C’est une Grande Salle des Célestins debout qui acclame les comédiens, les techniciens et le metteur en scène au fil des rappels, après environ quatre heures de spectacle. Une ferveur semble traverser en effet les rangées de l’orchestre jusqu’à la corbeille. Le Passé vient de se terminer – phrase qui trouve de curieux échos dans l’expérience tout à fait exceptionnelle que l’on vient de vivre – et bien qu’enthousiaste, le public paraît groggy, vaguement triste aussi. Comme pris dans un prolongement lointain du spleen des orangs-outans évoqué dans la pièce. Le spleen dans la salle s’accorde peut-être à celui de ces primates, êtres des temps antédiluviens, pas encore tout à fait humains. Ils apparaissent sous l’apparence de Jaïpur, une marionnette manipulée par le comédien et musicien Guillaume Bachelé, tenant un discours particulièrement désespéré, restitué par ventriloquie. Et c’est l’un des mouvements impulsés par le metteur en scène qui invite alors à regarder ce qui a été et qui est loin, ce qui ne sera plus aussi bien pour l’humanité que pour un certain théâtre « académique » auquel il ne croit pas.Le premier contact de Julien Gosselin avec les textes d’Andreev, par l’intermédiaire d’André Marcowicz, a été « un choc » selon ses propres mots. Outre sa vive émotion devant l’écriture de l’auteur russe avec « des phrases qui vous creusent un trou dans le cœur », le metteur en scène parle d’une « impression de fraternité ». Une reconnaissance par-delà le temps permettant une communion dans le désir de franchissement des limites dans l’art notamment, dans la poursuite de ce qui pourrait être « le point nodal de la souffrance, de la beauté du monde ». Ainsi, Le Passé peut vraiment être considéré comme une recomposition en forme de palimpseste saturnien, comme la réécriture théâtrale par enchâssement d’un lent effondrement, à commencer par celui d’Ekatérina dans une mise en scène saisissant immédiatement les spectateurs.
Lorsque le rideau s’ouvre, non sans de multiples grincements témoins sonores et réguliers d’une usure du lieu théâtral et du poids des ans, on est surpris de retrouver la reconstitution très naturaliste d’un intérieur bourgeois autour des années 1900, ce à quoi Julien Gosselin n’a pas habitué le public jusqu’à présent. Deux fauteuils, une cheminée où un feu factice crépite, une tapisserie aux motifs surannés, tout respire un intérieur cossu fidèlement reconstitué. Convenable jusqu’à la démesure – un premier excès pour certainement mieux faire ressortir par contraste le paroxysme de la débâcle à venir. On remarque aussi des portes vitrées à jardin et à cour, ouvrant sur un autre espace de jeu dont la frontière avec les coulisses semble incertaine. Ces accès vitrés sont d’ailleurs une constante dans le remarquable travail scénographique de Lisetta Buccelatto. Au fil des changements des extraordinaires décors qui participent au déplacement du regard des spectateurs, les personnages se retrouvent souvent derrière des fenêtres, comme autant de limitations de l’espace dramatique à claire-voie, à la fois esthétiques et inquiétantes. Cependant, dans la plupart des espaces constitués par la scénographe, on retrouve un écran massif qui surplombe l’ensemble, élément confirmant ici l’équilibre entre théâtre et vidéo propre au travail de Julien Gosselin comme par exemple dans Joueurs / Mao II / Les Noms. Sur scène, des cameramen se déplacent et filment les comédiens suivant différents points de vue, les images étant projetées sur l’écran. Par ce dispositif réutilisé ici, les spectateurs sont encore fortement sollicités, leur regard allant du plateau à l’écran, lisant des titres, des sous-titres, pouvant perdre tout repère, selon le montage de plans projeté en surplomb du plateau. Le moment qui suit les coups de feu contre Ekatérina illustre parfaitement cela : les caméras diffusent des images du reste de la maison dont on perçoit assez mal la disposition et la vastitude. Le monde de la fable est d’emblée rendu confus, lointain et maintient le public dans un certain vertige. Étourdissant.
Ekatérina Ivanovna est un tourbillon où l’on se perd avec les personnages et qui conduit aux confins de la folie. La pièce s’ouvre in medias res, sur l’agitation de Guéorgui, son mari député dans la Russie des tsars, très énergiquement campé par Denis Eyriey, comédien habitué des mises en scène de la Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur. Dans une lumière étrange, on le suit sur l’écran alors qu’il déambule dans les longs couloirs labyrinthiques de ce qui figure leur maison, après s’être muni d’une arme à feu. Alors qu’il ouvre une porte, on entrevoit une femme allongée sur un lit, dormant sans doute. Par un cut opportunément placé, on retrouve dans une autre pièce, deux hommes dont celui qui est le frère de Guéorgui, Alexeï – Achille Reggiani, tout en sensibilité. C’est à ce moment que retentissent plusieurs coups de feu et que le vertige s’accentue. Mystérieusement convaincu qu’elle l’a trompé, Guéorgui vient de tirer sur son épouse. Une déflagration d’apocalypse. Le monde des personnages vacille pour tomber et ne plus se redresser – et le public s’abîme avec lui, irrépressiblement entraîné dans cette chute sans retour.
