Claude Debussy (1862–1918)
Pelléas et Mélisande, (1902)
Drame lyrique en cinq actes
Livret de Maurice Maeterlinck
Créé à l'Opéra-Comique en avril 1902

Mise en scène et chorégraphie : Damien Jalet & Sidi Larbi Cherkaoui
Scénographie et concept : Marina Abramović
Lumières et vidéo : Marco Brambilla
Costumes : Iris Van Herpen

Jacques Imbrailo : Pelléas
Mari Eriksmoen :
Mélisande
Leigh Melrose : Golaud
Matthew Best : Arkel
Yvonne Naef : Geneviève
Marie Lys : Yniold
Justin Hopkins : Un médecin / Un berger

Danseurs :

Shawn Fitzgerald
Ahern Oscar Ramos
Robbie Moore
Pascal Marty
Jonas Vandekerckhove
Xavier Juyon
Valentino Bertolini
Carl Crochet

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Direction musicale : Jonathan Nott

Production : Opera-Ballet Vlaanderen /Grand Théâtre de Genève
Réalisation vidéo : Andy Sommer
Prise de son : Jan Nehring et Renaud Millet-Lacombe

 

18 janvier 2021 au Grand Théâtre de Genève (Streaming)

La crise sanitaire assignant à la mélomanie le qualificatif d'activité non essentielle (dira-t-on bientôt clandestine ?), nous voilà réduits à scruter nos écrans pour y guetter matière à satisfaction. Pas sûr cependant que ce glacial Pelléas et Mélisande en provenance du Grand Théâtre de Genève puisse suffire à combler notre désir d'ailleurs et de rêves. La production rassemble à nouveau l'équipe artistique qui avait présidée à sa création en 2018 à l'Opera Vlaanderen avec une mise en scène et chorégraphie signées par le tandem Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, le tout éclairé par les vidéos de Marco Brambilla et habillé de haute couture par Iris Van Herpen. S'il fallait démontrer qu'une abondance de biens peut parfois nuire, on ajoutera à cette liste le nom de Marina Abramović, plasticienne et performeuse bien connue qui signe là sa première incursion dans l'univers lyrique. Conjuguant le symbolisme à la mode cosmique et new age, l'œuvre est ainsi passée au laminoir d'interventions chorégraphiques et vidéos au demeurant peu pertinentes, laissant au spectateur internaute le sentiment d'une vaste parenthèse hétéroclite et ennuyeuse. Fort heureusement, la direction de Jonathan Nott à la tête de son Orchestre de la Suisse Romande déploie des trésors d'inventions et de nuances pour envelopper le cast d'un écrin musical de haute tenue – un cast au sein duquel se font particulièrement remarquer la Mélisande de Mari Eriksmoen et le Golaud de Leigh Melrose.

Diffusion en différé sur OpéraVision, TV5 Monde et gtg.ch/digital. Sur Operavision du 19/02/2021 au 19/08/2021) :
URL : https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/pelleas-et-melisande-grand-theatre-de-geneve

 

Ce Pelléas créé en 2018 à l'Opera-Ballet Vlaanderen fait partie des spectacles flamands "invités" à Genève par le nouveau directeur Aviel Cahn qui retrouve à cette occasion le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui avec lequel il a travaillé quand il dirigeait Opera-Ballet Vlaanderen se partageant entre Gnd et Anvers. L'idée de mêler danse et opéra pose derechef la question du dialogue entre ces deux sœurs dont la proximité n'est pas toujours évidente. Il faudrait consacrer une étude approfondie à ces initiatives qui visent à élargir le champ lyrique d'une grammaire chorégraphiée. La force intrinsèque du mouvement et de la voix implique qu'une mise en scène puisse doser les interventions pour que l'entreprise ne vire à l'affrontement ou à la simple cohabitation. Sidi Larbi Cherkaoui n'en est pas à son coup d'essai en matière d'opéra. On se souvient avec bonheur de ses Indes galantes de Rameau montées en 2016 à la Bayerische Staatsoper, dont la précision et la beauté donnait à l'écriture baroque un sens et un à‑propos bien supérieur à la ridicule version de Clément Cogitore à Bastille.

 

Jacques Imbrailo (Pelléas), Mari Eriksmoen (Mélisande) © Magali Dougados

On regrette ici un résultat scénique dont l'inventivité semble tout au long de la soirée aux abonnés absents, se bornant à une suite ininterrompue de groupes accompagnant et mimant des chanteurs qui peinent à dissimuler un déficit évident de direction d'acteur. L'intérêt viendrait plutôt des références artistiques et littéraires qui servent de support à ce Pelléas chanté-dansé. En effet, il faut garder en mémoire cette plastique de ces corps masculins qui rappelle inévitablement l'expressivité d'un Rodin ou d'un Michel-Ange, combinée à la plume de Botticelli dessinant les figures des damnés dans la Divine Comédie.

