La Traviata
Ouvrage intime s’il en est, La Traviata n’est a priori pas la partition la plus évidente à monter à Vérone. Le chef‑d’œuvre de Verdi fait pourtant partie des titres appréciés du public comme nous avons pu le constater cette année. Cette dernière représentation marquait le retour de Sonya Yoncheva dans un rôle qui a beaucoup fait pour sa carrière. La soprano bulgare l’avait mis de côté pour conquérir de nouveaux territoires et l’on ne pensait pas qu’elle reviendrait à ses premières amours. Sa voix devenue plus large, mais aussi plus lourde qu’à ses débuts, n’est pas à proprement parlé un handicap, d’autres interprètes avant elle ayant abordé le personnage de Violetta avec des timbres plus ou moins corsés, ou au contraire des instruments radicalement plus légers. Si la cantatrice a perdu en agilité pour affronter sans dommage les tensions du 1er acte présentes dans le cultissime « Sempre libera », c’est davantage la mollesse de ses accents et l’absence d’engagement qui pénalisent son approche. Engoncée dans des robes à tournures peu seyantes et lâchée en scène sans la moindre indication scénique, Sonya Yoncheva se contente de quelques gestes anodins et de quelques postures compassées pour faire exister une héroïne qu’elle fait évoluer sans y croire et dessine avec distance. Pire encore, les épreuves endurées par Violetta n’émeuvent jamais et pas une larme ne viendra mouiller nos yeux aux moments de sa mort, pourtant si poignante. La faute en incombe bien évidemment à l’équipe chargé de superviser la « mise en scène » (ce spectacle succède à l’ultime travail conçu pour les arènes par Franco Zeffirelli en 2019, celui ‑ci pourrait en juin de la même année) avec à sa tête Michel Olcese, sans doute paniquée par l’entreprise, incapable de dominer son sujet et de traiter le drame avec goût et sensibilité.
Partenaire de longue date, le toujours juvénile et sémillant Vittorio Grigolo ne suscite pas les mêmes réserves. L’absence de mise en scène l’oblige lui aussi à puiser dans son stock, mais il met une telle ardeur, chante avec une telle passion et manifeste un tel besoin d’aller toucher le public, que son Alfredo emporte l’adhésion ; d’autant que la voix toujours solaire et aujourd’hui mieux canalisée se projette sans effort vers les auditeurs, malgré le gigantisme de l’espace.
Le baryton George Petean campe un Giorgio Germont de facture classique, drapé dans ses convictions et tout d’abord intraitable, avant de fendre l’armure face à l’attitude de son fils (qui insulte publiquement Violetta), puis conscient de son erreur au dernier acte. Sa prestation vocale, comme celle des comprimari qui l’entourent, est satisfaisante à défaut d’être inoubliable. Dirigée sans conviction par Francesco Ivan Ciampa qui lutte contre un orchestre rétif aux sonorités fluctuantes, dont la masse souvent informe nous parvient en décalé par rapport aux chœurs, assis sur les gradins, cette Traviata routinière ne restera pas dans nos mémoires. A grand renfort d’images vidéo, de décors vieillots, de costumes criards et de figurants enivrés qui s’ébrouent en tous sens – quand ce ne sont pas les danseurs et les danseuses du corps de ballet qui se laissent emportés dans de grotesques chorégraphies (chez Flora) – l’intrigue supervisée, comme Nabucco, par le collectif D‑Wok, sous l’œil conciliant des membres de la Fondazione Arena di Verona, déroule imperturbablement son cortège de banalités, comme si un spectacle de plein air pouvait s’arroger de la plus élémentaire des exigences.
Nabucco
Moins traditionnelle et convenue que cette Traviata poussive, le nouveau Nabucco lui aussi confié au directeur de production Michel Olcese (on se demande pour quelles raisons la version signée Arnaud Bernard en 2017 n’a pas été reprise ?), avec ses velléités de modernisme et de relecture audacieuse fait sourire. La grandeur du plateau n’autorise ni le minimalisme, ni l’épure, mais à trop vouloir remplir les vides et à occuper la scène par une quantité de figurants (ici les Hébreux brutalisés et parqués dans des camps de transits pendant les heures sombres de la Shoah) et de décors métalliques (grilles, escaliers et praticables montés sur roulettes) conçus par D‑Wok, également responsables de vidéos projetées sur écran géant (laides, brouillonnes et le plus souvent risibles), le spectateur finit par ne plus rien voir ou à se lasser de ce perpétuel « ballet » de corps et de machines. A défaut de mise en scène, nous assistons à une lecture confuse et scabreuse du livret, où un SS tente d’imposer sa loi à des juifs persécutés qu’il tient par la force et une fille adoptive, Abigaille, qui aimerait bien lui prendre sa place. Nous n’attendions pas en ces lieux la vision radicale d’un Tcherniakov ou d’un Warlikowski, mais ce pâle exemple de « regie theater » à l’allemande a rapidement montré ses limites, l’apparition de dizaine de sportives, cerceau à la main, tout droit sorties d’un mauvais remake de Leni Riefensthal, finissant de nous couper les jambes.
Fort heureusement pour nous, la prestation musicale était largement supérieure. En premier lieu, grâce à la direction racée, vibrante et redoutablement efficace de Daniel Oren : le chef n’est peut-être pas le plus grand verdien de la planète, la place demeurant occupée par Riccardo Muti, mais il connait parfaitement les ressorts de cette partition brillamment construite, pleine de fougue et de jeunesse. Malgré les aléas du plein air qui rendent l’acoustique capricieuse, l’orchestre est fermement tenu, sans qu’à aucun moment les voix ne soient couvertes ou que les chœurs ne se dispersent dans l’immensité du lieu.
Le baryton Amartuvshin Enkhbat poursuit son ascension avec un Nabucco exemplaire, tant par la qualité de son interprétation et notamment sa maitrise pour traduire l’égarement dans lequel son personnage se trouve avant de se ressaisir, que par son admirable exécution musicale (quel timbre, quelle émission, quelle ligne de chant !). Avec plus de cent Abigaille à son actif, Anna Pirozzi demeure une magnifique interprète. Le rôle réputé pour sa difficulté semble avoir été écrit pour elle tant elle y évolue avec sureté et aplomb, valeureuse dans les pages les plus exposées (grands tutti, duo avec Nabucco, récitatif de son grand air « Ben io t’invenni ») et raffinée dans les pages les plus élégiaques, dont le sublime « Anch’io dischiuso un giorno » où son chant piano-legato subjugue, ainsi qu’au moment de rendre l’âme « Su me morente esanime ». Là où tant d’autres se sont cassées les dents, la soprano italienne continue, malgré les années, de triompher dans ce rôle qu’elle aborde avec une technique, un contrôle et une assurance rares. Rafal Siwek (Zaccaria), Géraldine Chauvet (Fenena), Riccardo Rados (Ismaele) et Elena Borin (Anna) complètent très honorablement cette distribution cinq étoiles, également rehaussée par la présence de choristes enflammés qui n’ont pas manqué de bisser comme le veut la coutume le célèbre « Va pensiero ».