En 1999, Le festival de Salzbourg présentait Les Boréades de Rameau, dans une belle mise en scène de Karl-Ernst et Ursel Hermann, avec l’ Orchestra of the Age of Enlightenment sous la direction de Sr Simon Rattle et au clavecin… Emmanuelle Haïm !
Vingt ans après, Emmanuelle Haïm dirige Les Boréades à l’Opéra de Dijon, dans la mise en scène de Barrie Kosky, second volet d’une collaboration autour du compositeur dijonnais née il y a quatre ans autour de Castor et Pollux, une production londonienne de 2011 importée à Dijon en 2014.
L’œuvre de Rameau fut commandée par l’Opéra de Paris en 1763, mais jamais représentée. Et Rameau mourut en 1764, si bien que c’est son dernier opéra, redécouvert dans les dernières années du XXe siècle, notamment par John Eliot Gardiner . Les Boréades connut depuis un nombre finalement assez limité d’exécutions scéniques et concertantes.
L’histoire en est assez simple : Alphise, reine de Bactriane, doit par décret divin épouser un descendant de Borée, le Dieu du Vent (du Nord). Or ses deux fils, Borilée et Calisis, en sont amoureux. Mais Alphise aime Abaris, troisième larron dont on ne connaît pas l’origine, élevé par le Grand Prêtre d’Apollon Adamas. Alphise pour rester fidèle à ses sentiments est prête à renoncer au trône et suivre Abaris. Borée est furieux, et le montre par les tempêtes qu’il provoque. Mais Abaris s’est montré par son courage digne des Dieux et Apollon révèle qu’il est son fils et sa mère une lointaine descendante de Borée. Il peut donc épouser Alphise et tout est bien qui finit bien.
Les trois premiers actes sont faits de méditations et lamentations mêlées de danses qui sans cesse interrompent l'action absente jusqu’au quatrième acte et surtout au cinquième, où Borée retient Alphise prisonnière et lui promet mille morts, et où tout se précipite. Mais il y a une musique intense, dansante, très vive, voire vivace, très étonnante chez un compositeur octogénaire et qui fait de cet opéra un animal étrange, étonnamment séduisant et jamais ennuyeux, tout simplement parce que l’action est remplacée par une exposition de tout ce que peut compter d’émotions la nature humaine. Plus qu’une histoire d’amour statique, ce qui est mis en valeur c’est la tendresse, la générosité, le courage, la fidélité à l’autre, le mépris des valeurs politiques et des vanités au profit de choix individuels revendiqués, mais aussi l’ambition, la jalousie, le pouvoir de détruire (Borée).
La trame ressemble par certains aspects à ces contes de Perrault ou de Grimm, où la bonne fée serait remplacée par le prêtre d’Apollon et la marâtre par Borée, et où les méchantes sœurs (de Cendrillon?) seraient les deux frères Borilée et Calisis tandis que les amants seraient soumis à des épreuves pour évaluer la solidité de leurs liens. Il y a de quoi proposer cette histoire à Bruno Bettelheim.
Barrie Kosky a tenu à souligner l’abstraction de ce livret, en proposant un espace très épuré, un peu comme dans Castor et Pollux, essentiellement constitué d’une immense boite dont le couvercle se soulève, laissant voir sur une sorte de scène l’espace d’Alphise, l’espace des amants, l’espace de leur histoire, tandis que les autres personnages sont sur le plateau, au proscenium ou sur les côtés. Cet espace très pur, très géométrique, tout blanc avec son centre qui préserve les deux amants comme dans une boite à bijoux, permet lorsqu’il est fermé des projections en ombres chinoises, impressionnantes dans les scènes de tempête.
Il a aussi choisi d’épurer l’histoire ou de la simplifier, en réduisant plusieurs personnages en un seul. Apollon est à la fois Apollon et Adamas, comme si le Dieu avait pris l’aspect de son Grand prêtre, et il a fondu le rôle de la nymphe, de Semire, de Polymnie et de Cupidon en un seul, le Dieu Amour avec ses flèches, une solution qu’avaient d’ailleurs aussi adoptée les Hermann à Salzbourg en 1999. Ainsi Kosky dégage-t-il le niveau des mortels, des amants, isolés sur le podium et celui des autres mortels, essentiellement les deux frères et celui des Dieux, Apollon, Borée et Amour, qui manipulent des hommes en montreurs de marionnettes s’amusant comme des petits fous à mettre en difficulté leurs pantins et à regarder comment ils s’en sortent.
Comme il le souligne dans ses intentions exprimées dans le programme de salle, il voit aussi un autre niveau, plus éthéré, plus « vaporeux » qui est celui des rêves et qui ainsi peuvent s’exprimer tout au long des trois actes où toute action est absente.
