Gabriel Fauré (1845–1924),
Complete Songs. 

Cyrille Dubois, ténor,
Tristan Raës, piano.

3 CD Aparté. TT 231'

 

Enregistré en juillet-août 2020 et en juillet 2021, Salle Colonne, Paris.

Il est rare qu’un interprète enregistre à lui seul l’intégralité des mélodies de Fauré : cela n’avait, semble-t-il, jamais été tenté, mais le Palazzetto Bru Zane, partenaire du coffret que fait paraître le label Aparté, a montré l’exemple avec toute une série de disques confiés au seul Tassis Christoyannis, soutenu par Jeff Cohen, notamment de récents coffrets Reynaldo Hahn ou César Franck. Cette fois, c’est à une autre équipe qu’incombe cette lourde responsabilité : l’excellent ténor Cyrille Dubois, et son non moins brillant pianiste attitré, Tristan Raës.

 

En quelques années, sans éclats médiatiques mais avec beaucoup de conscience professionnelle, Cyrille Dubois s’est peu à peu hissé jusqu’aux sommets et a su s’imposer dans une belle variété de répertoires. Le ténor français est un admirable chanteur mozartien, il le prouvait encore récemment dans Così fan tutte au Théâtre des Champs-Elysées ; ses incursions dans la musique baroque, bien que rares, sont toujours réussies, notamment dans les opéras de Rameau ; sa voix sert à merveille les œuvres de Benjamin Britten, et l’on se réjouit de pouvoir enfin l’entendre la saison prochaine en Male Chorus dans un Viol de Lucrèce que la Capitole de Toulouse avait dû déprogrammer pour cause de confinement ; il a su faire ses preuves de belcantiste, d’abord dans une Cenerentola remarquée, et tout récemment à la Staatsoper de Vienne dans Don Pasquale. Enfin, Cyrille Dubois ne fait pas que fréquenter les scènes lyriques internationales, car il cultive aussi l’art du récital, avec un intérêt marqué pour la mélodie française. Prudemment, il a d’abord abordé des compositeurs moins fréquentés, se montrant l’éloquent interprète des compositions de Lili Boulanger, et enregistrant une sélection de mélodies du trop négligé Alfred Bruneau. Il élargit depuis peu ses intérêts au lied, avec un CD consacré à Franz Liszt, et un concert récent aux Invalides permettait de l’entendre dans Brahms, Wagner et Richard Strauss.

C’est aujourd’hui à l’un des plus grands mélodistes français qu’il s’attaque, et pour une intégrale. Gabriel Fauré, dont on commémorera en 2024 le centenaire de la mort, est même peut-être plus mélodiste qu’autre chose : certes, on donne très souvent son Requiem, beaucoup moins son opéra Pénélope ; certes, sa musique de chambre est régulièrement programmée, bien plus que sa musique d’orchestre, mais il n’est pas défendu de penser que son apport en tant que compositeur se situe avant tout dans le domaine de la mélodie. Près de quatre heures du musique au total, qui tiennent sur trois galettes de 76 à 78 minutes.

Ce n’est évidemment pas la première fois que le disque en propose l’intégralité, la version la plus ancienne étant peut-être celle qui réunissait Elly Ameling et Gérard Souzay aux côtés de Dalton Baldwin, dans les années 1970. Bien sûr, les Anglo-Saxons ont beaucoup plus exploré ce domaine. Le pianiste Malcolm Martineau a accompagné pas moins de deux intégrales discographiques des mélodies de Fauré : d’abord avec sa compatriote Sara Walker et le Finlandais Tom Krause (4 disques CRD), puis pour Signum Classics, avec tout un groupe de chanteurs anglophones, dont John Mark Ainsley, Sarah Connolly, Ann Murray et même le contre-ténor Iestyn Davies. Chez Hyperion, une autre équipe anglophone – Felicity Lott, Jennifer Smith, Geraldine McGreevy, Stephen Varcoe – complétée par un unique francophone, Jean-Paul Fouchécourt, y est allée de son intégrale des mélodies. Les Canadiens s’y sont également attaqués, avec la fine fleur du chant québécois : Hélène Guilmette, Julie Boulianne, Marc Boucher, rejoints par Antonio Figueroa (Atma Classiques). A chaque fois, le nombre de chanteurs varie entre deux et une dizaine, pour atteindre une moyenne de quatre, comme dans l’unique version entièrement francophone, qui rassemblait chez REM, autour de Jeff Cohen, François Le Roux, Jean-Paul Fouchécourt, Béatrice Uria-Monzon et Natalie Dessay.

