
Depuis le mois d’octobre, Raphaël Pichon, son ensemble Pygmalion et quelques chanteurs qui constituent sa garde rapprochée proposent au public de la Philharmonie de Paris de suivre un programme consacré à Bach, intitulé « Bach en sept paroles » en référence aux sept dernières paroles prononcées par le Christ en croix, avant de mourir. « Voici l’homme », 6ème épisode de ce parcours, donné le 31 mars, était dédié à La Passion selon Saint Jean, oratorio spirituel traité par Bach à la façon d’un opéra sacré, plusieurs fois remanié entre 1724 et 1746. Profitant du fait que le compositeur lui-même se permettait de revenir sur ses œuvres en intervertissant certains passages ou plus simplement en intégrant des morceaux issus d’autres partitions, Raphaël Pichon a choisi de compléter cette Passion : un chœur introductif a cappella « O Traurigkeit, O Herzeleid » d’un auteur anonyme, des extraits d’une cantate (la BWV 159) et le Motet « Ecce quomodo moritur justus » ont ainsi été agrégés de façon très subtile et naturelle au récit des souffrances et de la mort du Christ relatés dans cette somptueuse passion.
Après avoir expérimenté l’ajout de la danse avec Saburo Teshigawara en octobre, la magie nouvelle avec la Compagnie 14:20 en novembre et la vidéo avec l’intervention de Marina Abramovic, le concert habilement mis en espace bénéficiait en outre de la présence de Bertrand Couderc dont les éclairages raffinés ont permis d’instaurer un dialogue fécond entre paroles et musique.

Rigoureuse mais sans didactisme, ample et fouillée, mais sans emphase, la direction de Raphaël Pichon est un modèle d’engagement, de pureté et de respiration. Le respect qui se dégage de son approche, la finesse et la concision de son style, la hauteur de sa vision, comme sa manière de porter dans un même élan le flux musical et de donner de l’espace à la narration, tout en valorisant chaque intervention qu’elles soient chorales ou solistes, tout est admirable. Ordonnée, construite et réfléchie, la grande arche prend ainsi forme, baignée de couleurs et rythmée par chaque instrument – mention toute particulière pour les vents et le théorbe de Diego Salamanca un des trois membres du continuo – comme si au final la musique avait pour mission de mettre en scène le drame.
Au chœur vif et limpide qui apporte un véritable soutien à l’ensemble (dont l’intervention dans le lointain lors du Motet de Jacobus Gallus « Ecce quomodo » extrait du livre d’Isaïe, placée après la mort du Christ, a produit un magnifique effet), répondent les voix claires et modelées de la soprano ukrainienne Kateryna Kasper idéale dans l’air « Zerfliesse mein Herze » et de l’alto Lucile Richardot dont le timbre androgyne a fait sensation dans l’étreignant « Es ist vollbracht ». Dans le rôle de Jésus, le baryton Tomas Kral manque un peu d’étoffe surtout dans le grave, mais la douceur de son registre aigu compense aisément cette petite lacune, tandis que le ténor Reinoud van Mechelen, qui remplaçait John Irvin, malgré une voix pointue se tire plutôt bien de sa partie, tout comme la basse Christian Immler (intraitable Pilate). Proprement habité par les paroles de L’évangéliste qui scandent de manière répétitive cet oratorio, Julian Prégardien, sans texte sous les yeux, était quant à lui inoubliable, sa voix lumineuse et ductile sur laquelle passent tous les affects emplissant l’espace, longtemps après la fin du concert.
