Il y a chez Gianandrea Noseda des qualités éminentes qui conviennent parfaitement à un orchestre de jeunes : un geste précis, des indications claires, un regard acéré. Cette manière à la fois classique et « sage » de diriger permet évidemment à de jeunes musiciens de se référer au geste du chef et d’installer un climat de confiance tout à fait propice à une exécution d'excellent niveau. De fait l’orchestre du Festival de Verbier a montré une fois de plus son engagement et ses qualités.
Le revers de la médaille pourrait être un certain manque de fantaisie dans une musique qui pourtant n’en manque pas et un relatif « classicisme », qui pour la Symphonie classique, semblerait être cependant bienvenu : l’interprétation est équilibrée, le tempo n’est pas rapide, la lecture très claire laissant les pupitres se révéler et permettant au spectateur une audition presque didactique. Une interprétation où « rien ne dépasse », assez carrée, et où le son de l’orchestre est particulièrement chaud et lumineux, dans un ensemble très réussi
L’autre pièce symphonique (dans le second concert) était la Suite de l’Amour des Trois Oranges. La nature de la pièce, particulièrement colorée et rythmée, permet aux pupitres d’être vraiment mis en valeur, en particulier les cuivres (trombones et cors notamment). La musique est particulièrement bien scandée, mais jamais tonitruante, en dépit de l’explosion qu’elle constitue. Noseda connaît parfaitement ce répertoire et lui imprime une respiration particulière. L’orchestre est guidé, tenu, entraîné, emmené tout en gardant une belle clarté.
Mais l’intérêt essentiel de ces deux concerts qui ont conclu le Festival 2018 « des 25 ans » était la quasi intégrale des concertos pour piano (il manque le n°4) exécutée par trois pianistes différents : Jean-Efflam Bavouzet (n°1), Daniil Trifonov (n°2), Yuja Wang (n°5 et n°3), occasion rêvée de comparer des styles, dans un répertoire qui demande un haut degré de technicité et de virtuosité, mais qui ne met pas toujours a priori la sensibilité en relief. Rares sont les Festivals qui peuvent se permettre en deux jours de proposer trois des solistes les plus acclamés du jour, dont deux fulgurances de la nouvelle génération et une des valeurs les plus sûres et les plus fortes de l’école française de piano.
Jean Efflam Bavouzet et Gianandrea Noseda ont enregistré ensemble l’intégrale des concertos de Prokofiev (Chez Chandos) et se connaissent donc parfaitement. Le premier concerto qui allie une sorte de grandeur romantique un peu excessive, et des moments très novateurs (dès le premier mouvement) a été composé en 1911-12, lorsque Prokofiev était encore étudiant. Bavouzet garde une touche relativement légère et allie une virtuosité marquée et une vraie sensibilité. Il en résulte une exécution rythmée et engagée, très fluide et jamais démonstrative, élégant sans être spectaculaire, mais toujours juste et dans la couleur, et dans l’écho orchestre-soliste. Le mouvement lent distille à ce titre une émotion toute particulière parce qu’il tranche par sa couleur mélancolique avec les deux autres. Il n’y a rien d’excessif dans cette interprétation, mais en même temps on y ressent la multiplicité des couleurs et la plasticité du jeu très maîtrisé et très souple de Bavouzet. Un très grand moment.
Daniil Trifonov a pris le relai pour la seconde partie du premier concert, en interprétant le concerto n°2, véritable défi technique d’un Prokofiev encore interprète de ses propres œuvres dédié à son ami Maximilian Schmidthof, qui se suicida en 1913. C’est en effet l’une des œuvres les plus difficiles du répertoire et Prokofiev voulait marquer l’événement en donnant à son œuvre (écrite en 1912–13 ) une couleur sombre et particulièrement tourmentée. Sur les écrans latéraux qui permettent de mieux voir les artistes, on percevait l’étouffante chaleur ambiante par les gouttes de sueur qui perlaient sur le costume de Noseda, et les coulées qui dégoulinaient de la tête de Trifonov, complètement dédié et engagé, dans une interprétation d’une intensité vibrante comme on a rarement l’occasion d’en entendre, réussissant à la fois à donner l’impression de fragilité et de sensibilité à fleur de peau, et en même temps une impression de rage presque brutale, en allant aux limites des possibilités. Ainsi c’est un feu d’artifice de couleurs qui nous été donné d’entendre, avec des effets surprenants, une sorte de dramaturgie qui a nous a emportés bien au-delà de la simple exécution en concert. Ce moment, l’un des sommets des deux soirs, montre que Trifonov est une terre en feu lorsqu’il joue certaines œuvres, une terre de contrastes allant de la délicatesse à l’électricité. Une prestation sensationnelle dans un concerto assez rare finalement dans les programmes. Explosion finale de la salle, à genoux.
Le lendemain, Yuja Wang était la pianiste, pour ce concert de conclusion, dans rien moins que deux concertos successifs, le n°5 d'abord, puis le n°3 qu’elle joue un peu partout , une performance physique à ne pas négliger. Et on fut aux antipodes de la veille. Yuja Wang garde au clavier une sorte de distance qui étonne (au contraire d’un Trifonov dont tout le corps caresse l'instrument) avec une virtuosité qui stupéfie, mais sans toujours émouvoir.
La sûreté du toucher, la clarté, la performance technique laissent l’auditeur stupéfait. On a l’impression d’une machine à qui rien n’échappe, un prodige incroyable. Certes, le jeu réussit à être nuancé, mais ne produit pas l’impression d’engagement qu’on avait eu la veille aussi bien avec Trifonov que Bavouzet, où la sensibilité et l’émotion emportaient tout comme un orage désiré.
Ici la technicité, la beauté froide et l'incroyable sûreté semblaient dominer.
Etourdissante Yuja Wang, et pourtant la performance inouïe n’atteint pas l’auditeur comme celles de la veille, où les deux artistes semblaient donner tout et au-delà. Yuja Wang à la technique phénoménale semble toujours éminemment concentrée par l’esprit mais pas toujours par le cœur. En tous cas, et malgré une virtuosité fascinante et unique aujourd’hui, elle ne réussit pas à imprimer…Peut-être aussi ses coquetteries de star (le changement de robe du rouge au bleu entre les deux concerts) nuisent-elles à son image et influent-t-elles sur les impressions des auditeurs.
Et pourtant, rien à reprocher à ce style percutant, à cette précision diabolique où tout semble à sa place, où le toucher est si juste, léger comme marqué, qu’il semble procéder d’une pré-programmation à la fois millimétrée et métronomique : ses dures attaques, ses ralentis, sa clarté (incroyable dans le concerto n°5) en font l’une des solistes les plus sûres du monde pianistique (et peut-être les plus attendues aussi). C’est une évidente garantie pour le chef et l’orchestre, car ce jeu si précis permet à chacun de se suivre et d’arriver ensemble et encore une fois, comme avec Petrenko, l’accord final du premier mouvement du concerto n°3 est suivi d’applaudissements spontanés de la salle, dans un concerto comme toujours explosif.
Évidemment, le triomphe fut total, d’autant qu’il signait la fin du Festival en apothéose et Yuja Wang donna en bis le final de la sonate n°7 du même Prokofiev. Ainsi se terminait la 25ème édition, brillante et marquée par un changement de directeur musical : sur les cimes des Alpes les cimes de la musique.