Festival Manifeste 2020 – Ircam Centre Pompidou

31 août 2020,
Grande salle – Centre Pompidou
Mikel Urquiza
 : Alfabet, création française
Daniele Ghisi : On that April morning she rose from her bed and called, création 2020Commande Ircam-Centre Pompidou, Ensemble Musikfabrik & Kunststiftung NRRebecca

Saunders : Nether, création française
Juliet Fraser soprano
Agata Zubel soprano
Ensemble Musikfabrik
Enno Poppe direction
Carlo Laurenzi réalisation informatique musicale Ircam

2 septembre 2020, Grande salle – Centre Pompidou
Daniel D’Adamo
 : The Lehmann discontinuity, création 2020
Commande du Collectif Tana et de l’Ircam-Centre Pompidou

Philippe Hurel : En filigrane, création 2020
Commande du Collectif Tana et de l’Ircam-Centre Pompidou

Ivan Fedele : Leading Lines, création 2020
Commande du Collectif Tana, du Grame et de Milano Musica

Quatuor Tana :
Antoine Maisonhaute violon
Ivan Lebrun violon
Julie Michael alto
Jeanne Maisonhaute violoncelle

Carlo Laurenzi, Serge Lemouton (Ircam), Simone Conforti (Grame) réalisation informatique musicale


3 septembre 2020, Grande salle – Centre Pompidou
Rebecca Saunders
 : The Mouth, création 2020
Commande d’Annie Clair

Kurt Schwitters : Sonate in Urlauten, 1er et 4e mouvements, avec une cadence originale de Georges Aperghis

Peter Ablinger : Voices and Piano, livre I/2 n° 23 et 25

Bernard Heidsieck : Vaduz
Georges Bloch :
Three Ladies (dispositif)
Juliet Fraser soprano
Hervé Sellin piano
Georges Bloch ordinateur, dispositif DYCI2Lib

Ictus
Jean-Luc Plouvier voix, piano
Michael Schmid voix
Alexis Baskind réalisation informatique musicale Ircam


10 septembre 2020, Théâtre de Gennevilliers
Aurélio Edler-Copes : Mental Radio Machine, création française

Fausto Romitelli  : Professor Bad Trip I, II, III

United Instruments of Lucilin
Direction : Julien Leroy
Benjamin Lévy réalisation informatique musicale Ircam

 

31 août – 10 septembre Festival Manifeste Ircam Centre Pompidou

Le Festival Manifeste (anciennement Festival Agora jusqu'en 2012) est la vitrine technologique et esthétique de l'Institut de Recherche Coordination Acoutique/Musique (IRCAM). Initialement prévu au mois de juin, il a dû être réduit et déplacé à septembre pour cause de coronavirus – ce qui crée une proximité inattendue avec l'autre grande manifestation dédiée à la création : le Festival Musica à Strasbourg (dont il sera bientôt question dans ces colonnes). En plaçant cette édition 2020 sous le signe d'un "retour à la vie", Frank Madlener insiste sur l'importance d'avoir maintenu une quinzaine de concerts et d'installations, mêlant jeune créateurs et noms plus connus. Faute d'Espace de projection (fermé pour travaux), cette édition est également l'occasion de retrouver la grande salle du Centre Pompidou, ainsi que d'autres espaces à La Villette, à la Philharmonie de Paris ou au Théâtre de Gennevilliers. Retour sur une semaine en immersion dans une édition qui fait la part belle à la question de la voix, humaine et de synthèse, voix parlée ou voix chantée, une voix qui demeure un vecteur et un sujet d'expérimentation fondamentalement contemporain.

