Le metteur en scène Mario Martone fait ses débuts à Bastille avec un pari risqué. Rien de moins dissemblable en effet que les esthétiques et le contenu de cette Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni et la rare Sancta Susanna de Paul Hindemith. Si ces deux opéras en un acte appartiennent respectivement à un diptyque (le fameux Cav/Pag) et un triptyque (Mörder, Hoffnung der Frauen, Das Nusch-Nuschi, Sancta Susanna), leur réunion en une soirée d'une heure et demie sans entracte a de quoi surprendre.
Rescapée de la production de la Scala en 2011, cette Cavalleria rusticana peine à convaincre tant elle paraît prisonnière des options très conventionnelles de Mario Martone. Musicalement, la carpe vériste fuit le lapin néoclassique – impression renforcée par l'idée incongrue de placer entre les deux ouvrages un précipité et des saluts en lieu et place d'un fondu-enchaîné qui aurait sans doute été plus audacieux. Le texte de présentation nous apprend que les allusions à la foi servent de prétexte à ce diptyque parisien. Un immense christ crucifié sert de pont visuel et thématique entre ces deux brèves intrigues racontant le versant naturaliste et religieux de la brûlure amoureuse.
Point de carte postale sicilienne pour Cavalleria rusticana, juste un fond noir uniforme et une assemblée de villageois qui tournent le dos au public avec pour point de fuite le prêtre officiant à l'autel. Sertie dans cet écrin mystique, l'intrigue prend une dimension de tragédie grecque dans laquelle Elīna Garanča et Yonghoon Lee n'ont à offrir qu'un jeu d'acteur des plus conventionnels.
Pour ses débuts en Santuzza, la mezzo déploie une magnifique ligne ample et sombre, sans chercher à imiter une italianité que son timbre lui refuse. Le Turiddu du coréen passe en force mais avec une belle énergie tandis que la Mamma Lucia d'Elena Zaremba tire des larmes et Vitaliy Bilyy campe un Alfio sans doute plus maussade d'humeur que véritablement jaloux et meurtrier.
Dans Sancta Susanna, c'est le rôle-titre tenu par Anna Caterina Antonacci qui vocalement et scéniquement, impressionne le plus et donne à ce bref opéra tantôt des allures de vaste drame lyrique, tantôt le combat intérieur d'un être aux limites de la foi et de la folie, au risque de s'abandonner à l'érotisme (Voir l'interview : https://wanderer.legalsphere.ch/interview/je-suis-plus-cinephile-que-lyricophile/).
D'abord confinée dans une cellule de nonne, éclairée en oblique par un rayon tombant de l'unique fenêtre, l'action se déploie au moment où pivote le décor, laissant voir en dessous un Christ crucifié contre lequel Susanna viendra frotter son corps. Martone joue sur le contraste entre la nudité impudique des corps féminins et la noirceur menaçante du décor, à l'image de cette hideuse araignée géante, constituée par le corps de six danseurs qui rampent à même le sol et sur laquelle s'allonge une figurante nue. Cette façon de surligner entraîne dans l'exagération spectaculaire cette allusion d'August Stramm d'une foi qui se perd dans le péché de la chair. Pour un peu, on y retrouverait la célèbre et terrifiante sculpture de Louise Bourgeois, réalisée en hommage à sa mère.
On reste stupéfait par l'engagement dramatique de Renée Morloc ; sa Klementia est puissamment charpentée et s'accommode volontiers du tellurisme des changements de registres de la Sancta Susanna d'Antonacci. Limitée par la brièveté de sa Vieille Nonne, la prestation de Sylvie Brunet-Grupposo n'en demeure pas moins habitée d'un vibrant lyrisme. La direction très souple de Carlo Rizzi profile un Mascagni aux cordes épurées, soucieux des arrière-fonds et des équilibres harmoniques. Cette conception, jamais vulgaire mais jamais véritablement engagée, maintient Cavalleria dans un format expressif sans réelle surprise. Dans Sancta Susanna, la tension baisse d'un cran dans les passages les plus exposés et malgré la brillance des cuivres, l'amplitude de la battue rythmique amoindrit l'urgence du drame au bénéfice d'une relative prudence.