Il y a 29 ans que cette production de Günter Krämer traîne ses guêtres à la Bayerische Staatsoper, puisqu’elle a été créée en 1993, sous la direction de Roberto Abbado. Toutes les Traviata en circulation depuis ou presque l’ont chantée. C’est cette production qui a contribué à lancer notamment Anja Harteros dont il existe un enregistrement de 2006 avec Zubin Mehta.
Elle a toutes les qualités d’une production de répertoire : elle n’exige pas trop en terme de théâtre, les chanteurs peuvent arriver sans répétition et faire ce qu’ils font dans toutes les Traviata du monde, le décor d’Andreas Reinhardt est simple et facile à monter rapidement, les costumes de Carlo Diappi sont assez élégants. En fait, c’est un beau moule où tout le monde peut se glisser.
Günter Krämer est un nom qui sans doute vous dit quelque chose, c’est le metteur en scène du Ring parisien de Nicolas Joël, où il avait d’ailleurs osé un peu plus (mais sans marquer l’histoire du théâtre…).
Ici, il joue sur l’idée d’automne, avec un deuxième acte au sol jonché de feuilles mortes et une terrasse d’été un peu délaissée, et sur le noir, qui domine toute la représentation, de la fête chez Violetta (avec ses chenilles dansées comme dans les mariages) à celle chez Flora, où il n’y a rien qui évoque la fête : le chœur des Bohémiens semble accompagner des funérailles.
Une idée marque cependant en ce deuxième acte, c’est la présence muette au loin de la sœur l’Alfredo, (celle par qui le malheur de Violetta arrive) pendant le duo entre Violetta et Germont père et qui dans la scène entre Alfredo et son père, saute dans les bras de son frère. On discutera à l’infini pour savoir si c’est utile ou surtout, si c’est vraisemblable.
Du coup le troisième acte ne casse pas l’ambiance, on a compris dès le début que les choses vont mal se passer. Au premier plan le lit de souffrances de la jeune femme, et plus loin à jardin, l’immense lustre de cristal qu'on a vu depuis le début descendu au sol, symbole de déchéance.
Autre symbole, Violetta meurt en suivant vers le fond un rayon lumineux.
On aura bien compris que le travail de Krämer, qu’il ait 29 ans ou non (il y a fort à parier qu’en 1993 il ne se passait pas grand-chose de plus) assure le service minimum, ce qui est préférable : pour un titre aussi fréquent et labouré (il n’y a guère de saison où un théâtre de répertoire n’affiche pas une série de Traviata) mieux vaut ne pas faire de Castorf.
Dans un tel contexte, une nouvelle production s’impose-t-elle ? Après trois décennies d’existence, sans doute, d’autant que cette production est loin d’avoir le statut sacral de celle de Tosca à Vienne de Margherita Wallmann (qui remonte à 1958 et qui est devenue, comme on dit « collector »). Mais une nouvelle production de Traviata devra être suffisamment neutre pour durer, et suffisamment réussie pour être autre chose qu’une mise en espace.
Ce sont donc les aspects musicaux qui font le prix de cette énième reprise et bien sûr la présence de Plácido Domingo, ce mystère qui impose le respect. Domingo fait partie de ces artistes qui ne peuvent survivre sans leur art. il garde sur scène un incroyable charisme : gestes, expression, tenue en scène en remontrent aux collègues plus jeunes. Chanter est une épreuve physique forte et pourtant la voix passe largement la rampe, dans la vaste nef du Nationaltheater. L’émotion est toujours forte quand – comme celui qui écrit – on l’a entendu pour la première fois il y a 48 ans…
D’un autre côté il y aussi une autre émotion à entendre Lisette Oropesa, parce que je l’ai découverte il y a huit ans, en 2014, dans une Sophie du Werther de Massenet (chanté par Jonas Kaufmann) et excellemment dirigé par Alain Altinoglu, qui m’avait frappé. Je concluais mes remarques sur sa prestation ainsi : « C’est un nom à retenir car non seulement la prestation est exemplaire, mais elle a prise sur le public qui lui fait un accueil triomphal. »
C’était donc une soirée qui saluait une immense carrière au crépuscule et une autre encore à ses débuts, malgré les triomphes successifs dans tous les grands théâtres lyriques.
