Après des années difficiles, voilà que l’Opéra de Tours semble prendre un nouveau départ. Espérons que ce ne sera pas pour refermer aussitôt, même si l’on sait déjà que la tournée du Voyage dans la Lune, étouffée dans l’œuf à Montpellier, ne fera pas l’escale prévue début mars. En un temps record, et sans s’autoriser la pardonnable facilité qui aurait consisté à diriger lui-même l’orchestre, le chef Laurent Campellone a su monter une saison éminemment respectable, qui aligne plusieurs excellentes raisons de vouloir se rendre à Tours tout au long de l’année 2021 – la résurrection scénique de La Caravane du Caire de Grétry, un diptyque « orientaliste » associant La Princesse jaune de Saint-Saëns à l’exquise Djamileh de Bizet, et une Vie parisienne conforme à la version de la création (en cinq actes, donc) qui devrait permettre à Christian Lacroix de faire ses débuts de metteur en scène.
Et pour ouvrir cette saison, un opéra était annoncé en version de concert : Don Pasquale. Déjà diverses voix s’étaient levées pour s’étonner que l’on prive des ressorts de la scène un opéra-bouffe qui semble par-dessus tout appeler le théâtre. Pourtant, si l’on se penche sur le sort qu’a connu l’œuvre de Donizetti depuis quelques décennies, on a parfois l’impression d’assister à un grand déploiement de ressources, un peu vain, pour « meubler » ou garnir une œuvre qui n’en demande pas tant. Certes l’action se déroule dans plusieurs lieux, dont un jardin, mais est-il bien nécessaire de transformer la maison de Don Pasquale en cirque ou en grand magasin, à grand renfort de décors soulignant à l’excès la transformation que Norina introduit dans la vie du vieillard ? Si l’on songe aux conditions dans lesquelles Don Pasquale fut créé, à Paris sous Louis-Philippe, on se dit qu’un plateau presque nu permettrait de revenir aux sources.
Voilà donc à peu près ce qu’allait nous offrir l’Opéra de Tours. Il ne s’agit pas finalement d’une version de concert au sens strict. Dans la mesure où il allait y avoir captation vidéo, il devenait important que la dimension visuelle soit également prise en compte : va donc pour une version semi-scénique, ultra-rapidement mise en place par Nicola Berloffa, dont plusieurs spectacles ont pas mal tourné en France, Carmen à Rennes, Les Contes d’Hoffmann à Saint-Etienne, L’Italienne à Alger à Toulon… Le résultat est d’une sobriété conforme à ce qu’offrait le Théâtre des Italiens aux premiers spectateurs. Un rideau noir (à travers lequel le chœur socialement distancié devient parfois visible par transparence) devant lequel sont d’abord placées deux chaises – prises dans les loges de l’Opéra – auquel succédera un fauteuil pour le dernier acte. Don Pasquale en exige-t-il vraiment davantage ? Pour les costumes, les artistes auront probablement puisé dans leur propre garde-robe personnelle pour caractériser au mieux leur personnage : avant de se marier en habit à queue de pie, Don Pasquale réchauffe ses vieux os dans une sorte de polaire marron ; Ernesto troque sa chemise noire contre une chemise blanche avec nœud papillon assorti pour chanter sa sérénade ; et si Malatesta ne se départit pas de son costume trois pièces noir, Norina arbore trois tenues différentes, robe fleurie d’abord, jupe stricte et chapeau à voilette lorsqu’elle est présentée à son futur, puis robe de mal après l’entracte.
Comme le dit Nicola Berloffa, « en l’absence de décors et de costumes, nous verrons vraiment les cadres dramaturgiques », et la comédie quasi balzacienne qu’il voit dans Don Pasquale n’en ressort que mieux. Chaque silhouette se découpe sur le fond noir, les gestes et les expressions prennent d’autant plus d’importance et de signification.
Dans la fosse, l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours est dirigé par Frédéric Chaslin qui évite parfaitement les écueils du comique forcé ou d’une précipitation pseudo-rossinienne. Étirant à plaisir le tempo de Tornami a dir che m’ami, il sait imprimer aux passages animés tout le dynamisme que l’on en attend. Le tout sans perdre de vue le fait que deux des quatre interprètes des personnages principaux effectuent ici leur prise de rôle. Laurent Campellone ayant eu l’excellente idée de placer sa première saison sous le signe du chant français, c’est une distribution 100% francophone qui affronte Don Pasquale.
Après l’avoir chanté à La Monnaie en 2018, Anne-Catherine Gillet semble à nouveau se régaler en incarnant Norina sous ses différents visages successifs : on imagine notamment, lors de la scène du mariage, le plaisir que peut prendre à jouer la semplicetta celle qui proclamait jadis prendre la défense des « nunuches » du répertoire français. Si la voix de la soprano belge sonne peut-être plus française qu’italienne, on s’incline devant sa virtuosité jamais prise en défaut (beau trille dans So anch’io la virtù magica) et son énergie toujours renouvelée, notamment dans le duo avec Malatesta.
L’autre artiste qui se retrouve en terrain connu, c’est Florian Sempey. Figaro applaudi sous diverses latitudes, le baryton français bénéficie d’une totale aisance dans ce répertoire comme dans la langue italienne. Après ses débuts en Malatesta au Palais Garnier en juin 2018, dans la production signée Damiano Michieletto, Florian Sempey retrouve un personnage de meneur de jeu qui, comme le Figaro du Barbier de Séville, lui va comme un gant. Si l’on admire sa vis comica, on salue aussi la finesse des nuances qu’il prodigue dans Bella siccome un angelo, et sa maîtrise du sillabato, indispensable pour Cheti, cheti, immantinente.
Bien que moins familier du style rossinien, Laurent Naouri ne se laisse pas distancer dans ce duo. Même si sa modestie l’oblige à dire en interview qu’il juge sa prestation encore très perfectible, le personnage est déjà bien là, il prend vie sous nos yeux, avec ses moments de truculence ou de désespoir, et la voix sonne glorieusement dans un rôle qui n’appelle pas non plus de prouesses particulières.
On se situe hélas un cran en dessous avec Sébastien Droy. Certes, le fait que l’orchestre occupe tout le parterre dresse un mur de son auquel se heurtent tous les chanteurs (les ingénieurs du son y remédieront pour la captation), mais il est le seul pour lequel il faut vraiment tendre l’oreille. Si la voix est bien conduite, le timbre semble perdre de ses couleurs à mesure que l’on s’élève dans l’aigu. Heureusement, peut-être parce qu’il se chauffe au fil de la représentation, le ténor s’affirme davantage à partir de la sérénade, chantée depuis une loge d’avant-scène, à côté de la harpe et du tambourin.