Une fois encore le nouvel album d’Anna Netrebko porte un titre pompeux, prétexte à un programme fourre-tout qui brasse largement dans l’histoire de la musique et embarque l’auditoire de Purcell à Strauss. « Amata dalle tenebre » permet ainsi à la diva aux appétits musicaux pantagruéliques d’aborder des répertoires opposés, du baroque au vérisme en passant par Verdi et Wagner, d’incarner des figures aux profils divers et ce dans des langues différentes. Les ténèbres ici convoqués sont surtout malheureuses, l’état d’esprit dans lequel Aida, Elisabetta, Lisa, Adriana et autre Cio-Cio San oscillant entre désespoir, angoisse et résignation.
Sur les onze portraits proposés, quatre n’ont pas encore été rodés en totalité à la scène par Netrebko : Ariadne, Butterfly, Didon et Isolde, mais il est fort à parier qu’ils le seront bientôt et sans doute accompagnés par Riccardo Chailly et l’orchestre du Teatro alla Scala, chef attitré de la soprano qui, à la différence de Riccardo Muti pour ne citer que lui, a tendance à suivre son interprète plutôt qu’à la diriger. Ceci est frappant dans le « Tu che le vanità » ou Chailly laisse passer certaines intonations douteuses et s’accommode des fréquents changements de tempo imposés par la maîtresse des lieux…
Contrairement à l’instrument de certaines consœurs, celui d’Anna Netrebko est un des plus opulents qui soit ; la chair est là, parfois trop épaisse, le galbe et la rondeur du registre procurant à l’oreille un effet particulièrement sensuel. Mais à quoi cela sert-il de grossir de cette façon le trait dans « Ritorna vincitor », d’user de tant de puissance et d’abuser d’un phrasé quasi guerrier dans Lohengrin (« Einsam in trüben Tagen »), ou d’élargir outrancièrement la voix au point de faire passer Lisa pour la Dame de Pique, quand on possède pareil organe ? Ce péché mignon pourtant corrigé en présence de chef exigeant (réécoutez avec quelle adresse Muti la conduit dans l’Aida salzbourgeoise) vient ainsi boursouffler ou empâter la ligne de chant du « Es gibt ein Reich » extrait d’Ariadne auf Naxos où l’on attend plus de lumière et de liquidité (Della Casa, Schwarzkopf ou Ludwig restent des exemples), qu’un timbre exagérément gonflé et des intentions qui ne répondent pas à l’écriture straussienne. Dans l’air de Butterfly, de loin le moins idoine, Netrebko laisse trainer sa voix dans le bas medium, frise la vulgarité à force d’appuyer les effets grandiloquents et encore plus grave, rate carrément l’aigu de « L’aspetto » totalement en dehors de la portée. Au bout du compte, la cantatrice exécute dignement le « Dich teure Halle » du Tannhäuser, peut-être un peu trop imposant, mais après tout avoir du coffre n’est pas une tare, se tire plutôt bien du délicat « Poveri fiori » et du « Sola perduta » puccinien, sans pourtant transcender cette page ou plane la mort comme un rapace, ni y apporter un supplément d’âme. De cette Didon lâchement abandonnée par un homme ambitieux appelé ailleurs, qui s’apprête à rejoindre le royaume des morts « Darkness shades me » murmure-t-elle à la fidèle Belinda, Anna Netrebko n’exprime qu’en chouinant la douleur de l’héroïne (et sur quel accompagnement ridicule), mais conclut correctement ce vaste panorama lyrique avec une « Liebestod » insolente, pour laquelle la soprano semble enfin ouvrir les vannes et laisse un véritable océan vocal se répandre.