Richard Strauss (1864–1949)
Ariadne auf Naxos (1916)
Opéra en un acte et un prologue
Livret di Hugo von Hoffmannsthal
Création à Vienne, le 4 octobre 1916, Wiener Hofoper

Direction musicale : Daniele Gatti
Mise en scène : Matthias Hartmann
Décors : Volker Hintermeier
Costumes : Adriana Braga Peretzki
Lumières : Valerio Tiberi
Der Haushofmeister : Franz Tscherne
Ein Musiklehrer : Markus Werba
Der Komponist : Sophie Koch
Der Tenor/Bacchus : AJ Glueckert
Ein Offizier : Joseph Dahdah
Ein Tanzmeister : Antonio Garés
Ein Perückenmacher : Matteo Guerzè
Ein Lakai : Amin Ahangaran
Zerbinetta : Jessica Pratt
Primadonna/Ariadne : Krassimira Stoyanova
Harlekin : Liviu Holender
Scaramuccio : Luca Bernard
Truffaldin : Jacoub Eisa
Brighella : Paul Schweinester
Najade : Maria Nazarova
Dryade : Anna Doris Capitelli
Echo : Liubov Medvedeva
-
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino
Florence, Teatro della Pergola, 29 juin 2022, 20h

Là où le Covid passe, l’opéra tremble. Un peu partout en Europe, annulations, changements de distributions, glissements de dates perturbent ces derniers moments de la saison. Le Mai Musical Florentin n’y échappe pas, qui a dû reporter les deux dernières représentations de cette Ariadne auf Naxos, ce qui nous a permis d’ailleurs de pouvoir y assister (à quelque chose malheur est bon).
C’est dans le cadre toujours exceptionnel du Teatro della Pergola que la série de représentations a eu lieu, un des plus anciens théâtres de la Péninsule, un de ces « lieux où souffle l’Esprit » depuis sa construction en 1657. D’abord en bois, il fut reconstruit en « dur » vers 1750.
Le
Mai Musical Florentin, créé par Vittorio Gui en 1933 est sans doute l’une des institutions les plus ouvertes de la Péninsule, au répertoire très varié, qui donne son identité à l’Opéra de Florence, dont le directeur musical est aujourd’hui Daniele Gatti. Il dirige avec brio cette nouvelle production, particulièrement bien distribuée.

Florence est désormais dotée d’une machine musicale particulièrement enviable, la nouvelle salle d’opéra existe depuis dix ans, et depuis décembre dernier s’y ajoute la Salle Zubin Mehta (du nom de celui qui a marqué pour des décennies le Mai Musical dont il est encore directeur musical honoraire et qui continue d'y diriger régulièrement), l’auditorium qui fait donc de l’ensemble une sorte de Cité de la Musique aux portes du centre-ville, non loin de Porta al Prato. En outre, le Mai Musical dispose aussi du Teatro Goldoni, pour des œuvres plus intimistes, situé sur la rive gauche de l’Arno, petit bijou restauré en 1997 et inauguré alors par un inoubliable Orfeo de Monteverdi dans une mise en scène de Luca Ronconi… Mais le Mai Musical peut aussi utiliser quelquefois le Teatro della Pergola en plein centre historique, où fut créé Macbeth de Verdi en 1847. C’est le cas pour cette Ariadne auf Naxos, puisque l’œuvre s’y prête, le rapport scène-salle aussi.

Ainsi donc Ariadne auf Naxos revient à Florence après 25 ans d’absence (dernière production, celle de Jonathan Miller avec Zubin Mehta au pupitre) et dans une production de Matthias Hartmann, un metteur en scène hélas aimé d’Alexander Pereira, le Sovrintendente, qui est passé de la Scala à Florence en 2020. Matthias Hartmann a travaillé dans les plus grandes institutions théâtrales de langue allemande, dont le Schauspielhaus de Zurich et le Burgtheater de Vienne qu’il a dirigé de 2009 à 2014. C'est peut être un manager talentueux mais  on lui doit pas mal de mises en scènes d’opéra médiocres, dont dernièrement la Dame de Pique de la Scala dont nous avons rendu compte et cette Ariadne auf Naxos qu'il faudra bien vite oublier.

