On aurait pu s’attendre, avec cet album intitulé « Méditations pour le carême » et construit autour d’œuvres de Charpentier, Visée, Brossard et Marais, à un programme austère et grave : « Desolatione desolata est terra », « Tenebrae factae sunt », « Tombeau de Mesdemoiselles de Visée », « O plenus irarum dies »… Nul besoin d’être un latiniste averti pour prendre la mesure du sérieux du propos. Et pourtant… quelle musique lumineuse, quel raffinement dans l’écriture, quelle économie de moyens dans ces pièces !
De Marc-Antoine Charpentier on connaît bien les Leçons de ténèbres, pièces écrites pour accompagner les offices de la semaine sainte ; mais ces Méditations pour le carême, moins connues, n’en sont pas moins passionnantes. Si le mérite de cet album – permettant de les découvrir ou redécouvrir – revient à Louis-Noël Bestion de Camboulas et à l’ensemble Les Surprises, c’est au compositeur Sébastien de Brossard (1655–1730) que l’on doit la conservation de cette partition, qui aurait probablement disparu si Brossard n’avait été un collectionneur passionné et éclairé, conservant ce manuscrit parmi les 959 pièces de sa collection gardée depuis par la Bibliothèque nationale de France.
Dix méditations pour trois voix d’hommes (haute-contre, taille, basse-taille) et continuo ; des formes brèves, évoquant directement la Passion du Christ (sauf la dernière, racontant le sacrifice d’Isaac) et d’une belle cohérence ; mais on admire surtout le sens du récit dont le compositeur fait preuve, alternant narration et dialogues et permettant à ces instants méditatifs de prendre vie et de s’animer. La cinquième pièce, « Cum caenasset Jesum », raconte ainsi le reniement de Saint Pierre avec une construction narrative et musicale remarquable : après une courte description du temps et du lieu de l’action (à trois voix), Charpentier fait intervenir plusieurs personnages au discours direct, solistes, mais en prenant soin de distinguer Jésus, accompagné par l’orgue, et Pierre et les deux serviteurs accompagnés au clavecin, le tout entrecoupé d’interventions du narrateur. A l’inverse, une pièce telle que « Desolatione desolata est terra » conserve un aspect purement méditatif, où le compositeur se permet un beau travail de polyphonie – avec le canon et la superposition de textes différents – et d’ornementation sur les mots les plus importants du texte, non pour raconter une histoire mais pour imprégner l’auditeur d’un propos théologique. Deux exemples parmi tant d’autres d’une œuvre rigoureusement construite et pensée, où la musique se met tout entière au service du texte et de l’impression religieuse qu’il doit produire sur son public ; mais d’une œuvre, aussi, tout simplement superbe musicalement, pleine de nuances et de clarté malgré son sujet sérieux – et même tragique.
Il faut dire que Paco Garcia, Martin Candela et Etienne Bazola rendent plus que justice à ces Méditations pour le carême. Restituant la diction française du latin, les trois chanteurs interprètent cette musique avec une homogénéité du son, une attention au texte et une délicatesse dans l’ornement idéales. De son côté, l’ensemble Les Surprises (« réduit » à une viole de gambe, un théorbe, un orgue et un clavecin) multiplie les nuances et met en valeur aussi bien la construction rigoureuse de ces pièces que les dissonances qui s’y font entendre. Les méditations apparaissent comme autant d’instantanés ou de toiles qui s’animeraient le temps d’un instant, avant de revenir à leur immobilité.
Avec ces qualités, il était une excellente idée de faire entendre les musiciens dans des pièces instrumentales, et tout d’abord dans le « Tombeau de Mesdemoiselles de Visée » composé par Robert de Visée à la mort de ses filles : œuvre superbe pour théorbe, interprétée ici par Etienne Galletier, tout en recueillement et évoquant avec une infinie délicatesse le deuil du compositeur. Autre page instrumentale, le Prélude en ré extrait du 1er livre des pièces de viole de Marin Marais, finement interprété ici par Juliette Guignard qui en explore le lyrisme et fait preuve d’un son dense, profond qui participe à l’atmosphère méditative du programme. L’occasion d’entendre chez ces interprètes des qualités techniques évidentes, mais surtout une sensibilité et une musicalité hors-pair.
Mais sans doute les deux dernières pièces de l’album sont-elles les plus saisissantes, parce que les moins connues : avec le Salve Rex Christe et le O plenus irarum dies de Sébastien de Brossard, l’ensemble Les Surprises met en lumière deux œuvres magistrales et bien injustement tombées dans l’oubli. La première, écrite pour deux voix (ici haute-contre et taille), et la seconde, écrite pour basse solo, partagent un goût prononcé pour le contraste : tantôt le texte y est clairement énoncé, souvent soutenu par des figuralismes, tantôt la musique se déploie dans d’interminables vocalises où les mots se perdent au profit d’un plaisir purement musical. Plaire, instruire et édifier : de véritables modèles d’éloquence en un siècle qui la porta à son plus haut degré.
On ne s’étonne qu’à moitié des talents rhétoriques de Brossard, lui qui fut maître de chapelle de la cathédrale de Meaux où prêchait un certain Bossuet… Mais on est saisie par la puissance de cette musique qui varie les styles d’écriture, les effectifs, les nuances, dans un caractère moins contemplatif que les autres pièces du programme, mais appelant et retenant l’attention de l’auditeur. Ici encore, la beauté musicale vient habiller, soutenir, voire déborder le propos religieux avec un travail de détail sur le texte et une inventivité mélodique formidable – le O plenus irarum étant un modèle du genre, avec ses vocalises illustrant de manière frappante le chaos et la colère divine.
Ainsi, on ne saurait trop saluer les qualités de cet enregistrement : un programme intéressant musicalement, informé historiquement, cohérent, et une interprétation superlative. C’est un sans faute pour Les Surprises qui livrent un très beau panorama de la musique baroque française et mettent au jour le rapport qu’entretenait le XVIIème siècle à la mort, à la méditation et au religieux : à la fois éloquence et recueillement, crainte et résignation, que les œuvres du programme illustrent en un superbe clair-obscur.