Créé l'an dernier à Witten, dans le cadre des Wittener Tage für neue Kammermusik, par la soprano Sarah Maria Sun et les musiciens de l'Ensemble Musikfabrik, le trompettiste Marco Blaauw, le clarinettiste Carl Rosman et le percussionniste Dirk Rothbrust, Alfabet de Mikel Urquiza (né en 1988) se présente comme une réflexion virtuose autour de l'étonnant recueil éponyme de la danoise danoise Inger Christensen. L'écriture musicale imite l'expansion infinie des vers comme séries de suites phoniques minimales qui progressent en se régénérant. À l'effet de liste gigantesque s'ajoute une stratification des éléments sur le principe de l'accumulation, le tout organisé par un comptage mathématique complexe. L'étrangeté sonore de la langue, magnifiée par la soprano Agata Zubel, se mêle à la ponctuation discrète de la percussion et la lancinante circulation de lignes entre clarinette et trompette.

Agata Zubel © DR

Au moment des saluts, le geste malencontreux du compositeur endommage la contrebasse posée en biais sur la scène. L'incident prive la pièce suivante de son assise dans le registre grave, lacune au demeurant peu perturbante quand on réalise combien ce On that April morning she rose from her bed and called de Daniel Ghisi joue sur d'autres effets, notamment le collage et la fragmentation. "Ce matin d’avril, elle se leva de son lit et appela." : avec cette phrase de Samuel Beckett, la voix fait irruption sous la forme d'un refrain inexorable dont la chute chromatique et lancinante imite un étrange ground elizabethain. Par un effet de mouvement giratoire particulièrement réussi par le dirigée par le chef et compositeur Enno Poppe, les syntagmes sonores agrègent une matière hétérogène très séduisante (bruits de conversations et de circulation urbaine). La contrebasse de secours tardant à arriver, le trompettiste Marco Blaauw joue les invités surprises en interprétant au débotté la pièce éponyme Blaauw (dédicacée au musicien par Rebecca Saunders), pièce dont l'humour très Beckettien n'est pas sans rappeler les Sequenze pour instrument soliste de Luciano Berio. L'occasion pour nous de réécouter cette architecture délicate, faite de notes tenues jouées à l'intérieur d'un piano de concert, créant un curieux corps-à-corps entre les phrases jouées et la résonnance des cordes de l'instrument.

Juliet Fraser © Dimitri Djuric

Après Beckett, la soirée fait allusion à James Joyce avec Nether de Rebecca Saunders. Cette "performance" spatialisée pour soprano et ensemble de 19 musiciens est construite autour de l'ultime réplique du fameux monologue de Molly Bloom dans Ulysses : "Oui et son cœur est devenu fou et j’ai dit oui je veux oui." La voix soliste est confiée à Juliet Fraser, dont les interventions évoquent sous la ligne parlée-chantée, les notions d'intensité, d'énergie, de pulsation et de souffle qui caractérisent la voix lyrique. Créée l'an dernier au festival Now ! à la Philharmonie de Essen, Nether constitue le 24e module d'une série regroupée sous le titre Yes, dont une première version avait été donnée dans l'impressionnant vaisseau de l'Eglise Saint-Eustache dans l'édition 2017 de Manifeste. Les gestes sonores et vocaux se combinent en une trame étroite autour de la ligne principale, tantôt diffractée, tantôt compressée comme pour rendre au mieux cet effet de d'enfermement entre l'effectif instrumental et la voix soliste.

Le second concert conviait le Quatuor Tana dans un programme tripartite de créations franco-italiennes dont The Lehmann discontinuity, commande passée par le Collectif Tana et l’Ircam-Centre Pompidou à Daniel D’Adamo. La pièce aurait dû être créée à la Biennale des musiques exploratoires de Lyon, annulée la veille de la première pour cause de Covid-19. La pièce fonctionne en dualité avec une enveloppe électroacoustique signée Carlo Laurenzi, Serge Lemouton (Ircam) et Simone Conforti (Grame). L'exploration d'une matière musicale réduite à une échelle sonore infinitésimale bénéficie ainsi d'une amplification permettant de saisir un continuum de sons en perpétuel déplacement. Cet espace sonore forme un nuage acoustique en équilibre apparent, fait de milliers de déplacements et de notes fragmentées. Sans être particulièrement spectaculaires, les modes de jeu se concentrent sur des effets de frottements et de feulements, multipliés par les attaques et la tension des archets.

