Tout cela, on l’apprend en lisant le programme de salle publié à l’occasion de la nouvelle production, petit volume sur lequel on aimerait que certaines maisons d’opéra en France prennent modèle : au lieu de spéculations fumeuses sur le sens de l’œuvre, on y trouve en effet des informations sur les différentes productions qu’a connues l’opéra (huit avant celle qui a été créé en 2021, dont celle de Jonathan Miller, empruntée à l’English National Opera en 2005) et sur les nombreux interprètes des trois rôles principaux : on apprend ainsi, photographies à l’appui, qu’Asmik Grigorian, de père arménien mais de mère lituanienne, fut une superbe Violetta dans deux productions différentes, qu’Alfredo fut notamment chanté par un élève du conservatoire de Vilnius nommé Sergejus Larinas (mieux connu en France sous le nom de Sergueï Larine). Toutes ces images permettent aussi de juger de la diversité des styles adoptés au cours d’un siècle d’histoire, depuis le « costume moderne » adopté dès 1920 (Violetta ouvre les Années Folles) en passant par les crinolines qui dominent la plupart des productions, jusqu’au retour aux tenues contemporaines voulues par le metteur en scène Chen Shi-Zheng en 2009.
Sans doute à cause des perturbations causées par la pandémie, l’Opéra national de Lituanie n’a pu proposer de « Traviata du centenaire » le 31 décembre 2020, et la nouvelle production a donc été créée en novembre suivant, contrairement à la tradition. Pour la deuxième fois cette saison, après Le Chevalier à la rose confié à Damiano Michieletto en septembre, Vilnius fait appel à un metteur en scène italien, et dans les deux cas, il en résulte un spectacle qui tourne le dos au réalisme pour donner à voir ce qui se passe dans la tête du personnage principal, non sans recourir à un symbolisme parfois déconcertant. Certes, le livret de Piave d’après Dumas fils ne se prête pas aussi naturellement que le texte de Hoffmannsthal à ce genre d’exploration, mais Fabio Ceresa n’en impose pas moins une vision personnelle de l’œuvre.
Cette nouvelle production mise d’abord sur le spectaculaire : décors monumentaux aux couleurs frappantes, vert émeraude chez Violetta, rose fuchsia à la campagne, bleu roi chez Flora, avec escaliers et lustres à pampilles, les abonnés du Met seraient à la fête. Costumes évoquant le milieu du XIXe siècle, avec crinolines pour toutes les dames et hauts-de-forme pour les messieurs, le chœur étant ici traité non comme un rassemblement d’individualités, mais comme un bloc dont tous les membres arborent la même tenue (avec différentes nuances de rose au premier acte, de jaune au deuxième). Autrement dit, vu de loin, on peut croire avoir affaire à une Traviata somme toute assez traditionnelle. Sauf que, dès l’ouverture, Fabio Ceresa trouve un moyen de rendre la maladie de l’héroïne immédiatement visible : Violetta a la main gauche noircie, comme nécrosée, ce qui l’oblige à porter des gants en société.
Cette main noire sera au centre du jeu scénique à plusieurs reprises, dès le premier duo avec Alfredo, puis lors de la fête chez Flora, où une pantomime montre un double de Violetta qui ressemble à la Mort. Et au dernier acte, tandis que défile à l’extérieur le cortège du bœuf gras, trois minotaures aux longs doigts griffus viennent tourner autour de la mourante. Mais Violetta ne mourra pas, ou du moins, elle aura droit à une sorte de Liebestod puisqu’elle s’échappe dans l’espace qui s’ouvre en fond de scène et reste debout quand le rideau tombe. Cette arrière-scène (que Michieletto exploitait beaucoup, et dédoublait même dans son Rosenkavalier) sert ici à illustrer le discours de Germont au deuxième acte, des figurants au visage masqué montrant la sœur d’Alfredo délaissée par son fiancé, ou, pendant « Di Provenza il mare, il suol », un paysage de champs de lavande où les personnages peuvent parcourir (et où se promènera finalement Violetta).
Pour les nombreuses représentations prévues, l’Opéra de Vilnius a prévu une double, voire triple distribution pour la plupart des rôles, en puisant dans les solides ressources de sa troupe. On reconnaît notamment en Gastone la silhouette caractéristique de Rafailas Karpis, incroyable Valzacchi quelques mois auparavant, tandis que Monika Pleškitė, Sophie en septembre, est cette fois Annina. Quant aux trois rôles principaux, il s’agit d’artistes lituaniens ayant une carrière internationale.
Très vigoureusement applaudi à l’issue de la représentation, Kostas Smoriginas semble pourtant offrir le service minimum en Germont. Certes, la voix est puissante et bien timbrée, mais la diction de l’italien est très relâchée, et l’interprète ne fait pas dans la dentelle. D’autres barytons nous ont habitué à bien plus de délicatesse pour un personnage certes détestable, notamment dans les phrases répétées de « Di Provenza il mar, il suol », que certains chanteurs prennent soin de varier.
Katerina Tretyakova est une Violetta sculpturale, qui porte magnifiquement les robes dessinées par Giuseppe Palella. Vocalement, on admire sa projection percutante, mais le premier acte ne paraît pas idéalement écrit pour la soprano. Les vocalises de « Follie, follie » ne sont pas émises avec la précision que l’on attend, c’est dommage, et la chanteuse est bien plus à son aise dans les deux autres actes, où elle peut faire valoir une expressivité à même de toucher le public, que ce soit par ses très beaux pianissimi dans le duo avec Germont, ou par le parlando auquel elle n’hésite pas à recourir pour certaines de ses ultimes répliques. Quant à Edgaras Montvidas, bien connu du public français qui a pu l’applaudir à plusieurs reprises, notamment en Werther à Nancy, son Alfredo – rôle qu’il avait déjà chanté à Vilnius en début de carrière – offre un mélange idéal de jeunesse amoureuse et de vaillance virile, sans être avare de nuances, pour un portrait complet de son personnage.
Dans la fosse, Ričardas Šumila adopte des tempos allants, donnant à sa direction une indéniable efficacité théâtrale. Sûr de pouvoir compter sur la puissance vocale des protagonistes, il ne craint pas de déchaîner son orchestre, en particulier dans « Amami, Alfredo », où les percussions sont particulièrement présentes. Le choeur, très fourni, fait lui aussi honneur à l’Opéra national de Lituanie, dont le centenaire est ainsi fêté comme il se doit, même avec un peu de retard sur le calendrier.