Lorsque Golaud déclame "Je ne pourrai plus sortir de cette forêt", comment ne pas penser à la citation introductive du chef d'œuvre de Dante :

Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.

(Au milieu du chemin de notre vie
ayant quitté le chemin droit,
je me trouvai dans une forêt obscure.)

 

Sandro Botticelli (1445–1510), Divina Commedia, Enfer, Chant XXXIII Neuvième cercle (détail)

La géométrie récurrente des formes dansées qui sert de décor à l'action tisse littéralement autour de Golaud une forêt d'entrelacs et de fils croisés en forme de jeu de l'élastique pour adulte tandis que tourne dans un ciel étoilé une imbrication de planètes qui rappelle l'esthétique de la pochette de l'album Pulse des Pink Floyd. Tour à tour anneau, margelle de la fontaine ou bien iris et pupille, ce décor vidéo fait défiler en continu des idées pas très neuves mais qui ont le mérite d'illustrer l'action en surlignant les symboles narratifs. L'ensemble joue sur les mêmes ficelles – ici plus sophistiquées mais au final, moins lisibles –  que la scénographie de Daniele Abbado au Maggio Musicale Fiorentino . Le second élément de ce qu'il est bien convenu d'appeler un décor consiste en une série de cristaux-monolithes translucides et cireux, qui font ressurgir des souvenirs des artefacts new age qui ont encombré les scènes au tournant des années 1980–90, et singulièrement le dernier Parsifal de Wolfgang Wagner à Bayreuth (1989).

Les lignes des cristaux géants convergent vers l'écran vidéo, s'alignent latéralement pour esquisser les murailles d'Allemonde ou bien gisent au sol en guise de mobilier sur lesquels les protagonistes ont parfois du mal à se hisser. Les costumes distinguent très clairement personnages masculins et féminins ; les uns vêtus d'un complet bleu nuit dont la texture n'est perceptible qu'au détour d'un gros plan, les autres arborent une très alambiquée robe longue, dont les plis vaporeux semblent amidonnés et parcourus d'ondulations blanches – ondulations que l'on retrouve dans le maillage des heaumes et armures mystérieuses des danseurs. Ce n'est cependant pas sur les protagonistes que le regard se porte, mais sur ce ballet incessant de corps masculins en short couleur chair et dont les contorsions sur la margelle de la fontaine des aveugles rappellent celles des damnés de Dante dans leurs cercles infernaux.

Une touche de bleu cobalt et un zeste de rigidité aurait donné à la scène de la lettre les contours d'un tableau à la Bob Wilson, si ce n'était ce mystérieux monogramme perpétuellement plié et déplié qui rappelle les Trois ombres de Rodin trônant au sommet de la Porte des enfers. Ces tunnels ennuyeux de chair illustrative se muent parfois en expansion ou rétrospection narrative comme l'accident de Golaud pendant la musique de transition. Le pas de côté est timide et la danse se trouve comme prise au piège d'une œuvre qui la maintient irrésistiblement dans un périmètre expressif très étroit. Impossible de discerner ici ce qui faisait le charme (et le risque) du langage dansé de Pina Bausch dans le Château de Barbe Bleue que dirigeait Boulez à Aix en 1998.

On nous objectera bien sûr le fait que la captation vidéo d'Andy Sommer isole et fige en quelque sorte, des détails qui auraient pris un sens général s'ils avaient été perçus depuis la salle. Cependant, on ne peut se défaire de ce vocabulaire complexe et exubérant qui vient se superposer aux scènes chantées sans parvenir à créer une continuité et un dialogue avec les vidéos et avec le drame. Entre illustration et commentaire, la danse reste sur un entre-deux qui laisse perplexe. Deux césures allégoriques viennent interrompre ce fil continu, la première à l'issue de l'acte II, alors que vient de se dérouler la scène 3 avec la grotte et les trois pauvres, la seconde à la fin de l'acte IV, juste après le meurtre de Pelléas. Ces deux scènes muettes montrent un danseur qui marche dans les ténèbres, le corps douloureusement tordu et courbé tandis qu'un infrason vibre en continu durant de longues minutes.