Le prologue en bric à brac – au milieu Krassimira Stoyanova (Primadonna)

Il envisage Ariadne auf Naxos comme un travail en abyme sur le théâtre, dans un décor de salon hyperchargé et kitschissime, un salon de nouveau riche qu’un Faninal du Rosenkavalier ne dédaignerait pas (décor de Volker Hintermeier) rempli d’objets hétéroclites, de sofas, entre lesquels une foule de personnages navigue pas toujours facilement.
Ariadne auf Naxos est un exercice de style, au premier acte une pièce de conversation, dans le style de la comédie bourgeoise, avec trois personnages centraux le Haushofmeister (le majordome), rôle parlé, le professeur de musique (tout droit venu, comme le maître à danser d’ailleurs ‑Tanzmeister- du Bourgeois gentilhomme de Molière dont on sait qu’en 1912, il constituait le prologue avant la refonte de 1916 pour Vienne), et le compositeur, qui voit peu à peu sa création lui échapper à cause des exigences du commanditaire (normalement inconnu, mais qui ici est fugacement aperçu au lever de rideau, en fauteuil roulant et assez mal en point). Autour d’eux, c’est l’agitation de la préparation du spectacle du soir.

La musique très raffinée de Strauss, exaltée ce soir et avec quel brio par Daniele Gatti, n’a visiblement pas influencé le metteur en scène qui en matière de raffinement a encore quelques leçons à prendre. En dehors de l’agitation et des va et vient, peu de conduite d’acteur, peu de clarté, un style frou-frou accentué par les costumes toujours somptueux mais peut-être trop ici  signés d’Adriana Braga-Peretzki, l’habituelle créatrice des costumes de toutes les productions de Frank Castorf, à commencer par le Ring de Bayreuth.
Il y a du trop-plein, si bien que se perd l’objet du débat, relativement élevé tout de même puisqu’il s’agit de la question de l’autonomie du créateur et de sa liberté, de l’artiste face au pouvoir – ici le pouvoir de l’argent, des questions essentielles traitées (certes de manière badine) par Hofmannsthal. C’est tout l’art d’Hofmannsthal que de badiner avec sérieux, ou d’être sérieux dans le badinage, c’est à dire de faire semblant d’effleurer les questions fondamentales, d’autant qu’il fallait réécrire un prologue qui posât les questions structurelles des genres (conversations, opéra bouffe, opera seria). D'ailleurs les comédiens de la commedia dell’arte habituellement si marqués dans l’œuvre, ne seront jamais des « types » dans cette mise en scène, tant au premier qu’au deuxième acte : ils traversent de manière assez peu marquée la question des genres qu'ils sont les premiers à poser par leur présence.
Légèreté et élégance ne semblent pas avoir effleuré le metteur en scène.
Dans la deuxième partie, l’opéra, Matthias Hartmann, comme bien d‘autres avant lui, propose de ne pas faire d’opéra dans l’opéra (ce qui avait été choisi à Aix dans la mise en scène de Katie Mitchell, pas bien convaincante non plus d’ailleurs), mais de proposer l’opéra au public, directement pour que les comédiens de la commedia dell’arte puissent garder leur fonction performative d’intermédiaire entre public (nous) et chanteurs (Ariane). D'ailleurs tout commence comme si rien n'était prêt : techniciens affolés, lumières en salle, rideau qui s'ouvre et se ferme. Du vrai-faux direct : quelle trouvaille !

Sophie Koch (Komponist) Jessica Pratt (Zerbinetta)

Le décor s’est (un peu, à peine) épuré, et le « NO », composé d’ampoules LED qui évoquait ces œuvres artistiques de salons d’amateurs d’art contemporain pendant le prologue (et qui évoque peut-être le refus du compositeur) est devenu « NAXOS », faisant penser à ces panneaux qui indiquaient les lieux dans les pièces jouées au XVIIe.
Pas plus de conduite d’acteur avec un vrai trou noir pendant les vingt dernières minutes où un Bacchus d’opérette (une toge en paillettes et une couronne clinquante avec des lys et une Ariane d’opéra passent leur temps à chanter sans rien exprimer ni par le geste ni le mouvement, à la manière de ce qu’on pense être l’opéra de papa.
Tout cela se veut distancié et ironique, bien sûr, sous le regard assez tendre des comédiens de la commedia dell’arte, mais n’est que superficiel et assez lourd : Ariadne au Carnaval de Rio…