Voilà pour le sentiment.
En ce qui concerne une analyse plus approfondie de ce que nous avons entendu, les choses sont rassurantes pour la maison, et moins idylliques pour le troisième protagoniste, le ténor. Le chœur dirigé par Stellario Fagone s’en est sorti avec les honneurs, ce qui est un minimum évidemment pour un titre aussi souvent joué et une mise en scène aussi souvent reprise. Mais il faut saluer la prestation.
Il faut aussi saluer les rôles de complément, si nombreux dans Traviata, où la troupe et le Studio sont mis à contribution. Il n’y a pas dans La Traviata de rôles intermédiaires, les trois protagonistes occupent complètement le terrain, la présence des autres est « décorative ». Mais à l’opéra, le décoratif doit être aussi impeccable : on sait combien quelques petits rôles mal tenus peuvent gâcher une soirée.
Daria Proszek a remporté un joli succès au rideau final et sa Flora est sonore, avec une voix bien timbrée, pas anonyme en tous cas. Autre rôle à signaler, le docteur Grenvil de Martin Snell, chanteur de qualité, qu’on connaît depuis longtemps et qui a intégré la troupe de Munich il y a quelques années. Mais tous sont à citer, Galeano Salas, Bálint Szabó, Daniel Loyola, Milan Siljanov, et les membres de l’excellent studio, Emily Sierra, jolie Annina, Theodore Platt, Granit Musliu.
Plácido Domingo continue à chanter Germont avec un beau phrasé, une variété de couleurs, un effort pour garder toutes les nuances et c’est absolument fascinant de voir comment cet immense artiste pèse chaque mot, et fait entendre le texte avec une maîtrise stupéfiante. Le timbre est devenu plus opaque, inévitable effet de l'âge, mais le volume passe, mais à certains moments on retrouve le Domingo de toujours, même si à la fin de Di Provenza il mar, le souffle manquait un peu. Chapeau !
Stephen Costello aurait intérêt à bien écouter la manière de Domingo. Car la différence est abyssale entre les deux styles de chant. Costello a des qualités de diction, de clarté, il a un joli timbre. Mais aucun engagement vocal, aucune émotion, aucun pathos, aucun charisme : sur scène il reste raide et bien sage. Là où Domingo met du sens dans chaque mot, vibre derrière chaque phrase, Costello marque par son absence et par sa fadeur ; et c’est d’autant plus dommage qu’il a des qualités techniques indéniables. Le maillon faible.
Lisette Oropesa garde une ligne de chant impeccable et dominée de bout en bout. La voix est homogène du grave à l’aigu, la présence scénique forte, émouvante. Mais au-delà du succès et de la prise sur le public, toujours marquants, on a entendu ailleurs ses aigus plus triomphants et un souffle plus large. Son è strano a l’homogénéité voulue, les agilités sûres, mais les aigus – tenus et justes – un peu plus courts que d’habitude. Son Addio del passato est très bien assuré et fort solide, cependant on aurait peut-être aimé une voix un poil plus allégée, plus diaphane, plus malade. Mais je pinaille. La présence est telle que Lisette Oropesa réussit toujours à bouleverser.
En fosse la jeune cheffe Giedrė Šlekytė n’a visiblement pas de familiarité avec Verdi. Sa direction n’impulse aucune couleur, aucun rythme et surtout ne donne jamais à entendre les raffinements d’orchestration verdienne. On a l’impression quelquefois que le plateau impose ses rythmes. Tantôt l’orchestre qui évidemment connaît sa Traviata se fait entendre de manière bien traditionnelle (Amami Alfredo) et ailleurs, on ne l’entend pas ou à peine, notamment pendant le premier acte, tandis que le prélude manque de transparence et de finesse. C’est dommage, on aurait aimé découvrir bien autre autre chose dans ce travail.
En somme, une soirée pour Domingo et Oropesa.