C’est en effet un monde particulier que structure Barrie Kosky : un monde chorégraphié, sans lien avec le réel, où tout mouvement scénique répond aux intentions du chorégraphe Otto Pichler, le chorégraphe de toutes les opérettes de Kosky, qui effectue ici un travail remarquable notamment avec le chœur : danseurs et choristes mêlés offrent ici des mouvements hautement virtuoses, avec des compositions, des jeux d’ombre, des arrêts sur image, et des chorégraphies très jazzy, très Musical, très opérette qui donnent à cette musique une vivacité pétillante on l'on voit que Rameau, ça swingue !
Par cette variété des mouvements, par ces changements prodigieux d’éclairages (de Franck Evin, une garantie…) le spectateur n’est jamais laissé ou à la mélancolie des airs, ou à une fixité ennuyeuse que la trame pourrait impliquer. Au contraire, il concentre son regard sur une action très variée, sans qu’il soit distrait par des décors surabondants, dans une sorte de gratuité qui aimante l’attention en créant l’émotion. Mais toujours Kosky donne des indications qui sont autant de signes : effets délétères des tempêtes de Borée, en une vision post-catastrophe, sol jonché, ruines fumantes, armes abandonnées, comme si Borée avait provoqué guerre ou fin du monde ou pluie d'étoiles à la fin.
Mais aussi et à l'inverse il ménage des moments de joie, comme ces fleurs multicolores qui pendent et qui donnent une tache colorée à un plateau plus ou moins noir et blanc.. Cet espace est à la fois vide et épuré, et complètement rempli par des êtres qui bougent au gré de la musique dans une sorte de ballet qui n’en est pas un et qui fait de chaque mouvement comme une « image de l’âme » fascinante, qui aide à rentrer dans la musique, métaphore des gestes comme les gestes sont métaphores du son.
La magie de ce travail c’est qu’il accompagne le spectateur dans son entrée dans la musique et qu’il la met en valeur, en faisant de la scène la boite à histoires et la boite à musique dune chambre d'enfant : une chambre à rêves et à émotions.
Ainsi les personnages sont-ils très caractérisés : Borée le Dieu par qui tout arrive souffle trois fois au départ pour lancer la boite à musique oserait-on dire, et il souffle souvent pour ouvrir la scène, pour lancer l’action. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » dirait si justement ici Paul Valéry, mais Amour (magnifique Emmanuelle De Negri) ouvre aussi la boite, en portant sa flèche symbolique aux protagonistes. Seul Apollon reste en retrait car il est le vrai Deus ex machina, celui par lequel la musique arrive, celui par lequel la poésie naît, celui qui manipule l’art et qui l’offre aux hommes. Il est toujours à l’extérieur, côté jardin, ou dans la salle, pour veiller au bon ordre des destins.
Le centre de l’action, c'est Alphise : c’est elle qui doit décider, c’est elle qui aime et c’est elle qui tient le pouvoir, c’est elle aussi qui rêve et le spectacle s’ouvre sur Alphise qui dort et se clôt sur Alphise qui dort, et qui a voyagé dans un monde sans réalité tangible. Son amour Abaris n’est pas dans ce rêve le prince charmant des contes de fées, il a de grosses lunettes épaisses de l’étudiant attardé, un peu nerveux dans ses gestes, pas à l’aise dans son statut d’amant de la reine, très légèrement clownesque, comme s’il personnifiait une sorte d’altérité.
Mais Kosky place Amour comme artisan de la mécanique de l'œuvre, personnage un peu vagabond, souriant et sympathique, un avatar de post soixante-huitarde qui n’est Amour que par ses flèches qu’elle offre très vite d’ailleurs et qui accompagne comme la fée bienfaisante l'aventure des amants. En revanche, Borée est plus mûr, brutal, (Christopher Purves, qui a quelque chose d’animal et de mal dégrossi), tandis qu'Apollon est ala séduction aristocratique même (Edwin Crossley-Mercer). Trois Dieux, trois versions des caractères… humains.
Quant aux deux frères, ils sont les moins caractérisés, dans une sorte de banalité qui ne les fait pas sortir du lot. Kosky procède ici par touches délicates, ne souligne rien d‘un trait grossier et épouse ainsi la subtilité et la délicatesse de la musique de Rameau, avec ses qualités habituelles dans la gestion des groupes, dans les compositions dans l’espace, dans les jeux d’ombres et de lumières, mais aussi dans l’attention donnée aux mouvements des corps, au jeu du couple Abaris/Alphise. Un travail d’orfèvrerie théâtrale au service de l'orfèvrerie musicale.
