce qu’il a tout, il a d’abord ce timbre éclatant, jamais voilé, clair et il a aussi la puissance (Quel Wagner il chanterait !). Mais il a surtout le phrasé, l’émission la clarté du discours, l’expressivité, la présence physique et vocale : il joue d’ailleurs à « déjouer » la mise en scène : il est, nous l’avons déjà évoqué, bien plus d’un diseur derrière une marionnette, et la puissance de la scène avec Aida vient aussi de cette présence scénique qui s’impose malgré la mise en scène. Quitte à me répéter, un seul nom me vient en l’évoquant, celui de Piero Cappuccilli dont il a le style impeccable et l’élégance, en plus de la puissance.

Jonas Kaufmann (Radamès) dans la scène finale

Jonas Kaufmann est Radamès et nous l’avons entendu en juillet dernier en plein air à Naples avec le même Michele Mariotti au pupitre, mais non devant une salle vide, mais avec deux mille ou trois mille personnes subjuguées. C’était un Radamès vaillant, emporté par la foule, ardent et délicat à la fois.
Kaufmann est d’une très grande intelligence et il sait adapter son chant aux circonstances, mais aussi quelquefois aux prérequis de sa propre voix. Kaufmann ne sera jamais un Radamès solaire à la Carreras ou Domingo.
Dans une production qui veut un Radamès quelque peu déstabilisé, plus intérieur, l’absence de public peut être un atout pour construire un personnage isolé, sans cesse face à ses chimères. L’attitude de Kaufmann, un peu raide dans son uniforme, un peu gauche, dérangé par la situation, accompagne évidemment un chant non pas hésitant, mais plus intérieur, dialoguant sans cesse avec lui-même. Le chanteur a un atout supérieur, c’est une technique qui lui permet des notes filées, des mezzevoci, un contrôle très marqué du volume. La voix sort quand il faut, et avec puissance et éclat, mais c’est plus dans l’intériorisation qu’il excelle. Son Celeste Aida est à ce titre de la joaillerie, un travail de ciselure de la parole, de maîtrise du son, qui évidemment fait merveilleusement passer les aigus, pliés à cette volonté. Radamès est un rôle qui convient parfaitement à sa voix, naviguant entre lyrisme et héroïsme. Et c’est en plus un chanteur qui se plie aux exigences de mise en scène, et qui sait parfaitement traduire le personnage voulu grâce à des inflexions uniques, un sens du mot qui est tout à fait exceptionnel. Dans cette production qui exige de naviguer entre plusieurs écueils pour le ténor, habiter un chant qui se heurte à une partenaire-marionnette, sans  regarder en face la chanteuse qui chante Aida et donc sans créer une émulation dans les duos, Jonas Kaufmann s’en tire non seulement avec tous les honneurs, mais bien plus, il assoit une nouvelle manière de voir Radamès. Admirable.

Sondra Radvanovsky (la voix d'Aida)

Sondra Radvanovsky est l’une des deux ou trois pures verdiennes incontestables dans le panorama lyrique d’aujourd’hui, elle a la puissance, la technique, les aigus. Elle sait aussi donner du poids à chaque parole (on comprend tout dans son chant). Elle est parfaitement à l’aise dans le rôle d’Aida.
Elle a fait savoir clairement que la mise en scène la gênait dans une position qui l’oblige à sans cesse chanter derrière la marionnette, derrière le partenaire qu’elle est sensée aimer et donc à être vocalement présente, mais physiquement anonyme, fondue dans le groupe des manipulateurs. Ils font marcher la marionnette et elle la fait chanter. À certains mouvements moins contenus, on mesure la difficulté de chanter de manière réprimée. C’est elle sur laquelle la mise en scène pèse le plus, plus encore que sur Radamès qui peut chanter l’amoureux et avoir des mouvements vers l’être aimé, même si c’est un bout de bois désarticulé. Elle est bien plus contrainte.
La performance vocale est d’autant plus exceptionnelle. Car il ne s’agit pas de chanter comme en version de concert, il s’agit de chanter une présence-absence en faisant de la voix l’unique outil du jeu, tant les mouvements sont limités. Exceptionnel le phrasé, exceptionnels l’expression, la présence, les aigus stratosphériques, exceptionnelle la technique. Elle est une verdienne parce qu’elle allie une puissance dramatique hors pair avec une technique belcantiste de fer, avec des mezzevoci contrôlées, des notes filées, la possibilité de chanter des pianissimi sans failles, sans que la voix ne brinqueballe, et surtout en gardant sans cesse la présence vocale et le relief. Son duo final est une merveille de poésie, de chant éthéré, dans un souffle qui en ferait presque la voix d’une ombre. On reste étonné de la performance dans des conditions aussi ingrates pour la chanteuse, qui démontre une fois de plus quelle artiste elle est.

