Daniele Gatti est un des chefs qui s’est le plus engagé pour la musique en temps de Covid, on l’a vu dès juin, en France où il a donné son premier concert, en dehors d’un concert spécial donné à la Présidence de la république Italienne, puis à Turin où il a donné trois programmes sans public, et puis Rigoletto à Rome dans les conditions que nous avons décrites (voir ci-dessous); il a ensuite tenu son cours annuel de direction d’orchestre à Sienne, à l’Accademia Chigiana, – on connaît peut-être moins en France cette activité pédagogique à laquelle il tient beaucoup- puis a repris son activité symphonique en dirigeant l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI de Turin le 17 septembre dernier, dans Beethoven.
C’est aussi à Beethoven qu’est consacré le concert de Palerme, qui rattrape l’annulation pour cause de confinement du précédent. C’est à la Symphonie n°1 près, le même programme. Daniele Gatti dirige en effet Egmont, la Symphonie n°1 et la Symphonie n°6 « pastorale »…
En cette année de 250ème anniversaire, et particulièrement cet automne, on entend du Beethoven partout, pour rattraper les concerts de printemps annulés et continuer d’honorer le compositeur allemand. Il est vrai aussi que Beethoven l’humaniste, Beethoven l’héritier des Lumières vient à point nommé dans un contexte social et politique des plus gris.
Il reste à savoir comment le public reçoit Beethoven ? Héritier des lumières dont l’audition transformerait la psychè ? On peut en douter. Un musicien puissant et annonciateur du romantisme ? Peut-être, mais ce n’est pas sûr. Plus probable est une réception "par réputation". On connaît Beethoven et on y va avec confiance : c’est une musique « habituelle » aux concerts, et en ce sens rassurante.
C’est d’ailleurs paradoxal : les auditeurs du temps, et notamment de la Symphonie n°1, souvent considérée aujourd’hui comme l’héritière d’un passé proche (Mozart) ou encore vivant (Haydn) plus qu’une rupture, en avaient dit : « c’est l’explosion désordonnée de l’outrageante effronterie d’un jeune homme » ((Allgemeine musikalische Zeitung, 23 juillet 1801)), et à Paris, toujours arbitre du bon goût « hélas, on ne fait que déchirer bruyamment l’oreille sans parler au cœur. » ((Tablettes de Polymnie, Mars 1810)).
On voit d’emblée les possibles choix interprétatifs qui s’ouvrent au chef d’aujourd’hui, regard vers le passé ou vers le futur. Mais ces choix dépendent aussi fortement des contextes, configuration de l’orchestre, réduite à une trentaine de musiciens ou grand orchestre symphonique, ou bien évidemment des exigences de distanciation du moment qui inévitablement changent les conditions et donc les habitudes d’écoute. Un orchestre où chaque pupitre est isolé valorise évidemment la singularité de chaque instrument, er expose de manière rude les solistes, notamment lorsqu’ils ne sont pas tout à fait au point.
On a fait la constatation pour des orchestres autrement plus rompus à l’exercice que celui du Teatro Massimo, notamment pour le Philharmonique de Berlin : ce dispositif distancié change le son et oblige aussi à d’autres choix interprétatifs.
Dans le cas de la Symphonie n°1 (et aussi de la Pastorale, on le verra), le public du temps avait noté la « nouvelle » prééminence des bois, en un dialogue avec les cordes qui avait étonné. Il est clair que la disposition de l’orchestre change les conditions acoustiques : les bois, habituellement en arrière de l’orchestre y sont entendus habituellement de manière moins directe et moins « agressive » mais lorsque l’orchestre est au centre de la salle et le public dans les loges, en hauteur autour de l’orchestre, le son monte directement de bas en haut. Il est clair que cela sonne différemment, plus réverbérant, plus fort, plus incisif et favorise une lecture autre, voire inhabituelle.
Et pourquoi pas ? la pire des attitudes de l’auditeur serait d’arriver avec ses habitudes d’écoute, au disque notamment, avec un horizon d’attente qui devient une sorte de cage dorée : on a le défaut de venir souvent réécouter ce qu’on a toujours envie d’entendre, sans être disponible pour autre chose. Et c’est un défaut qui s’est développé avec l’industrie du disque, avec la musique en boite, qui accentue les différences avec le concert "vivant".
La reprise des concerts cet été, puis cet automne c’est que l'application des règles sanitaires oblige à se décentrer, à se laisser disponible et ouvert pour autre chose, un autre son, une autre exposition de la musique : elle donne une leçon de tolérance auditive que certains auditeurs feraient bien d’adopter.
