La Elbphilharmonie, une année après son inauguration est « LE » signe distinctif de Hambourg. La salle de concert est installée dans un bâtiment qui n’échappe à aucun tour de la ville hanséatique. Inaugurée officiellement en janvier 2017 après dix ans de travaux, polémiques comprises vu les coûts qui ont vertigineusement grimpé au-delà de toutes les prévisions (un lieu commun de ce genre d’entreprise), le complexe naît dans une zone qui par définition exprime le caractère de la Cité. Le port, situé dans un espace aménagé et navigable de l’Elbe à 100km de la mer, s’est affirmé depuis la fin du XIXe comme le plus important d’Allemagne (aujourd’hui seul Rotterdam le dépasse par le volume qui y transite). C’est l’origine du bien-être local qui a vu surgir au long de ses canaux les plus grands hangars portuaires du monde vers 1890.
Idéalement inséré dans ce contexte, sur une base qui abritait un des derniers magasins construits dans les années 60, est posé un majestueux complexe aux fenêtres profilées, sur 26 étages, qui abrite entre autres des appartements, un hôtel de luxe, un grand parking, et trois salles de concert. On accède aux deux salles principales à partir d’un espace ouvert au public, la Plaza, au huitième étage, qui offre une vue privilégiée sur le port et la cité.
Elphi (le lieu a son surnom issu du coup de foudre avec la cité) a un programme composite avec des rendez-vous quotidiens affichant complet des mois auparavant pour presque tous les spectacles, tant est fort le désir de faire connaissance avec cette merveille de la musique. La salle a 2100 places, construite selon le modèle dit « en vignes », qui renvoie à la Philharmonie de Berlin, a encore ce parfum de bois brut qui la recouvre, en alternance avec des carreaux de pierre synthétique profilées ad-hoc pour améliorer l’acoustique.
Voilà donc arrivé le moment attendu d'un début prestigieux sur le chemin de la tournée qui emmène le Bayerisches Staatsorchester, l’orchestre de l’Opéra de Munich pour deux soirs à Carnegie Hall de New York.
Les Akademiekonzert se tiennent à Munich les lundi et mardi, habituellement une fois par mois, quand le Nationaltheater se transforme en salle de concert. En ce mois de mars, ils proposent un programme difficile (Brahms et Tchaïkovski mais déclinés en des titres moins connus, souvent en marge des soi-disant chefs‑d'œuvre), qui, de l'autre côté de l'océan, seront suivis d'une œuvre qui est la marque de fabrique de l'Opéra de Munich, exécutée en concert, Der Rosenkavalier (d'ailleurs, la mise en scène de cette œuvre par Otto Schenk et Jürgen Rose en février de cette année a atteint l'âge de la retraite, 46 ans, tout comme Kirill Petrenko qui le dirige pour les dernières soirées… un spectacle que nous n'oublierons pas – voir notre compte rendu ci-dessous).
Johannes Brahms a écrit le Double concerto pour violon et violoncelle opus 102 en 1887, concluant ainsi son activité symphonique. Comme les autres concerts qui prévoient la présence d’un soliste, dans ce cas aussi on ne peut ignorer la savante écriture symphonique du compositeur du lieu (Brahms est né à Hambourg en 1883) ni le poids d’un orchestre qui n’est jamais un arrière fond, mais l’épine dorsale de l’œuvre en émergeant souvent au premier plan. Dans ce cas précis, le titre est problématique et il n’est pas facile de trouver un équilibre au rendu de l’ensemble. La forme du Double concerto trouve peu d’exemples à succès au XIXe, s’adaptant mieux au dialogue rationnel entre des instruments typiques de l’âge baroque qu’aux excitations romantiques.
Le jugement plus sincère est venu de l’ami Eduard Hanslick, qui a défini le travail comme « plus écrit qu’inspiré », soulignant que le morceau semble souvent plus dicté par le besoin éventuel de Brahms de faire la paix avec l'ami violoniste Joachim que né d'un besoin créatif réel. Peut-être est-ce trop sévère, le fait demeure qu’à divers moments on risque de perdre le fil du discours pour se complaire à telle ou telle trouvaille de l'auteur ou des interprètes.
Le point fort de la direction de Kirill Petrenko, qui en offre une exécution magistrale, est le dépassement de la nature fragmentaire de la pièce par une lecture essentielle et rigoureuse (nous sommes habitués, désormais …) qui tout au long du concert rappelle continuellement le caractère dolce requis par Brahms tout au long de l’œuvre. Les trois mouvements sont des facettes très différentes des mêmes émotions, la douceur mêlée au cantabile dans une unité retrouvée d’un style inédit.
En ce sens le début du premier mouvement est marqué, comme écrit dans la partition, mais jamais exagéré. Après la cadence du violoncelle, l’attention se déplace sur l’entrée de la clarinette à la mesure 26, aérienne sur fond soyeux des cors, qui entre avec l’écho d’un doux rêve et appelle flûtes et hautbois à soutenir le dessein. Préparée de cette manière, l'entrée du violon solo est si naturelle que le f de la mesure 34 est inséré sans la brutalité trop souvent affichée par d'autres interprétations. Ce n'est qu'un exemple du soin apporté à la recherche des nuances minimales de phrasé et de dynamique qui, sans exagérer ni rendre au total la pièce trop mièvre, permettent aux deux solistes de parler sur tout le spectre sans forcer mais toujours avec des sons ronds, parfois avec un cantabile à la spontanéité apparente qui nous subjugue.