Quatuor Tana © DR

Dans En filigrane de Philippe Hurel, la partie électronique n'interagit pas au sens propre avec les instruments acoustiques qui s'intègrent dans cette bande enregistrée, parmi les événements sonores à la densité volontairement contrastée, augmentée ou colorée. Le quatuor imprime et exprime une présence qui naît de ce continuum électronique et semble y retourner dans une sorte de dramaturgie discrète et mystérieuse. Le contraste avec la pièce suivante d'Ivan Fedele (Leading lines) est d'autant plus saisissant que celle-ci développe en cinq mouvements une expression musicale qui progresse en se densifiant graduellement. On peut librement interpréter ce parcours comme une trajectoire menant dans les trois premiers du spectralisme, à la saturation bruitiste dans les deux derniers, avec le spectaculaire violoncelle de Jeanne Maisonhaute, lancé à toute allure dans une série de spirales de notes volubiles.

Sous-titrée "Speech", le troisième rendez-vous de Manifeste est l'occasion d'entendre la célèbre Sonate in Urlauten ("Sonate en sons primitifs") de Kurt Schwitters, interprétée ici par Michael Schmid. Écrite pour la voix soliste d'un "acteur-musicien", la pièce de Schwitters fut créée et enregistrée par l'auteur le 5 mai 1932 à Francfort dans les studios de la Süddeutscher Rundfunk. La bande a fait l'objet de nombreuses parutions, dont une édition chez Wergo qui permet de percevoir la puissance et les inflexions émouvantes de la voix de Schwitters, musicien, poète et plasticien – initiateur de Merz ("douleur" en allemand), mouvement dissident de Dada, dont le nom surgit à l'occasion d'une performance où il déchire une affiche publicitaire de la KOMMERZBANK. Dès lors, Schwitters décline ce terme dans plusieurs œuvres, notamment les étonnants "Merzbau", espaces architecturaux utopiques et oppressants, faits d'angles vifs pénétrant l'intérieur des pièces et interdisant parfois d'y pénétrer.

Michael Schmid © Hervé Véronese – Centre Pompidou

La Ur Sonate se présente sous la forme d'une chorégraphie verbale constituée de séries d'onomatopées imitant un ur-text, cette langue des origines en forme de pied de nez aux délires raciaux du nazisme qui venait de parvenir au pouvoir. L'humour délirant se dissimule derrière l'austérité d'une suite Rondo-Largo-Scherzo-Presto – humour amplifié par la "cadence" écrite par un autre grand nom du théâtre musical : Georges Aperghis. Certes, Michael Schmid en fait des tonnes et tire la pièce du côté du slam et de la performance sonore, mais c'est également l'occasion de donner une dimension théâtrale à la partition, lorsque le public ne peut réprimer son rire et son enthousiasme.

Un peu moins d'enthousiasme pour Voices and Piano Livre I/2 de Peter Ablinger, pièce extraite d'un vaste cycle en cours de composition. Le principe est relativement simple et tristement systématique, malgré le talent de Jean-Luc Plouvier, tour à tour récitant et pianiste : on entend une voix enregistrée (discours, interview ou lecture), sur laquelle le pianiste tisse un commentaire musical/parlé. Les phrases musicales et vocales (en l'occurrence Arnold Schoenberg et Billie Holiday), se combinent en une forme de dissection qui crée une forme de synthèse (Ablinger parle d'une "photographie quadrillée"). On préfèrera à cet exercice très scolaire les quinze minutes de The Mouth de Rebecca Saunders – belle variation autour de cette voix intérieure qui surgit en nous telle un monologue lancinant, entre projection mentale et discours prononcé. On pense à ce propos à la pièce radiophonique NOT I de Samuel Beckett, avec ce gros plan obsédant sur la bouche de Billie Whitelaw déclamant sur un rythme ultra rapide le long monologue. Moins extravertie et moins explosivement sollicitée, la voix de Juliet Fraser offre à The Mouth les contours subtils qui dessinent une ligne fragile et ténue, l'expression d'un monde intime autour de laquelle gravitent des éléments électroniques captés et modifiés en temps réel.