Le choix de Gatti est évidemment d’essayer de mieux correspondre à cette disposition, et aussi à cet orchestre pas vraiment rompu au symphonique, bien que valeureux. Gatti fait donc plutôt entendre ce qui dans l’œuvre va étonner. « Outrageante effronterie d’un jeune homme » : c’est peut-être de cette expression qu’il faut partir parce que Gatti fait pencher ce Beethoven vers le futur. Dans la littérature musicologique sur cette symphonie on considère qu’elle est un pont entre le monde de Mozart et Haydn et celui de Beethoven, une sorte de transition, et d’ailleurs Berlioz lui-même range vite l’œuvre dans le tiroir : « C’est de la musique admirablement faite, claire, vive, mais peu accentuée, froide, et quelquefois mesquine, comme dans le rondo final, par exemple, véritable enfantillage musical ; en un mot, ce n’est pas là Beethoven. » (Hector Berlioz, À travers chants)
Or, l’enjeu symphonique pour Beethoven est différent : Mozart a écrit quarante et une symphonies, Haydn plus de cent, et Beethoven neuf, On ne met pas la même énergie ni la même charge sur chaque objet dans ce cas : l’enjeu symphonique pour Beethoven, c'est tout autre chose.
Nous sommes encore à un moment où Beethoven admire les idéaux de la révolution et voit en Napoléon leur continuateur. Cet esprit lui permet de mettre en valeur ce qui était alors considéré comme une nouveauté, le grand potentiel expressif des instruments à vents et des bois, notamment dans leur dialogue à égalité avec les cordes, mais aussi l’intervention des timbales.
Chez Gatti, le son produit est puissant, à certains moments presque épique. On sait que le premier mouvement choqua par son accord initial dissonant en fa, et non le traditionnel accord dans la dominante, on sait aussi qu’il s’est inspiré de compositeurs comme Grétry ou Kreutzer, on peut aussi reconnaître certains éléments du Chant du départ de Méhul.
Bref, il y un enjeu de composition qui n’est pas d’un compositeur qui entre timidement dans le monde de la symphonie, mais qui au contraire impose déjà un style qui va aller en se développant, et en accentuant les ruptures, notamment à partir de l’Eroica. Et cette première symphonie était déjà un coup de théâtre qui remua les contemporains.
Alors Gatti suit cette voie plutôt puissante, presque théâtrale, et le cadre somptueux du Teatro Massimo l’y invite, Beethoven sonne ici différemment. Et ce n’est pas par l’utilisation des timbales (déjà utilisées dans les dernières œuvres de Haydn) que ce Beethoven de Gatti est notable, c’est d’abord, par le sens des rythmes, par l’énergie surprenante qui se dégage du premier mouvement, rupture par rapport au ton « haydnien » attendu. Gatti installe une ambiance surprenante au départ, mais dès le début de l’andante, plus traditionnel, il y a comme un recul, comme si Beethoven se disait « n’allons point plus avant, demeurons cher Ludwig », malgré l’accompagnement des timbales piano, noté par Berlioz, comme une nouveauté annonciatrice d’un grand futur « L’andante contient un accompagnement de timbales piano qui paraît aujourd’hui quelque chose de fort ordinaire, mais où il faut reconnaître cependant le prélude des effets saisissants que Beethoven a produits plus tard ».
Gatti ici allège et produit un moment de grâce, presque dansé au départ, très XVIIIe, une sorte de moment de respiration. Il est très attentif à chaque groupe de pupitres, gestes précis, indications nettes, invitation à s’écouter.
Dans le Minuetto qui sonne un peu comme un scherzo, les cordes sollicitées s’en sortent avec les honneurs, très allégées, et avec une véritable élégance.
Le dernier mouvement revient à l’énergie du premier avec des échos des dernières symphonies de Mozart, Gatti organise les oppositions des masses, la mise en valeur des pupitres, les rythmes, les modulations des volumes, en des moments assez nerveux, assez vigoureux aussi, et l’orchestre le suit avec une attention marquée.
Le concert avait commencé par une pièce plus structurellement théâtrale, et bien connue des organisateurs de concert, l’ouverture de la musique pour Egmont, le drame de Goethe : musique plus tardive (1809–1810), nourrie à la fois de l’admiration de Beethoven pour Goethe, et de sa lecture de l’œuvre, qui fut rééditée en 1807, trois ans avant les représentations au Burgtheater qui furent l’occasion de cette composition.
On connaît le drame de la révolte d’Egmont contre le Duc d’Albe de sinistre mémoire, et Gatti a dirigé cette pièce de nombreuses fois, avec le Concertgebouw et avec le National dans les dernières années. C’est justement une pièce « théâtrale » qui commence en sombre drame et qui se développe jusqu’à la fameuse symphonie de la victoire demandée par Goethe pour la fin de son drame. La pièce est intéressante pour l’orchestre qui est sollicité dans toutes ses parties, cordes, bien sûr, mais aussi les bois (rôle important du hautbois) , une sorte de carte de visite qui permet d’installer le concert et mettre immédiatement l’ensemble de l’orchestre en marche.
Et Gatti ici déploie une magnifique énergie, qui permet de créer la tension (au début notamment, particulièrement sombre), puis dans le développement très symphonique : ce discours très vibrant, particulièrement senti, met tout l’orchestre en mouvement, avec une clarté notable, une dynamique marquée et une science du volume bien maîtrisée qui se conjugue avec le sens théâtral du chef, prodigieux dans les crescendos (la fin est étourdissante), qui respire d’une manière à installer le public dans la certitude d’une soirée notable. C’est très réussi de la part de l’orchestre qui évidemment peut aborder les pezzi duri que sont les symphonies avec plus de sérénité.