On l’a dit, Kosky, lui-même musicien, épouse les contours de cette musique en un travail profondément en phase avec les options d’Emmanuelle Haïm, qui signe là une très grande réussite, dans un opéra qu’elle connaît bien pour l’avoir dirigé il y a une quinzaine d’années à Strasbourg. L’orchestre fait entendre les raffinements de la partition (les bois sont magnifiques) et surtout montre une énergie et une vie qui rendent justice à cette musique d’une incroyable jeunesse. Il y a dans l’approche d’Emmanuelle Haïm et de son Concert d’Astrée à la fois le côté poétique, quelquefois éthéré, souvent mélancolique, mais aussi des aspects incisifs et dramatiques. La cheffe a su installer une dramaturgie musicale qui respire à l’unisson avec la scène, qui insuffle à l’œuvre une vie de tous les instants avec la variété inhérente à la vie, joie et tristesse, méditation et énergie, danse et arrêt sur image. Et Kosky ne se trompe pas en faisant souffler Borée sur l’orchestre : car c’est bien de souffle qu’il s’agit, en un travail qui est à la fois aérien et très contrôlé, d’une redoutable précision et en pleine osmose avec le plateau.
Un plateau où règne aussi le chœur du Concert d’Astrée. Il a effectué un travail musical et scénique d’exception, très présent, très clair, il chante et danse, il bouge en des mouvements que Kosky veut très individualisés, il esquisse des pas sous l’autorité experte du chorégraphe Otto Pichler, qui travaille avec les groupes comme il le fait dans les opérettes, et avec le même style.
Le plateau réuni rend par son homogénéité l’idée du travail de troupe si cher à Kosky, même si quelques-uns se remarquent plus que d'autres ; il reste qu’il n’y a pas de grande faiblesse dans cette distribution, juste quelques différences d’intensité.
Les deux frères, Calisis (Sébastien Droy) et Bobilée ( Yoann Dubruque) ont le rôle ingrat des amoureux éconduits, forts de leur bon droit (ils sont « fils de »)et ils restent assez pâles, même si le Calisis de Sébastien Droy est un peu mieux projeté, avec plus de relief.
Le Borée de Christopher Purves, un chanteur au répertoire large (c’est un bon Peter Grimes par exemple, mais aussi un Alberich) a le phrasé impeccable des anglo-saxons, et une autorité un peu brutale qui sied au personnage, la voix est très sonore, domine bien le plateau comme il se doit pour un rôle épisodique, aux interventions frappantes, et c’est parfaitement chanté.
L’élégance d’Edwin Crossley-Mercer convient parfaitement au double rôle d’Adamas et d’Apollon (dont Kosky fait un rôle unique), peut-être un peu plus à l’aise dans Apollon d’ailleurs, timbre chaud, diction parfaite, voix puissante, élégance du style : la prestation est totalement convaincante.
Mathias Vidal est Abaris, et c’est un enchantement que d’entendre la clarté de l’émission, la ciselure de chaque mot, la manière dont le texte est mis en valeur et en relief. Le ton est souvent mélancolique (son amour a peu de chance de triompher) et la voix est parfaitement contrôlée, avec une science de l’expression notable. À l’aise dans le baroque, dans l’opérette ou dans le bel canto, c’est une des voix les plus prometteuses du chant français, et il est ici vraiment prodigieux de justesse, sur scène et dans la voix. Le duo final avec Alphise est un moment suspendu, l'une des plus belles musiques de Rameau.
Hélène Guilmette est Alphise, sans problème vocal, avec de très beaux moments (« horizon serein » par exemple), il lui manque peut-être une diction plus claire, et sur scène cette autorité qui doit être celle du personnage. Elle pâtit un peu du voisinage de Mathias Vidal d’un côté et d’Emmanuelle De Negri de l’autre. Il reste que l’ensemble est bien au-delà de l’honorable.
Emmanuelle De Negri enfin, dans un personnage syncrétique fait de tous les personnages féminins secondaires, devient le personnage principal, l’autre démiurge du plateau. Si Borée fait souffler le vent de la musique, Amour fait mouvoir les cœurs et les corps, mais aussi la « boite » qui s’ouvre et qui se clôt. Elle est donc le personnage principal du spectacle, fait de tous les autres, qui anime le plateau avec une incroyable maestria, souriante et vive, en dansant, jouant et chantant : elle est partout et nulle part et s’impose dans la mise en scène face au personnage d’Alphise (qui évidemment pâlit face à cette énergie), le chant est varié, vif, émouvant, parfaitement contrôlé et aux facettes de couleurs multiples de personnage à tout faire, comme le monsieur Loyal de ce drame et c’est éblouissant, comme si elle tenait le tout à bout de bras, avec une énergie peu commune.
Un travail merveilleux parce que tout est à sa place et que l’alchimie cheffe – metteur en scène a parfaitement fonctionné. Sans nul doute l’un des grands spectacles de la saison en France.