Ce court et mystérieux pas de côté dans le domaine de l'abstraction jure avec l'aspect presque conventionnel de scènes comme celle de la tour et des longs cheveux, avec Mélisande – Turandot qui trône, telle une divinité dans un disque central avec deux cristaux monolithes de part et d'autre. Deux longs rubans multipliés remplacent les précieuses mèches blondes et voilà Pelléas pris dans les rêts de cette chevelure, comme Golaud dans sa forêt. C'est l'occasion (furtive) d'apercevoir les contours d'une scène de soumission où maîtresse Mélisande dirige un Pelléas qui – littéralement – a la bride sur le cou dans cet étrange équipage : "Je ne puis pas venir plus près de toi"… pour un peu nous aimerions célébrer cet authentique et génial "geste barrière" si, dans la scène suivante, Golaud ne la manipulait pas à son tour, en usant de ces rubans comme des fils de marionnettes.

Jacques Imbrailo (Pelléas), Mari Eriksmoen (Mélisande) © Rahi Rezvani

Imitons plutôt ces amants et regardons la lumière pour y trouver sans doute l'un des aspects les plus admirables de la soirée, comme en témoigne la scène des souterrains avec Golaud et Pelléas progressant dans les ténèbres, la lampe torche braquée sur les groupes de danseurs. Ces chairs mêlées qui se détachent de l'ombre et des reflets froids est du plus bel effet. On retrouve cette tension lorsque Golaud interroge le petit Yniold avec cette même lampe torche. Les cheveux détachés et le costume noir ne cherchent pas à dissimuler l'habituel personnage adulte grimé sous les traits d'un enfant. Le thème de la balle en or avec laquelle il joue se transforme en une immense boule qui termine sa course entre les épaules d'un danseur, imitant Atlas soutenant le fardeau du Monde sur ses épaules.

Bel effet également, lorsque la lampe de Mélisande éclaire une ouverture ronde où le couple apparaît diffracté, à la manière d'une lampe de phare marin dite lentille de Fresnel, composée de lames de verre superposées. L'élément revient dans la scène du meurtre où Golaud surveille les amants depuis ce même point d'observation et d'un geste brutal, tue son frère à distance, comme si la présence des danseurs prolongeait sa présence. Le dernier acte retombe dans une léthargie visuelle tout juste bousculée par l'apparition de la fille de Mélisande, déjà jeune adolescente et reflet de la tristesse de sa mère, dans une identique robe… Tous se retirent, tandis que le rideau retombe sur l'image du corps sans vie de Mélisande allongée sur le froid cristal.

La présence de Jacques Imbrailo en Pelléas rappelle le souvenir de ses interprétations dans la mise en scène de Tcherniakov à Zurich et dans celle de Barrie Kosky à Strasbourg (remplaçant une production Damien Jalet – Sidi Larbi Cherkaoui impossible à monter à l'Opéra du Rhin pour des raisons techniques). Effet de la captation sans public ou réelle méforme ? La voix du baryton Sud-africain peine ici à convaincre, multipliant les faux pas dans les changements de registres et tirant des aigus presque contondants. Cette prestation en demi-teinte déséquilibre les scènes avec Mari Eriksmoen, Mélisande à la voix sage et aérienne. La soprano norvégienne livre une interprétation habitée et concentrée, sans se détacher d'une forme de hiératisme dans les prises d'air qui semblent sculpter son personnage dans un marbre pur. La chair peut manquer par endroits à cette lecture où le sens flotte, comme détaché des couleurs, dans une approche explicitement symboliste. Aux antipodes de cette vision, le Golaud de Leigh Melrose tente des reliefs et des caractérisations qui n'hésitent pas à faire jaillir un mélange de folie et de haine irrépressibles. On admire cet art du contraste qui plonge le personnage dans un tourment où se mêlent culpabilité et innocence. Matthew Best ne fait guère illusion, prêtant à Arkel une enveloppe timbrique à la fois rêche et sans couleur. Marie Lys est un élégant Yniold, à la ligne élancée et juvénile, tandis que Justin Hopkins ne force pas vraiment son talent pour livrer un Médecin et un Berger très vibrés et très sonores. Des lauriers, ou plutôt des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches, et notre cœur qui ne bat que pour la Geneviève de Yvonne Naef. Sans une hésitation, la plus belle et la plus parfaite des Geneviève. Mais pourquoi donc, cette lettre si courte ?

Rendons hommage pour terminer à la direction de Jonathan Nott, qui fait honneur à sa fonction de directeur musical et livre une lecture de Pelléas qui n'a rien à envier aux grands aînés qui se sont succédé à la tête de l'Orchestre de Suisse Romande. La tension qu'il imprime aux scènes dramatiques alterne en un tournemain avec la justesse et la plénitude des scènes intimes. La captation fait entendre un travail des couleurs et des structures taillé à la mesure de ce monument d'équilibre et de mystère.

Jacques Imbrailo (Pelléas), Mari Eriksmoen (Mélisande) © Magali Dougados

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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