Pour soutenir cette équipe d’exception, le chœur de l’Opéra, dirigé encore par José Luis Basso (qui part à Naples après Faust) chante masqué avec la difficulté évidente qui en découle, mais l’acoustique d’une Bastille vide est plutôt un atout, et dans une Aida moins tonitruante que d’autres, il montre une belle présence et un vrai relief.  Chapeau.
Et puis il y a l’orchestre, dirigé par un Michele Mariotti (qu’on avait déjà entendu à Naples, fou d’énergie et galvanisé par le lieu) qui veille à trouver le juste équilibre, car l’orchestre sonne évidemment différemment dans une salle sans public, plus réverbérante, et avec un son un tantinet moins lointain que dans la salle comble. Pour permettre dans la fosse une distanciation nécessaire (un musicien/un pupitre), on a très légèrement réduit les cordes, mais sinon le personnel d’orchestre est celui d’une Aida « ordinaire ». Il en résulte aussi un son différent, moins compact, plus analytique, notamment pour les interventions des cuivres et des bois, un peu plus à découvert et donc plus en relief dans les parties plus « épiques » ou plus dramatiques, ce qu’on perçoit moins évidemment, dans les parties plus lyriques.
Mariotti en grand chef lyrique est très attentif à ne pas couvrir les voix, ce qui est le danger avec cette acoustique un peu inhabituelle, et il sait parfaitement garder à son Aida une variété de couleurs. Il n’efface en rien ce qui est chez Verdi essentiel, la pulsation dramatique, le théâtre en fosse, la parfaite adéquation fosse-plateau mais il n’abdique de la précision des sons, ni des nombreux raffinements de la partition qu’il exalte, avec même quelques coquetteries inattendues. Grande direction que lui reconnaît l’orchestre visiblement ravi.

Au total, la qualité musicale exceptionnelle emporte forcément l’adhésion dans une production dont le travail scénique est loin d’être indigne mais moins inattendu qu’on aurait pu le penser. Lotte de Beer a fait un vrai travail de théâtre, dérangeant plus par ses aspects « techniques » que « philosophiques ». Elle a voulu que public et chanteurs soient « perturbés » pour montrer par cette perturbation « de l’intérieur » certaines autres perturbations nées de notre histoire, de notre imaginaire, de nos culpabilités. C’est un pari risqué mais qui fonctionne au total dans une production sans indignité, mais sans étincelle non plus. Seul le lieu n’est pas adapté, c’est évidemment Garnier qui conviendrait (même s’il n’a que 2000 places) parce que ce merveilleux théâtre à peu près contemporain d’AIda est l’illustration même de ce que cette mise en scène souligne de la société du temps.

Streaming sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/100863–000‑A/giuseppe-verdi-aida/

Radamès, représentation de nos représentations
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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9 Commentaires

  1. Magnifique analyse. Entierement d’accord. Bien que une Aida plus vlassique ferait l’affaire avec une telle brillante execution

  2. Merci cher Wanderer pour ce compte rendu analytique, qui, après la vision sur Arte, me donne encore plus envie de voir « en vrai » cette Aïda magnifiquement chantée, tous les interprètes bouleversants, dans une belle mise en scène très intelligente…

  3. Eine sehr informative und differenzierte Rezension, die ich zum Verständnis der Inszenierung gern auch vor der Übertragung gelesen hätte. Aber vielen Dank für Interpretation und Information auch im Nachhinein. Ich stimme in der Bewertung vollkommen zu. Die letzte Szene im Grab fand auch ich besonders stark, auch die Inszenierung, und welche emotionale feine Darbietung der beiden Protagonisten. Man muss Kaufmann, Radvanovsky und Terzier dafür bewundern, dass sie nicht nur hervorragend gesungen haben, sondern sich auf die schwierige Aufgabe eingelassen haben, die der Einsatz der Puppen gefordert hat.

  4. Je vous suis gre pour cet analyse, explication, et apologie de la nouvelle production, que j'admire et qui m'a beaucoup emu. Elle "donne a penser," et l'emotion n'en est pas moindre. Quel soulagement de vous lire apres avoir parcouru des titres et premiers paragraphes des critiques negatives.

    • Je ne dirai pas apologie. J'essaie d'expliquer ce que j'ai ressenti, j'essaie d'éclairer sur les options théâtrales. Expliquer n'est pas justifier ni approuver, je ne suis pas sûr qu'idéologiquement je partage la manière qu'a Lotte de Beer de poser le problème.

  5. A noter que la technique des marionnettes, interprétée ici essentiellement comme une réification des deux personnages ‑Aida et son père- et celle du théâtre traditionnel japonais bunraku. Citation déjà vue dans un Madame Butterfly du Met Opera pour le personnage de l’enfant.
    Peut être Lotte de Béer s’est elle expliquée sur cet emprunt, ce serait intéressant …

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