Bien heureusement, les choses basculent si l’on considère les aspects musicaux, avec une distribution de celles qui défendent solidement les œuvres, même si elle a été atteinte par le Covid : outre Daniele Gatti, Alexander Pereira (Haushofmeister) Daniel Schliewa (Brighella), Jessica Pratt et Michèle Losier ont fait l’objet de remplacements. Il y a eu rien moins que quatre Zerbinetta et Michele Losier, le compositeur, a été remplacée in extremis pour des deux dernières représentations par Sophie Koch, qui avait interprété le rôle en avril à la Scala.

Jessica Pratt (Zerbinetta)

Par chance, Jessica Pratt qui n’avait chanté que la générale a pu chanter les deux dernières.
On imagine ce que les changements induisent par rapport au travail de répétition et dans une œuvre aussi fragile dans la couleur d’ensemble à donner.
Et on se demande si ces conditions perdurent comment va se passer l’été des Festivals.
La distribution malgré toutes ces aventures est restée solide et assez homogène, à commencer par les plus petits rôles. Le Majordome qui est un rôle parlé, devait être Alexander Periera lui-même, un rôle où il excelle, mais covidé lui aussi, il est remplacé par Franz Tscherne qui s’en sort avec élégance, comme les trois nymphes de Maria Nazarova, Anna Doris Capitelli et Liubov Medvedeva, essentielles pour dessiner la couleur du drame au début de l’opéra, leur chant à la fois poétique, raffiné, retenu a mérité le succès final. À signaler aussi le Tanzmeister de Antonio Garès agile, à la voix bien posée et projetée, et bon acteur. L’ensemble commedia dell’arte, Brighella (Paul Schweinester), Scaramuccio (Luca Bernard), Truffaldin(Jacoub Eisa) et Harlekin (Liviu Holender), s’en sort avec tous les honneurs, avec un vrai plus pour Liviu Holender, Harlekin au phrasé impeccable, à la diction claire et au joli timbre chaud. Nous l’avions vu et apprécié dans Maskerade de Nielsen il y a quelque mois à Francfort dont nous avons rendu compte.
Markus Werba compose un Musiklehrer somptueux, comme toujours très à l’aise scéniquement, avec une facilité dans l’expression, une souplesse et un sens de la couleur et de l’interprétation : il sait ce que conversation veut dire et il sait aussi ce que chanter veut dire.

Sophie Koch (Komponist)

Sophie Koch arrive dans la production sans avoir répété et propose donc "son" Komponist, qui n’est pas forcément celui qu’on pressent en entendant la direction musicale. La voix est forte, décidée, les aigus dardés, quelquefois âpres, sans (trop) de nuances, mais elle s’impose au public qui lui fait un triomphe de gratitude d’avoir sauvé le spectacle et d'avoir montré tant d'engagement.

Les trois naïades et assise, Ariadne (Krassimira Stoyanova)

