Mise en scène : Baptiste Guiton
Jeu : Thiphaine Rabaud Fournier
Piano : Sébastien Quencez
Costumes : Aude Desigaux
Lumières : Vincent Boute
Musique : Béla Bartók – Extraits des œuvres Sonatina ; Romanian Folk Dances ; For Children Sz. 42 Book 1 ; Ten Easy Pieces

Stagiaire assistante à la mise en scène : Sabrina Benavent
Production et diffusion : Magali Clément

Production L’Exalté, direction Baptiste Guiton
Coproduction Théâtre National Populaire

Le texte de la pièce est publié aux Solitaires Intempestifs

Théâtre National Populaire TNP – Villeurbanne, Salle Jean-Vilar, le 7 avril 2018

Membre du Cercle de formation et de transmission du TNP, comme Louise Vignaud dont nous avons beaucoup aimé la représentation du Misanthrope en février dernier à la salle Jean Bouise, Baptiste Guiton a mis en scène pour une résidence de création Le Groënland, pièce créée une première fois en 2009 à la Comédie de Saint-Étienne et pour laquelle il avait déjà pris en charge la mise en espace. Comme les autres membres, Christian Schiaretti l’a convié à rejoindre l’équipe souhaitant « que les vents leur soient favorables et que solide soit le bateau » C’est pourquoi Wanderer a eu la curiosité de rejoindre le quartier des Gratte-Ciel , dans la salle Jean-Vilar, afin de s’embarquer pour un peu plus d’une heure vers l’horizon boréal tracé sous les mots de Pauline Sales.

Le plateau est d’abord plongé dans l’obscurité hormis un faible halo entourant le clavier d’un piano. Les touches à peine éclairées, semblent flotter dans les ténèbres, en contrebas des gradins. Le public est alors attiré par un souffle, un halètement régulier venu de l’ombre. Progressivement apparaissent le piano ainsi que le musicien qui fait jaillir des touches les notes de Béla Bartók. Tel un îlot voguant à la surface du plateau, l’instrument se met en mouvement, poussé par une comédienne dont on découvre que c’est sa respiration forte et cadencée qu’on entend depuis un moment. Dans ce dispositif frontal, le parti pris du dénuement domine : un plateau sans décor particulier ; un jeu de lumières épuré ; une seule comédienne en scène dans une tenue de ville assez ordinaire ; le pianiste et son unique instrument. Enfin, la proximité avec le public, happé : l’appartenance de chacun à l’espace dramatique en train de se composer ne fait pas de doute.

Elle n’a pas de nom, juste quelque chose de la « silhouette hitchcockienne » comme le rappelle Baptiste Guiton dans un entretien à la presse. Une présence féminine fortement soulignée mais non identifiée, dans un souci de gommer certains contours trop précis, trop singuliers. Une représentation unique de toutes les femmes à la fois dans le champ fictionnel. Si elle partage la douceur apparente des héroïnes du maître du suspense dans ses films, le personnage intensément incarné par Tiphaine Rabaud Fournier, se révèle pareillement aux précédentes, lucide, radicale, explosive, inquiétante. Furieusement vivante.

Cette femme à la fois une et universelle vient au devant du public pour mieux se défaire de ce qui la compose. Sa dynamique participe elle aussi du dénuement : elle se défait de tout ce qui la constitue dans sa vie, dans sa famille, dans la société à laquelle elle appartient dont elle récuse toutes les conventions. Comme le piano qu’elle débarrasse de plusieurs de ses panneaux. Comme autant d’écailles qu’elle retire au fil du texte.