Julia Fischer au violon et Daniel Müller-Schott au violoncelle, depuis longtemps interprètes expérimentés de l’œuvre , s’adaptent aux intentions de Petrenko à la perfection, et leurs qualités d’interprètes précis aux sonorités non pas énormes, mais toujours rondes et parfaitement accordées finissent par en être grandement valorisées. Particulièrement notable, en particulier, la capacité du violoncelliste dans la partie grave de l'écriture et l'unité parfaite du timbre des deux instruments, dont les longs dialogues sont structurés harmonieusement sans besoin de feux d'artifice.
L’émotion suscitée par le premier mouvement est si forte que la conclusion en est accueillie par une timide et inhabituelle tentation d’applaudissement à la fin !
Le même dessein interprétatif marque l’Andante, dans lequel on passe du thème initial des cors et des bois, exprimés dans une couleur presque religieuse, aux sons, chauds, ambrés, affectueux au f espressivo et au poco f ma dolce des cordes, puis de nouveau au p dolce des bois aux mesures 7 et 8. Le mouvement, avec une approche de ce genre, est loin d'être en contraste avec le précédent et renoue idéalement avec l'esprit beethovenien où, à la mesure 30, le début de la section A se poursuit avec des sons aériens et pastoraux (encore une fois l'indication p dolce est semée à brassées …). Splendide, en ce sens, la conclusion par les solistes qui « brodent » littéralement des sons moirés pour le diminuendo qui clôt la pièce.
C’est l’urgence narrative qui marque le troisième et dernier mouvement, par l'exaltation des rythmes dansants chers à Brahms sous une conduite rigoureuse qui restitue avec une précision millimétrique chaque battue du dialogue entre les solistes et les interventions de l'orchestre.
À la fin, applaudissements prolongés pour le chef d'orchestre et les solistes, qui offrent en bis la Passacaille par Johan Halvorsen comme hommage au public.
Composée deux ans avant le Double concerto, la symphonie Manfred de P.I.Tchaïkovski est considérée comme l’une de ses plus belles compositions symphoniques, mais en même temps on lui reproche la complexité du travail qui montre à divers moments la difficulté du compositeur à se confronter au genre de la musique à programme pour une œuvre aussi longue et aussi articulée.
Le compositeur décrit, dans les quatre mouvements qui constituent la symphonie, les pérégrinations d’un Manfred tourmenté d’abord à la recherche de la sérénité intérieure à travers les montagnes, puis auprès de la Fée des Alpes dans le second mouvement, au contact des habitants des petits villages de contes de fées dans le troisième, et dans une orgie infernale ainsi que devant l’esprit de l’aimée qui lui prédit la mort dans le quatrième. Dans ce genre, aucune comparaison possible avec Berlioz pour la subtilité de l'utilisation des moyens instrumentaux et le talent visionnaire du Français.
Avec lucidité, Kirill Petrenko met de l’ordre dans le tissu orchestral de la symphonie en concentrant l’attention sur les rythmes et les timbres de chaque épisode, exaltant les sonorités qui décrivent le plus fortement les états d’âmes du protagoniste.
Les attaques des cordes au premier mouvement, incandescentes, contrecarrent le début lugubre des bois. Tout aussi émouvante l'intervention du premier cor dans le deuxième épisode à partir de la mesure 119. Cœur émouvant du premier mouvement l’Andante qui, à partir de la mesure 171, se déroule aux sons très doux des cordes jusqu’à l’entrée de la clarinette à partir de la mesure 203, sur un tapis sonore à peine perceptible, préparant l’atmosphère du final grandiose du mouvement.
C’est la précision instrumentale des bois qui frappe au début du second mouvement, qui semblent par moments préfigurer dans leur virtuosité le début du troisième acte de Rosenkavalier, pour laisser place avec la grâce voulue à un trio magistral.En construisant une représentation vaguement oléographique.
Le troisième mouvement relit la vie alpestre avec une grâce aux saveurs très XIXe rappelant des atmosphères dignes de Massenet, mêlées de sonorités et d'échos sinistres qui trahissent la distance que l'auteur entretient avec le genre descriptif.,
La première partie du quatrième mouvement est le moment le moins réussi de l’œuvre. Comme le savait bien Wagner lui-même, rendre l’atmosphère d’une bacchanale est entreprise ardue pour qui ne l’a pas dans le sang, et en effet, Tchaïkovski a peine à aller au-delà d’une hypertrophie sonore. Pourtant, au fur et à mesure que la musique avance, elle se rattrape là où les accents sombres du début reviennent et où se prépare la vision de l'aimée Astarde. Petrenko réussit à y reproduire l'atmosphère du premier mouvement et à préparer l'entrée théâtrale de l'orgue qui fait vibrer littéralement toute la Elbphilharmonie, déclenchant un ouragan d'applaudissements après un intense moment de silence.
En état de grâce, le Bayerisches Staatsorchester confirme à cette occasion aussi qu’il est actuellement l’une des meilleures phalanges européennes par la qualité sonore, la précision et la capacité à rendre au mieux les nuances millimétriques demandées par leur chef . Pour ce début sur la scène de ce qui se peut déjà être considéré comme un temple musical européen, l’orchestre a su rapidement prendre la mesure d’une salle à l’image sonore brillante et claire, qui s’est démontrée idéale pour la direction inspirée de Kirill Petrenko, magistral à restituer avec clarté des tissus orchestraux particulièrement denses sans rien sacrifier de l’interprétation.