Ici, pour la première fois, semble-t-il, un seul chanteur interprète toutes les mélodies au catalogue de Fauré, sans s’arrêter à la question des mélodies « genrées » (il est désormais admis qu’une voix de femme peut dire un texte censément prononcé par un homme, et inversement), et surtout sans redouter que le public soit incapable de supporter ces œuvres autrement que si on les confie à des voix différentes pour éviter l’ennui. D’une part, nul n’est tenu d’écouter chaque CD d’une traite, et d’autre part, le mélomane un tant soit peu aguerri ne devrait pas considérer comme un obstacle le fait de n’entendre ici qu’un artiste, surtout si cet artiste est Cyrille Dubois. Bien sûr, cela suppose quelques transpositions, dans le cas des mélodies exclusivement destinées à des voix graves, mais le duo s’en explique dans le livret d’accompagnement.

Duo, oui, car le chanteur n’aurait sans doute pas envisagé cette entreprise s’il n’avait pu compter sur la complicité de son fidèle accompagnateur, avec lequel il forme depuis plusieurs années le duo Contraste. Tristan Raës partage avec Cyrille Dubois le même amour de ce répertoire, qu’il sert sans le brutaliser mais sans jamais l’affadir, d’un jeu délicat mais dépourvu de toute affectation.

Le programme de ces trois disques a été très habilement élaboré de manière à ménager une progression globalement chronologique. Le premier CD s’ouvre avec une mélodie des années 1860 et le troisième se conclut sur une œuvre de 1921, mais chaque galette propose une avancée dans le temps par vagues successives, en s’achevant sur un des jalons de la production fauréenne et en incluant une poignée de « tubes », tout en respectant une certaine cohérence dans le choix des poètes mis en musique. A savoir, pour le CD 1, la période 1861–1894 et toutes les mélodies d’après Hugo et Verlaine ; pour le CD 2, la période 1871–1910, avec tous les textes d’Armand Silvestre ; pour le CD 3, la période 1870–1921, en incluant les trois derniers cycles, Le Jardin clos, Mirages et L’Horizon chimérique. Ces regroupements ne sont pas inflexibles, et certains auteurs, comme Gautier, Baudelaire ou Leconte de Lisle sont présents sur plusieurs des disques, mais un subtil réseau de correspondances se crée et cette disposition évite l’impression de trop grande naïveté ou d’extrême dépouillement que pourrait susciter, à ses deux extrêmes, un parcours subordonné à l’ordre strict des numéros d’opus.

L’approche choisie par le chanteur et le pianiste est intimiste : nous sommes bien dans un salon, et pas sur une scène d’opéra. Le ténor semble même parfois s’autoriser de quasi-détimbrages, qui rendent sa diction très proche du parlé, ou un léger glissando qui renvoie à un style de musique moins savant. Pour autant, Cyrille Dubois n’oublie jamais sa vraie nature de chanteur lyrique, et sait donner de la voix dès que cela s’avère nécessaire. Le choix des tempos a lui aussi été mûrement réfléchi, pour conférer à chaque mélodie l’atmosphère idoine, donnant le sentiment que le même degré d’attention a été prêté à toutes ces pages, qu’il s’agisse d’un chef‑d’œuvre ou d’une composition plus faible. Le timbre du ténor prête à ces œuvres un caractère juvénile et frais, qui pourra surprendre ceux qui sont habitués à une conception plus sombre, mais il est bon que ce répertoire fasse ainsi l’objet d’appropriations diverses, et tant mieux si cet enregistrement encourage d’autres types de voix à en offrir d’autres approches.

Gageons que chaque auditeur saura faire son miel de cet album, en butinant ici et là. Et en concevra le désir d’entendre aussi ces interprètes en concert, pour apprécier la ferveur avec laquelle travaille le duo, pour voir Cyrille Dubois s’immerger avec sensibilité dans ces mélodies, qu’il termine souvent les yeux fermés, comme lui-même sous le charme du génie de Fauré.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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