La comédienne Victoria Quesnel incarne Ekatérina et le dire ainsi ne paraît même pas suffisant tant elle est bouleversante dans son jeu repoussant les limites du corps comme de la voix. Elle donne proprement vie à ce personnage qui ne s’appartient plus et auquel elle semble s’abandonner totalement. La jeune femme sombre dans la démence, ses crises psychotiques se succédant après le déchaînement tout aussi fou de Guéorgui et la comédienne irradie dans ce trouble mental porté jusqu’à l’extrême, jusqu’à mettre sa propre résistance physique à l’épreuve. Car tout est à éprouver avec rudesse dans Le Passé. Et par tous.
Alexeï comme Lisa – vraiment formidable Carine Goron dans ce rôle comme dans celui de la caricaturale mère de Guéorgui, tout droit sortie d’une comédie de boulevard – la sœur d’Ekatérina est progressivement rongée par le mal qui détruit leur famille. Arkadi dont Maxence Vandevelde restitue très bien la complexité, est l’amant avec lequel Ekatérina entretient une relation après sa fuite de la maison et ne peut échapper à la mélancolie rampante qui ronge chacun de l’intérieur. Même le remarquablement cynique Pavel – le jeu tout en nuances de Joseph Drouet est d’ailleurs particulièrement convaincant – finit par succomber. C’est « la nécessité cruelle de la vie ». Ce qui est passé est perdu et il n’y a rien à y faire.
Julien Gosselin joue subtilement avec les codes du genre qu’il maîtrise et ravive pour les distordre. La nuit finit par tomber sur tout y compris sur le théâtre, on l’aura bien compris. Structurant sa création par les textes qu’il a assemblés suivant la plus grande précision, il n’hésite pas à marquer des ruptures dramaturgiques nettes entre eux, afin de mieux faire sentir ce qui les unit. Alors que le premier acte d’Ekatérina Ivanovna se termine, la salle est plongée dans le noir. Seul, un écran descend doucement au-devant du rideau pour transcrire les paroles des personnages de Requiem. Le texte est dit par les comédiens dont les voix sont transformées par Auto-Tune, technologie moderne qui nous ramène au présent – n’est-ce pas indispensable pour éprouver toute nostalgie d’un passé révolu ? Aussi moderne que désespéré, le texte d’Andreev dispense un discours métathéâtral aux accents crépusculaires sur ses propres pièces dont l’étrange écho renvoie à la fin du monde d’Ekatérina – à notre monde aussi, qui sait ?. « Oh, comme elle est pesante, cette nuit. Il n’y a encore jamais eu sur terre de nuit aussi pesante, ses ténèbres sont affreuses, son silence est insondable, et je suis totalement seul », dit le Directeur à la fin. Écho possiblement prémonitoire.
De la même façon, Dans le brouillard, marque une autre cassure retentissante avec le naturalisme d’Ekatérina Ivanovna cette fois. Dans un univers de carton-pâte – le metteur en scène a plusieurs fois recours à des dispositifs scénographiques anciens comme les panneaux de décor peints, les châssis – évoluent des personnages portant des masques superbement réalisés par Lisa Buccellato et Salomé Vandendriessche.. Le jeu, les voix, la projection de ce qui est filmé en noir et blanc, tout évoque un certain expressionnisme traité non sans ironie mordante. En effet, au milieu d’une famille bourgeoise caricaturale, un jeune homme exhibe un sexe imposant – en tissu – et se masturbe souvent. Dans un cadrage en plan rapproché, on note soudain un portrait de Michel Houellebecq facétieusement positionné au-dessus de son lit – élément allusif qui ouvre une faille temporelle vers Bruno dans Les Particules élémentaires. Découvrant qu’il est atteint de syphilis après un rapport avec un prostituée, le jeune homme reporte alors sa colère sur toutes les femmes, comme la prémonition cette fois, de la violence d’un Gueorgui en devenir, inscrite dans un plus-que-parfait possible. Il reste que le titre de cette nouvelle contient bien l’intuition de ce « mal du siècle » qui caractérise Andreev, cette mélancolie planant comme ce brouillard dans les reflets brumeux renvoyés par les miroirs, dans la vapeur, dans les fumées abondamment utilisées sur scène, enveloppant souvent une pâle lumière jaune, celle vacillante de la rampe de bougies, par exemple. Une atmosphère-état d’âme pour rendre sensible la nostalgie « de tout ce qui est perdu », renforcée par une musique très soignée au fil du spectacle.
Avec des comédiens époustouflants, jouant avec une puissance rare, Julien Gosselin crée ainsi une œuvre composite, entre théâtre et vidéo, exaltant bien toute la désespérance qui hantait l’auteur russe et dans laquelle le metteur en scène d’aujourd’hui se retrouve assurément. Après la scène finale aussi terrible qu’éprouvante montrant une danse des sept voiles tout en furie, on sort le souffle coupé d’une expérience théâtrale et esthétique réellement singulière, ouvrant la possibilité de penser – et ce n’est pas rien ! – qu’il est bien possible que « l’avenir [soit] dans le passé ».