 

Il faudra – hélas – passer rapidement sur Three Ladies Project de Georges Bloch. Le projet convie la voix de trois chanteuses stars dans trois domaines différents : Billie Holiday, Édith Piaf et Elisabeth Schwarzkopf, qui ont en commun d'être nées en 1915. L'idée saugrenue de leur faire chanter ensemble The Man I Love passe par l'intervention du logiciel DYCI2Lib, évolution d'ImproteK qui fonctionnait déjà sur le principe du tissage harmonique entre sources différentes. Créée en 2015 au festival de musique Le pietre che cantano à L’Aquila, la pièce ne tarde pas à s'enliser dans une pâte synthétique paresseuse et dispensable,  et l'ennui ne retombe pas à devoir subir les projections vidéos jouant avec les arrêts sur images et les filtres du logiciel OpenGL appliqué notamment à la vidéo de Lisa della Casa dans Don Giovanni ou la 4e symphonie de Mahler par Claudio Abbado et Magdalena Kožená à Lucerne… La soirée se termine avec le classique Vaduz du poète sonore Bernard Heidsieck. Ce réjouissant et foutraque discours (qu'il s'amusait à lire lui-même en déroulant une page de plusieurs mètres de long), rend hommage à Vaduz, capitale microscopique de la principauté alémanique du Liechtenstein. La voix cite par accumulation concentrique et (littéralement) excentriques ce qu'il y a "autour de Vaduz". Heidsieck avait envisagé de s'enregistrer lisant son texte et le rediffusant avec des effets de boucles qui créent un halo réverbéré autour de la voix parlée. Jean-Luc Plouvier imite le ton glacé et pincé du poète mais remplace le tumulte des voix à la toute fin (censé incarner la symphonie universelle des peuples) par d'autres sources plus actuelles et dans un sens, plus pessimistes : les sons de foule de la Coupe du monde de football et des reportages sur les émeutes d’Athènes de 2008.

United Instruments of Lucilin @ Emile Hengen

Terminons par une confirmation et une surprise. Confirmation avec (pour paraphraser Olivier Cadiot), le "retour définitif et durable" du très aimé Professor Bad trip du compositeur italien Fausto Romitelli, disparu à 41 ans en 2004. Placés sous la direction élégante et énergique de Julien Leroy, les talentueux solistes des United Instruments of Lucilin "hallucinent" plus qu'ils n'interprètent, cette pièce en trois parties composées entre 1998 et 2000 – dont les deux premières furent crées par le regretté Patrick Davin au Festival Musica Strasbourg et à l'espace de projection de l'Ircam. Romitelli s'inspire dans cette pièce de l'expérience et du récit d'Henri Michaux relativement à la mescaline, une drogue puissante qu'il décrit dans Connaissance par les gouffres (1961) ou bien l'Infini turbulent (1957). Analysant la nature humaine comme fondamentalement "artificielle, distordue et filtrée", Michaux offre à la pièce de Romitelli un matériau sur lequel se développe des éléments à la croisée du spectralisme et du rock psychédélique. Les "leçons" résonnent en un puissant triptyque, avec des instruments électriques pulsant un temps strié et des cordes tantôt imitant et déformant le discours, à l'instar du somptueux solo de la violoncelliste Ingrid Schoenlaub. Donnée en première partie, la Mental Radio Machine du brésilien Aurélio Edler-Copes fait allusion au danger des systèmes technologiques dans nos existences, mentionnant au passage son intérêt pour les derniers textes de Thomas Bernhard. Il convoque un effectif réduit (flûte basse, clarinette basse, alto, violoncelle et percussion), dialoguant avec une guitare électrique. Les musiciens déclenchent à l'aide de pédales des "patches" électroniques qui émaillent la ligne principale et se mêlent à une voix de synthèse diffusée par un multi-échantillonneur en quatre canaux spatialisés. Assurément, une belle découverte et un nom qu'on ne manquera pas de suivre…

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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