Krassimira Stoyanova est une Ariadne retenue, toujours impeccablement stylée, légèrement distanciée, mais sans jamais faillir. Depuis sa Maréchale à Salzbourg, elle a abordé les rôles straussiens toujours avec la même élégance, la même science du chant. Il lui manque ce « plus » qui fait vibrer le public : elle reste une interprète un peu en deçà de la chanteuse.
Zerbinetta, le rôle le plus spectaculaire par son air « Großmächtige Prinzessin » dramaturgiquement essentiel parce qu’il fait basculer l’opéra vers son dénouement), c’est, revenue de son isolement covidien, Jessica Pratt qu’on connaît mieux par ses pyrotechnies belcantistes. On sent d’abord la joie de chanter et de se trouver en scène, et elle fait mentir ceux qui l’accusent d’être seulement une machine à notes : elle construit un personnage sympathique, ouvert, humain, joyeux qui force l’adhésion. La performance est notable, même si techniquement les aigus n’ont peut-être pas cette précision rythmique qui tourneboulaient chez une Gruberova, jamais remplacée dans ce rôle depuis. Jessica tient moins les notes les plus hautes, mais elle lie bien l'ensemble, et surtout, elle est expressive, avec un phrasé impeccable et une vraie présence. Ce soir elle a fait notre joie.
Bacchus, rôle difficile et ingrat qui doit attendre les vingt dernières minutes pour apparaître comme le Deus ex machina de toute l’affaire est souvent, presque toujours, attribué à des ténors dramatiques : on se méprend, je crois, sur la ligne voulue par ce final. Ce n’est ni Siegfried, ni même l’Empereur de Frau ohne Schatten. Certes, le volume musical exige une voix qui puisse surnager, mais à la Lohengrin plus qu’à la Tristan. Ma première Ariadne ineffaçable à Salzbourg en 1979 (Böhm, Hildegard Behrens, Edita Gruberova, James King) faisait entendre un James King plus lyrique que dramatique.
Bacchus, c’est un ténor américain totalement inconnu, AJ Glueckert, qu’on a fagoté dans un costume de Dieu d’opérette qui ne serait pas incongru dans La belle Hélène ou Orphée aux Enfers et comme en plus la mise en scène ne sait pas trop quoi faire du personnage, il n’arrive pas à s’imposer scéniquement, ce qui le dessert immédiatement. C’est dommage, parce que vocalement, c’est un chant qui évite les hurlements et les aigus égosillés à la Schager, très bien maîtrisé, élégant, au phrasé clair et à la diction impeccable comme souvent les chanteurs américains. Certes, il manque un peu d’expressivité, et ce duo d’amour avec Krassimira Stoyanova sonne musical mais pas vraiment passionné ni passionnel. Cependant, c’est un chanteur qu’il faut évidemment entendre dans d’autres rôles, car ce type de voix manque.

Le joyau de la soirée, c’est la fosse qui nous l’offre. D’abord parce que les musiciens (excellents) de l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino affichent leur joie de jouer, cela se voit lors des saluts, avec leurs sourires, leurs regards absolument ravis et brillants. Et ils ont été à la hauteur de l’enjeu et surtout d’une direction musicale qui a une limpidité telle qu’elle fait entendre chaque pupitre dans sa singularité. Il y a une sorte de révélation de l’orchestre et de l’orchestration qui donne une couleur exceptionnelle à ce Strauss.
Daniele Gatti table sur ce qui est l’ADN de l’œuvre, l’élégance et le raffinement de tous les instants, avec une science des volumes, une souplesse dans les enchaînements, une ligne qui  épouse les volutes de la musique passant d’une couleur à l’autre avec fluidité, laissant aussi l’espace pour une certaine  préciosité.
Gatti suit avec précision le livret : dans le prologue, il souligne les paroles, sait ce que conversation en musique veut dire  cet art initié par Wagner dans Die Meistersinger, et si développé au XXe, avec une légèreté, un sens de l’effleurement étonnant, une attention aux changements des rythmes et des couleurs comme l’impose la variété des humeurs des personnages.
Dans l’opéra, cette direction se souvient de l’opera seria, regarde vers un XVIIIe fantasmé, mâtiné de Sécession. Il y a comme un système d’échos (la nymphe Écho n’est-elle pas dans la distribution ?) qui reconstitue tous les fils de cette musique et de sa complexité, parce que Strauss ne cesse de jouer du passé et de l’avenir. Daniele Gatti sait révéler toute cette subtilité avec une grande sensibilité, et en même temps un engagement marqué pour cette dernière représentation, après tous les hoquets covidiens qui ont précédé. Il y a la joie, la mélancolie, la poésie… Gatti a trouvé un ton d’une grande justesse, et d’une grande délicatesse qui correspond tellement à cette œuvre musicalement à la fois cristalline et (si j’osais) presque abyssale. Quelle pitié que ces ailes impalpables et légères soient chaussées des souliers de plomb d’une mise en scène sans intérêt.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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