Oui, il faut remercier Jonas Kaufmann. Pas pour son très dispensable double album de chants de Noël, sorti fin 2020 avec couverture rouge, repris en décembre dernier sous couverture verte. S’il faut remercier le ténor allemand, c’est bien davantage parce que, grâce à lui, au moins en partie, L’Avant-Scène Opéra a eu la bonne idée d’actualiser son volume consacré à Peter Grimes. Entré très tôt dans la collection, le chef‑d’œuvre de Britten avait eu le privilège d’être le numéro 31, en janvier 1981, lorsque l’œuvre était entrée au répertoire de l’Opéra de Paris (au cours de la même saison que Jenufa et Le Grand Macabre). La production de Graham Vick à Bastille en 2001 n’avait pas suffi à ce Peter Grimes ait droit à un volume à couverture en couleurs, et il aura donc fallu attendre vingt années de plus pour que le rêve soit exaucé. Outre la prise de rôle de Jonas Kaufmann prévue à la Staatsoper de Vienne, dans une mise en scène de Christine Mielitz et dirigé par Simone Young (cette équipe féminine renouvellera-t-elle notre approche de l’œuvre ?), peut-être est-il même permis d’espérer que Peter Grimes reviendrait prochainement à l’Opéra de Paris ; il serait grand temps.
Bien sûr, qui dit nouveau volume de L’Avant-Scène Opéra ne dit pas seulement couverture en couleurs, empruntée à la production de Deborah Warner, pour se substituer au portrait de Peter Pears à la création de Peter Grimes, mais aussi et surtout une refonte totale du numéro. Si la traduction du livret n’a pas changé, seul l’article de Charles Pitt sur le poète George Crabb a survécu, accompagné du regard de deux illustres interprètes, le susdit Pears et ce Jon Vickers que le compositeur n’aimait pas du tout. Tout le reste est neuf, à commencer bien sûr par l’Introduction et Guide d’écoute de Jean-François Boukobza, bien connu des abonnés de l’ASO : il a notamment assuré les mêmes fonctions pour tous les autres numéros consacrés à des opéras de Britten : les n° 158 (Billy Budd), 173 (Le Tour d’écrou/Owen Wingrave), 248 (Albert Herring), 284 (Le Songe d’une nuit d’été), et plus récemment le 320 (Mort à Venise). Précision savante et clarté constante sont les grands mérites de ce commentaire littéraire et musical. Les extraits à écouter en complément sont empruntés à la plus récente des versions parues en CD, celle de Chandos en 2019, dont la Discographie en fin de volume n’apprécie pourtant guère l’interprète du rôle-titre.
Les « Regards sur l’œuvre » se divisent nettement en deux volets, l’un plus centré sur le texte, l’autre sur la musique. On l’a dit, l’étude de Charles Pitt sur George Crabbe (1754–1832) a survécu, et c’est une bonne chose ; on regrette que la reproduction du texte n’ait pas été relue avec toute l’attention nécessaire, car il y reste des coquilles (le livret change « l’époque de faction » !). L’article de Bernard Banoun sur George Crabbe, repris du programme de la production donnée au Châtelet en 1995, consiste surtout en une traduction d’un long passage du poème Le Bourg, dont l’original est également proposé, pour permettre au lecteur anglophone d’apprécier « sa musique et son flot poétique ». A dire vrai, c’est peut-être plus le sujet et surtout le cadre qui retinrent l’attention Britten, car les distiques iambiques et rimés de Crabbe ne relèvent pas de la poésie la plus inspirée qu’ait connue la langue anglaise. D’ailleurs, le livret de l’opéra n’en conserve à peu près rien, et doit tout aux différents auteurs que le compositeur convoqua, à commencer par Montagu Slater (ici se pose à nouveau la question : n’y a‑t‑il donc personne, chez L’Avant-Scène Opéra, qui ait le temps de procéder à une relecture de l’ensemble du volume ? Le malheureux librettiste est systématiquement rebaptisé « Montaigu » sur la quatrième de couverture et dans les Points de repère). L’article de Laurent Bury permet de resituer Britten parmi l’intelligentsia britannique de gauche dans l’entre-deux-guerres, mais peut-être a‑t‑il le tort de céder à la tentation du mélodramatique : le mythe des « cadavres », ces amis avec lesquels le compositeur aurait rompu toute relation après les avoir exploités, est contesté par certains de ses biographes, et l’idée que Slater ait pu être poursuivi par la vengeance de Britten, bien que non dénuée de toute vraisemblance, repose surtout sur des rumeurs.
Aux opinions de messieurs Pears et Vickers s’adjoint désormais un article où Pierre Flinois use du « nous » de modestie pour retracer le parcours qui fut le sien dans la découverte progressive de Britten, de Pears et de Peter Grimes : le critique évoque comment, sur près d’un demi-siècle, il commença par s’initier seul – parce que « L’Avant-Scène Opéra n’existait pas encore » – aux sortilèges du compositeur, et présente les interprètes les plus mémorables du rôle-titre.
Jean-Charles Hoffelé se charge de la discographie et de la vidéographie. Sept DVD, peut-être bientôt huit si la captation du spectacle de Deborah Warner est un jour publiée, c’est peu pour un chef‑d’œuvre, mais c’est énorme pour un opéra du XXe siècle, et cela en dit long sur le statut dont jouit aujourd’hui Peter Grimes. En termes d’esthétique théâtrale, il y en pratiquement pour tous les goûts, du naturalisme assez plat des premières réalisations, avec Britten en personne ou Colin Davis à la baguette, jusqu’à la vision de Tim Albery (immortalisée par deux fois, à l’ENO et, transposée sur la plage, à Aldeburgh). Quel dommage toutefois qu’il ne reste rien de la stupéfiante production de Graham Vick (et même si peu d’images dans ce volume). Curieusement, la discographie est à peine plus riche, avec huit intégrales et un disque de précieux extraits datant de 1948 qui permettent d’entendre les créateurs, Peter Pears et Joan Cross. Ils ne figurent pas dans le tableau récapitulatif, mais Jean-Charles Hoffelé mentionne aussi plusieurs live captés ici et là et disponibles « dans diverses éditions pirates ». La rubrique « L’Œuvre à l’affiche » ne cherche pas une exhaustivité devenue impossible en l’espace de quelques pages, mais peut-être ne serait-il pas malvenu de revenir à la distinction pratiquée dans les anciens numéros, en s’attardant plus précisément sur la fortune de l’œuvre en France. La Bibliographie, enfin, suscitera peut-être d’inutiles regrets : en 2013, aucun éditeur francophone n’a cru bon de faire traduire l’une ou l’autre des principales biographies disponibles en anglais… Merci donc à L’Avant-Scène Opéra d’apporter cette nouvelle pierre à l’édifice, de moins en moins précaire mais toujours à consolider, de l’acclimatation britténienne de ce côté-ci de la Manche.