William Alwyn (1905–1985)
Miss Julie (1977)
Opéra en deux actes s'après la pièce d’August Strindberg, Fröken Julie et sur un livret du compositeur 

Anna Patalong (Miss Julie)
Benedict Nelson (Jean)
Rosie Aldridge (Kristin)
Samuel Sakker (Ulrik)

BBC Symphony Orchestra
Direction musicale : Sakari Oramo 

2 CD Chandos, 60:59' (Acte I), 54:03' (Acte II)

 

Enregistré en octobre 2019 au Phoenix Concert Hall, Fairfield Halls, Croydon (Angleterre)

Enregistré en octobre 2019 au Phoenix Concert Hall, Fairfield Halls, Croydon (Angleterre)

Pièce majeure de l’œuvre d’August Strindberg, Mademoiselle Julie n’a pas laissé insensible les compositeurs d’opéra dont William Alwyn qui faisait écouter pour la première fois sa Miss Julie en 1977 à la radio anglaise. Enregistré en 2019 sous le label Chandos, cet opéra bénéficie ici d’une distribution et d’un orchestre qui font remarquablement entendre l’intensité de la partition et du drame qui se joue dans ce huis-clos inquiétant et tragique. La soprano Anna Patalong est une Julie dense, complexe, torturée, tandis que Benedict Nelson incarne un Jean brut et violent dans un rapport de forces aristocrate/valet et femme/homme voué à l’échec, jusqu’à l’issue fatale de l’œuvre.

August Strindberg n’imaginait sans doute pas, lorsqu’il vit Mademoiselle Julie décriée, rejetée et interdite de représentation, que sa pièce aurait un tel retentissement à l’avenir. Premier rôle féminin mythique au théâtre (on pense à Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Juliette Binoche qui l’ont incarnée), objet d’adaptations théâtrales et cinématographiques (telles que Kristin, nach Fräulein Julie de Katie Mitchell et Leo Warner, ou le film de Liv Ullmann en 2014), la pièce de Strindberg a également inspiré deux opéras : Miss Julie de William Alwyn en 1977, et Julie de Philippe Boesmans en 2005.

C’est le premier d’entre eux que publie le label Chandos, permettant d’entendre les qualités dramatiques d’un compositeur surtout connu pour ses musiques de films (près de soixante-dix, entre 1941 et 1962), mais qui fait preuve pour la scène d’un formidable sens de la tension psychologique. Ce n’est pourtant pas une mince affaire dans une pièce aussi dérangeante – même pour un spectateur contemporain – que Mademoiselle Julie : un huis-clos oppressant dans la cuisine d’un château où descend la jeune comtesse Julie, qui se lance dans un jeu pervers de domination, de désirs et de renversement des classes avec le valet Jean. L’issue en est nécessairement tragique alors que Jean abandonne ses rêves d’ascension sociale et convainc la jeune femme de se suicider ; car Mademoiselle Julie relève bien de la tragédie, respectant la règle des trois unités et introduisant une forme de fatalité – non pas divine, mais psychologique : marquée par le suicide de sa mère et la haine des hommes que lui inspire son père, Julie ne pouvait connaître, dans cette pièce, qu’une fin terrible.

La musique d’Alwyn est ainsi toute de crescendo et de decrescendo, d’effets de tension et de détente qui se déploient aussi vite qu’ils retombent. La violence de l’action, mais aussi l’état de désordre psychologique des personnages sont illustrés par cette irrégularité, par ces déploiements toujours interrompus, par les soubresauts d’une partition qui va moins dans le détail du texte que dans l’effet ; car c’est le flux de pensée des protagonistes et tout ce qui ne passe pas par le langage que le compositeur cherche à rendre audibles. Souvent cynique, ou du moins ironique – notamment dans les scènes où Ulrik, ivre, apparaît sur scène, ou dans les occurrences du motif de la valse – cette musique ménage également de longs temps où les personnages se taisent, laissant l’orchestre seul. Ce procédé donne à l’ensemble un caractère extrêmement cinématographique, comme si l’opéra n’était qu’un long plan séquence et que les moments de silence, qui interviennent parfois au beau milieu d’un dialogue, étaient des gros plans sur les regards échangés, ou sur un geste d’un personnage, ou une plongée dans ses pensées. La musique d’Alwyn parvient en tout cas à convoquer la violence, l’angoisse, l’ironie, la sensualité dans les couleurs de l’orchestre et à passer de l’un à l’autre à une vitesse saisissante : faire cohabiter continuité et ruptures est le tour de force réussi par le compositeur.

La soprano Anna Patalong est ici une belle Miss Julie, expressive, à la voix corsée, qui ne sonne pas comme la voix d’une jeune fille. On sent au contraire à travers ce timbre la densité du personnage, son esprit en ébullition, sa complexité, mais aussi la séduction qu’elle peut opérer sur Jean. Benedict Nelson, interprète de Jean, joue en revanche sur une émission très brute, franche. Deux types de pouvoir s’affrontent ainsi, dans de longs dialogues et de très rares moments de duo, tels que « Midsummer night, o night of magic » où la musique se déploie avec des accents wagnériens qui rappellent sans équivoque « O sink hernieder, o Nacht der Liebe » de Tristan, à la fois sensuel, rayonnant, et un peu inquiétant. D’Isolde il semble en être question également dans les dernières pages de l’œuvre, où le suicide de Julie a des accents de Liebestod ; mais les références lyriques ne s’arrêtent pas là : « Would you like me to dance and shed my seven veils ’til I’m naked before you ? (…) Salome ! That’s who I am » dit Miss Julie, alors que les cuivres et percussions de l’orchestre jouent une danse qui rappelle étrangement la partition de Strauss ; ou encore ce pastiche au début du premier acte du « Se a caso Madama » des Noces de Figaro, où Jean raconte sa vie de valet obéissant aux ordres du Comte, soumis au son de la cloche qui l’appelle. William Alwyn connaît donc ses classiques, mais les intègre intelligemment à la partition.

Le rôle de Kristin (la cuisinière et fiancée de Jean), bien que bref, n’en est pas moins essentiel à l’action et très bien tenu par la mezzo-soprano Rosie Aldridge, qui fait preuve notamment d’aigus très assurés et assume les tensions en jeu entre son personnage et Jean. Samuel Sakker quant à lui est un Ulrik convaincant, provocateur et ironique sans rompre le tragique de l’action.

Mais le tragique repose aussi en grande partie – si ce n’est avant tout ? – sur les épaules du BBC Symphony Orchestra placé sous la direction du chef Sakari Oramo. Leur lecture de l’œuvre est remarquable en termes de dramaturgie et particulièrement appréciable au disque, grâce à un investissement dans l’action qui ne se relâche jamais. Mais le chef sait également mettre en valeur les couleurs de l’orchestre et la beauté des timbres, les faire sonner et leur faire prendre toute leur place dans une partition qui repose autant sur l’orchestre que sur les chanteurs.

Voilà un enregistrement qui rend justice à une œuvre tout à fait intéressante et qui apporte un éclairage différent au texte de Strindberg. Si la Mademoiselle Julie de la pièce s’exclamait « Mais je n’ai pas de moi ! », la musique d’Alwyn rend au contraire ce « moi » très audible dans ce flux de conscience orchestral qui se déploie, et parle même lorsque les personnages se taisent.

 

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.

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