Where Corals Lie. A Journey through Songs by Sir Edward Elgar.
Julia Sitkovetsky, soprano ; Christopher Glynn, piano.

 

1 CD Chandos 20236, TT 63’38

 

Enregistré à la Yehudi Menuhin School, Stoke d’Abernon, Cobham, Surrey, les 5 et 6 mai 2021.

La musique d’Elgar s’exporte peu, et c’est dommage, car elle recèle bien des beautés que le label Chandos britannique s’applique à révéler à un public international, avec un nouveau disque consacré aux mélodies avec piano de l’auteur de Pump and Circumstances. Une autre façon d’écouter les Sea Pictures et bien d’autres pages moins fréquentées.

 

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Edward Elgar (1857–1934) est un de ces compositeurs britanniques dont la France croit pouvoir allègrement se dispenser. On donne The Dream of Gerontius à Paris une fois par décennie, dans le meilleur des cas, et l’affaire devrait être entendue : Elgar reste l’auteur de l’hymne Land of Hope and Glory qui conclut en fanfare la dernière nuit des Prom’s, et voilà. Pump and Circumstances, morceau sur lequel on a adapté des paroles pour en faire le chant patriotique susnommé, et les Enigma Variations forment à peu près la totalité de ce que l’on connaît du compositeur de ce côté-ci de la Manche. Pourtant, il reste beaucoup à découvrir chez cet homme qui finit par opter pour le silence pendant les quinze dernières années de sa vie, suite au décès de son épouse.

Récemment encore, Marie-Nicole Lemieux enregistrait pour Erato les Sea Pictures, admirable cycle de mélodies d’une vingtaine de minutes qui, un demi-siècle avant Britten, soulignent la dimension insulaire et donc maritime du pays de Shakespeare. Orchestration opulente et contralto aux proportions wagnériennes, telle est l’idée que l’on se fait à juste titre de cette œuvre. D’où la révélation que constitue le disque Elgar que publie Chandos cet automne, disque tout entier consacré à des mélodies avec piano. Car c’est pour le clavier seul que fut d’abord conçu l’accompagnement de ces cinq poèmes mis en musique, et c’est dans la version avec piano qu’ils furent créés à Londres, quelques jours après leur première mondiale (avec orchestre) à Norwich en octobre 1899. Et l’on pourrait formuler ici les mêmes remarques qu’à propos de certains disques récents où figurait la version chant-piano de Shéhérazade de Maurice Ravel : on perd bien sûr la palette chatoyante permise par les timbres orchestraux, mais on y gagne en clarté des lignes, l’œuvre devenant abordable par des voix moins amples, tout en conservant sa puissance d’évocation et la richesse de ses harmonies. Puisse l’existence de cette version avec piano contribuer à la diffusion d’un cycle qui mériterait d’être bien plus souvent au programme des concerts sur le Continent.

A l’autre bout du programme, une autre surprise attend l’auditeur avec une pièce célébrissime d’Elgar, mais dans une version inattendue : les violonistes aiment parfois à proposer comme bis son Salut d’amour, courte page aux courbes charmeuses, qu’Elgar dédia à son épouse en 1888. Cet arrangement chanté n’est pas le fait du compositeur, mais d’un certain Max Laistner, sur un poème délicieusement mièvres qui fait l’éloge des pensées (celles qui poussent dans les jardins, pas celles qui se forment dans les esprits).

Entre ces deux bornes, tout est à découvrir, avec des mélodies qui couvrent à peu près l’ensemble de la carrière d’Elgar, depuis « The Self Banished », œuvre d’un adolescent, jusqu’à « When the spring comes round » écrit pendant la Première Guerre mondiale d’après un poème en français du poète belge Emile Cammaerts, en passant par les pages arbitrairement rassemblées et traduites en allemand par un éditeur germanique sous le titre Sieben Lieder. C’est le moment de dire un mot sur les auteurs choisis pour ces mélodies : tous ne sont pas de grands noms de la littérature anglaise, mais l’on croise quand même Elizabeth Barrett Browning pour « Sabbath Morning at Sea », la troisième des cinq Sea Pictures, Shelley pour « In Moonlight », Tennyson pour « Queen Mary’s Song », l’un des Sept Lieder susmentionnés, Henry Wadsworth Longfellow en tant que adaptateur du chroniqueur médiéval français Jehan Froissart, et même Cervantès traduit en anglais pour la « Chanson du muletier ». Aux côtés de ces noms illustres, on rencontre aussi celui de Caroline Alice Elgar, l’épouse du compositeur, et d’Edward Elgar lui-même sous le masque de « Pietro d’Alba », prétendument traducteur de chants populaires d’Europe orientale pour Two Songs . On n’est jamais si bien servi que par soi-même, et ce pseudo-chant syldave ou marsovien est scandé par la répétition obsédante du nom d’une rivière imaginaire, la Rustula qui revient en fin de vers et en fin de strophe.

On remarque dans ces Two Songs, mais également dans bien d’autres pages, l’accompagnement musclé qu’Elgar exige de la part du pianiste, fort bien rendu ici par Christopher Glynn, qui a déjà prêté son concours à plusieurs disques de musique vocale publiés par des labels britanniques (Brahms et Reger chez Hyperion, Schubert chez Signum Classics). C’est aussi grâce au jeu brillant de Christopher Glynn que la version pianistique des Sea Pictures produisent tout l’effet attendu.

Quant à Julia Sitkovetsky, il s’agit, comme on pouvait le deviner, de la fille de Dmitri Sitkovetsky. Le violoniste et chef d’orchestre russe ayant quitté l’URSS à 22 ans, en 1977, pour s’installer à New York puis à Londres, la soprano est de mère anglophone et de nationalité américano-britannique, d’où son aisance dans la langue de ce disque, son deuxième récital après un programme Rachmaninov enregistré pour Hyperion et sorti en 2020. Formée à la Guildhall School, elle enchaîne actuellement les représentations de La Flûte enchantée et sera cette saison la Reine de la Nuit à Dresde, à Düsseldorf et à la Komische Oper de Berlin. Voilà donc qui nous entraîne très loin de Clara Butt, la contralto britannique qui créa les Sea Pictures. Il faut néanmoins reconnaître que Julia Sitkovetsky n’a pas un timbre de petit rossignol. Les graves ne sont naturellement pas son point fort, mais la voix a suffisamment d’étoffe pour se permettre d’aborder ces pages à l’ambitus souvent large, auxquelles elle prête un chant d’une belle expressivité, preuve qu’elle pourrait sans doute incarner sur scène d’autres héroïnes que la vindicative mère de Pamina.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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