Un choix inhabituel, mais d'un grand intérêt, et bien réamisé. Après presque cinquante ans (le seul précédent, et c'est déjà un signe, remonte à 1972), Giovanna d'Arco, une œuvre de jeunesse de Giuseppe Verdi, est réapparue sur la scène du Teatro dell'Opera di Roma. C'est grâce à Daniele Gatti, directeur musical de l'institution romaine, mais surtout directeur musical de cette édition, dont le succès remarquable lui est principalement dû. L'opéra de Verdi date de 1845, au plus fort des "années de galère" du compositeur, et a été considéré par les musicologues et les critiques comme le plus raté du catalogue de Verdi, en partie à cause du livret. La production de 1972, avec son accueil favorable du public et les jugements contrastés de la critique, n'a pas changé le destin de cette œuvre, du moins sur la scène romaine. Mais aujourd'hui, l'engagement interprétatif de Daniele Gatti nous a permis de comprendre que Giovanna d'Arco est tout sauf raté, et a révélé les mérites d'une partition semi-inconnue, injustement cataloguée comme médiocre. Et il n'est pas superflu de rappeler que le chef d'orchestre milanais affectionne particulièrement ce titre, car il y a plusieurs décennies, c'est avec lui qu’il a débuté à l'opéra, âgé d’à peine plus d'une vingtaine d'années.
Dès l’ouverture, avec le roulement impalpable des timbales qui l'ouvre et le trémolo des cordes qui suit, Gatti met en lumière les motifs de base : des éclairs chromatiques qui évoquent des suggestions de l'au-delà, comme le contraste entre le sacré et le démoniaque, aux inflexions d'une saveur bucolique et rustique qui rappellent les origines de Jeanne et aussi sa naïveté, jusqu'aux échos militaires et héroïques qui appartiennent à l'autre profil de la Pucelle d'Orléans. Et dès le début, comme pour l'ensemble de l'opéra, l'orchestre adhère aux intentions du chef d'orchestre avec une grande qualité sonore. Le Chœur, dirigé par Roberto Gabbiani et très présent dans l'opéra, montrera plus tard un beau profil similaire. Dans les développements suivants, la ligne de Gatti parcourt la partition avec une attention marquée à une conduite créative, celle de Verdi, visant à dessiner une dramaturgie qui dépasse les contrastes sentimentaux et les fracas patriotiques, sans pour autant négliger les moments de vif impact émotionnel. Sous la baguette de Gatti, la musique de Verdi révèle un profil qui, en accord avec le livret, se tient à l'écart de toute connotation religieuse de type confessionnel. En effet, en suivant le texte de Temistocle Solera, le compositeur évite de suivre l'organisation traditionnelle dans la succession standard d'arias et d'autres formes, mais, poussé par la singularité de la figure de Giovanna, il structure ses pages en solutions diversifiées. Et la direction attentive de Daniele Gatti éclaire ces itinéraires comme il se doit, atteignant une couleur expressive qui rend pleinement justice à une musique qui a enfin été portée au niveau d'interprétation qu'elle mérite.
. En ce qui concerne la mise en scène, il faut dire que, cette fois, le metteur en scène Davide Livermore a créé un projet qui se justifie et qui fonctionne, à l'exception du mouvement chorégraphique qu'il a voulu concevoir ; à ce propos, il conviendrait de ne jamais oublier l'adage "à chacun son travail"… Avec la collaboration du studio Giò Forma pour la scénographie, d'Anna Verde pour les costumes, d'Antonio Castro pour les lumières et de D‑Wok pour les vidéos, Davide Livermore a présenté un espace composé de grandes ellipses concentriques et inclinées, un environnement unique aux couleurs résolument sombres pour toute la durée du spectacle, dans lequel s'articule surtout la présence des nombreux mimes-danseurs, légions d'anges ou de démons qui soutiennent et dessinent les visions et les hallucinations de Jeanne d'Arc. Sur le mur du fond, une immense lentille circulaire sert d'écran à la série de projections allusives auxquelles Livermore nous a habitués. Il faut reconnaître au metteur en scène le choix intelligent de rester à l'écart des lectures idéologiques, qu'elles soient catholiques-réactionnaires ou transgressives dans un sens pseudo-féministe ou pseudo-psychiatrique. Le mouvement de la protagoniste s'inspire à juste titre du contraste entre les dimensions de l'âme et du corps, incarné par le mime, son double, qui traverse la scène en générant un sentiment d'irrésolution, bien corrélé à la structure même du livret et donc de l'opéra. Ce qui, en se plaçant hors des sentiers battus, contribue à expliquer l’absence d’enracinement historique de cet opéra, qui compte néanmoins plusieurs pages vraiment suggestives. En résumé, Livermore, dans son rendu technologique et moderne comme toujours, communique efficacement les intentions de Verdi et Solera, et leur orientation vers une synthèse narrative qui contourne l'enchevêtrement des événements historiques, en se concentrant sur des sentiments et des situations plus dignes d'intérêt.
La distribution était très équilibrée, et parfaitement assortie Dans le rôle-titre, la soprano géorgienne Nino Machaidze, une Giovanna à la technique sûre et au tempérament fort, avec une voix toujours bien calibrée, s'est vraiment distinguée. Sa nature de soprano léger, ici aux prises avec un rôle dramatique, l'a bien soutenue dans les passages coloratura, comme dans la cavatine du premier acte, Sempre all'alba. De même, la clarté de son timbre a permis d'éclairer les passages plus lyriques, comme l'aria O fatidica foresta, ou l'épisode conclusif, au charme indéniable. La performance du ténor Francesco Meli dans le rôle de Carlo VII a été magnifique ; c’est un rôle qu'il a interprété plusieurs fois ces dernières années et qu'il connaît sous toutes ses facettes. Sa texture vocale, floride et ronde, sa fluidité d'émission, et son timbre homogène permettent à Meli de donner à son personnage tous les accents possibles, dans des moments décisifs comme la cavatine Sotto una quercia parvemi, ou dans les duos avec Giovanna.
Dans le rôle de Giacomo, le père de Giovanna, le baryton Roberto Frontali a également livré une excellente performance, utilisant sa grande expérience pour rendre la complexité d'un personnage mû par de profondes contradictions. Tant dans les moments intimes que dans les moments plus dramatiques, Frontali trouve le bon accent expressif et offre une performance vocale très convaincante. Il y a ensuite deux personnages secondaires, qui ont très peu d'espace mais sont confiés à des interprètes qui défendent bien leur rôle : Dmitry Belosselskiy, Talbot, et Leonardo Trinciarelli, Delil.