Déterminée à gagner le Groenland, nouvelle Terre promise, Eldorado du froid et du Vrai pour elle, elle emmène avec elle sa chouette, son loup, sa fillette invisible paradoxalement présente à travers un discours à la dimension dialogique continuellement perceptible. Une expédition, ça se décide et puis c’est tout. Et comme on le fait avec les enfants –  aussi bien qu’avec le public  – elle lui raconte des histoires, sa propre histoire en fin de compte. La narration s’énonce autour du musicien muet, sans nom lui non plus, qui joue, se tait, sourit, va jusqu’à danser, glisse avec le piano propulsé par la comédienne, se déplaçant comme un iceberg dans une ronde folle autour du plateau vide. Elle s’adresse tantôt à la fillette tantôt aux gens qu’elle croise dans cet univers urbain, point de départ de leur périple polaire. Femme au-delà des époques, au-delà de ce qui fonde la civilisation, elle jette un regard féroce sur l’imposture de l’égalitarisme, sur les illusions et désillusions amoureuses, sur la maternité même. Sur tous les Autres qui « envahissent les femmes ». Son bilan est douloureux sans militantisme exacerbé tandis que les larmes coulent sans retenue.

« Le Groenland, c’est toujours tout droit (…) Je te ramène au pays natal » clame-t-elle à son enfant. À la fois exil loin de son actualité et retour vers sa genèse, la trajectoire qu’elle choisit de suivre est pourtant plus circulaire, pareille à une évocation lointaine du memento mori. « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière ». Plutôt à la neige, à l’infini d’ailleurs. Pour qu’enfin la vie ait lieu car ici, il en va de son existence. S’il y a urgence du départ, c’est parce qu’elle doit impérativement se réaliser, sans délai ni obstacle, au risque de voir naître d’elle un cancer. Au risque de se perdre. Une authentique question de vie ou de mort, en somme.

Pourtant, même si ce qu’elle raconte la ramène avec gravité vers une vérité primordiale de l’Être, il n’en demeure pas moins que le texte comme la mise en scène célèbrent joyeusement la fiction non seulement comme le déclare Pauline Sales, en tant que  « porte essentielle vers le réel », mais aussi parce qu’elle reste la substantifique moelle du spectacle théâtral. De fait, les convulsions du discours narratif laissent de temps à autre entendre une adresse directe au public, repoussant toute tentation du quatrième mur. Une métathéâtralité qui nous ramène brutalement dans la salle, dans le hic et nunc du spectacle en train de se faire où la comédienne prend le dessus sur le personnage, émettant la possibilité de l’ennui du public subissant sa logorrhée narrative, se prémunissant contre ce même ennui en se présentant comme celle qui peut infléchir le cours de ce qui est raconté. Pour la sauvegarde de la fiction théâtrale. Pour le plaisir que cette dernière doit offrir aux spectateurs.

Alors, elle plonge à nouveau et doit se départir de toute entrave en acceptant toutes les ruptures : avec sa vie passée, son environnement immédiat auquel appartient son mari qu’elle quitte. Avec sa fille finalement, qui ne la suit pas dans ses propres renoncements et qu’elle cherche à abandonner sur un trottoir : « Ne pleure pas. J’ai mal à la tête. Pas de larmes. Je m’en vais toute seule et te laisse là. J’accroche un papier avec notre adresse à la fermeture éclair de ton anorak. N’importe qui te raccompagnera chez toi tout droit. C’est ce que tu veux ? Alors qu’est-ce que tu veux ? Moi je reste là. Je ne rentre pas. Je vais au Groenland. Tu me crois ou pas… » Accepter d’embarquer avec elle ou refuser. Encore une fois l’alternative essentielle autant pour la fillette que pour le public qui la suit, bien sûr. Jusqu’à l’intérieur du camion frigorifique du boucher qui devient son Groenland. Jusqu’à son retour à la maison. Jusque dans le face-à-face avec son mari qui la pense rendue aux confins de la folie. Jusque dans sa solitude finale. « Arrêtez de regarder, s’il vous plaît (…) C’est fini (…) »

Il paraît difficile de sortir indemne de pareille représentation. Le public reste un instant interdit, la comédienne et le musicien saluent, à bout de souffle. Le cercle polaire a été franchi métaphoriquement et c’est sous sa neige qu’une éruption a eu lieu. Celle d’une femme en quête de soi.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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