Après l’entracte, pièce maîtresse du concert, la Symphonie Pastorale sonne ici d’une manière là aussi singulière, dont Berlioz disait « Cet étonnant paysage semble avoir été composé par Poussin et dessiné par Michel-Ange ». Poussin, le classicisme des formes, l’ambiance pastorale « composée » des Bergers d’Arcadie, et Michel Ange, l’autre perfection des formes, tourmentées et vibrantes, aux couleurs éclatantes. Pour comprendre l’approche de Gatti, il faut lire Berlioz et le suivre :
« Comme les poèmes antiques, si beaux, si admirés qu’ils soient, pâlissent à côté de cette merveille de la musique moderne ! Théocrite et Virgile furent de grands chanteurs paysagistes ; c’est une suave musique que de tels vers :
« Te quoque, magna Pales, et te, memorande, canemus
Pastor ab Amphryso ; vos Sylvae amnesque Lycaei. »
surtout s’ils ne sont pas récités par des barbares tels que nous autres Français, qui prononçons le latin de façon à le faire prendre pour de l’auvergnat…
Mais le poème de Beethoven!… Ces longues périodes si colorées !… Ces images parlantes !… ces parfums!… Cette lumière !… Ce silence éloquent !… Ces vastes horizons !… Ces retraites enchantées dans les bois !… Ces moissons d’or !… Ces nuées roses, taches errantes du ciel !… Cette plaine immense sommeillant sous les rayons de midi !… L’homme est absent !… La nature seule se dévoile et s’admire… Et ce repos profond de tout ce qui vit ! Et cette vie délicieuse de tout ce qui repose !… Le ruisseau enfant qui court en gazouillant vers le fleuve !… Le fleuve père des eaux, qui, dans un majestueux silence, descend vers la grande mer !… Puis l’homme intervient, l’homme des champs, robuste, religieux… ses joyeux ébats interrompus par l’orage… ses terreurs… son hymne de reconnaissance… »
Car cette interprétation regarde vers Berlioz, avec un regard romantique. On connaît le romantisme de Gatti, qui n’est jamais un romantisme de papier glacé, mais un romantisme des contrastes, des orages désirés, de la nature frémissante. Il suffit de penser au tableau La Tempête de Giorgione pour comprendre ce qu’est la nature ici : rien d’idyllique, rien de suave ou de fleuri, mais une nature de sève et de vie souterraine.
Le Beethoven que Gatti cherche ici, c’est celui qui va mettre l’homme face à la nature, qui va le balloter entre les légendes et le mystique, un romantisme presque byronien.
Alors la clé c’est évidemment la tempête, avec ses dissonances et ses stridences, ses sons inhabituels et inquiétants, un motif musical qui pourtant n’a rien d’original, c’est même un topos de l’opéra du XVIIIe, dont Rossini va user plusieurs fois. Et Beethoven s’appuie consciemment sur ce topos pour construire une dialectique, il y a la nature paisible, et la nature en furie, qui est inévitablement son pendant. Et les forces naturelles sont des forces animées, c’est à dire pleines d’âme, pour ne pas dire animistes : c’est tout cela que Gatti présuppose dans une interprétation dont le son est charnu, plein, mais qui a là aussi une sorte de respiration non épique, mais d’un lyrisme élégiaque au sens premier du terme, un lyrisme triste et profond un chant qui exprime une inquiétude, une tristesse.
Cette Pastorale a le faux ordonnancement de Poussin et d’un classicisme qui serait de stricte forme, mais Poussin, comme les grands classiques, peint « romantiquement », comme les classiques (Racine, Pascal) écrivent romantiquement. En ce sens, Berlioz a bien ressenti l’ambiance de la symphonie de Beethoven.
Alors cette symphonie distille énergie, profondeur, un peu d’inquiétude, et explose dans une « Tempête » prodigieuse d’effroi et d’énergie déchainée, en un des moments les mieux maîtrisés de la soirée : les éléments naturels ne sont jamais uniformes. Et cette symphonie est construite en un avant et un après la tempête, comme l’âme romantique.
Il faut remarquer la tension et l’attention de l’orchestre, qui suit le chef à la moindre respiration et au moindre geste. C’est une première rencontre et on sent chez ces musiciens une concentration particulière, un enjeu. L’orchestre comprend d’ailleurs des éléments excellents, avec premier lieu la hautboïste Cristina Monticoli, de niveau international ou le clarinettiste Alessio Vicario, mais aussi Antonino Saladino (flûte) et Giuseppe Davi au basson : dans la Pastorale les bois sont particulièrement sollicités, mais on l’a vu, aussi dans la première symphonie. Les cordes sont bien menées en particulier les violons II, par Gioacchino Di Stefano, et le premier violon Silviu Dima a aussi visiblement fait un travail de préparation en profondeur : la manière dont l’ensemble de l’orchestre a salué et rappelé le chef, la joie finale visible, tout cela montre la différence entre exécuter un concert et faire de la musique, et ce soir à Palerme on a fait de la musique.