Sein oder nicht sein. Jouer la folie ou l'être vraiment ? Ce basculement, Thomas Ostermeier le situe au plus profond de son personnage central, avec pour résultat une mise en scène qui résonne à la fois comme une introspection et une longue descente aux enfers. Pour donner davantage de force et de concision à ce monument shakespearien, il a pris l'option de voyager léger, demandant à son dramaturge Marius von Mayenburg de sérieuses coupes et déplacements dans un texte ramené à la moitié de sa durée initiale (soit environ trois heures sans entracte). Moitié moins de personnages également avec une petite dizaine de protagonistes qui se débattent sur une scène recouverte d'une épaisse couche de terre humide, métaphore silencieuse de ce "quelque chose de pourri" qui plane sur le royaume de Danemark. Un royaume gouverné par un usurpateur (Claudius), complice du meurtre de son frère par la reine Gertrud.
Ostermeier montre Hamlet comme le caillou dans la chaussure de ce couple d'assassins, inaugurant la pièce par son célèbre monologue tandis qu'on découvre au premier plan le cercueil de son père et à l'arrière le repas de noces de son oncle et de sa mère. Témoin embarrassant, il se tient à distance d'un enterrement qui tourne à un numéro des Marx Brothers lorsque sous la brume d'un jet d'eau combinée à des rafales de guitare électrique, le fossoyeur s'y reprend à plusieurs fois avant de parvenir à ensevelir le corps. La suite de la pièce se déroule au-dessus de la sépulture – une façon de mettre en scène la contamination du drame et des personnages par les émanations putrides de ce meurtre que l'on cherche à dissimuler.
Le mariage est à l'avenant, suite délirante avec effets larsen, vaisselle jetable et cannettes de bière. Tandis que la reine se trémousse sur du Carla Bruni, Claudius essaie en vain de raisonner Hamlet qui, littéralement, vomit sa haine et leur jette des poignées de terre. Refusant de se soumettre à son oncle, il choisira de passer pour fou mais la tactique finira par se refermer sur lui comme un piège. Il faut à ce rôle un interprète capable d'incarner son personnage au point de le dévorer physiquement et mentalement. Lars Eidinger est de cette trempe d'acteurs qui transforme tout ce qu'il touche en théâtre. Sa performance dans Hamlet tient de l'hallucination et de l'animalité, un animal plein de mots et de fièvre, le visage et la bouche souillés de terre et crachant ses répliques comme des coups de poing. Comme il montrait un Richard III bossu et déformé par sa haine, Thomas Ostermeier choisit de dessiner son Hamlet à la façon d'un sinistre bouffon, le corps épaissi d'un faux ventre comme pour le rendre à la fois attendrissant et dérisoire. Passant d'une scène à l'autre avec une virtuosité versatile, il est le véritable maître d'œuvre de la soirée, capable de suspendre l'action pour interagir avec le public et se lancer dans d'interminables improvisations multilingues comme autant de mises en abîme qui ricochent en amont et en aval de la fameuse scène du Meurtre de Gonzague jouée devant Claudius pour le confondre.
Virtuosité et brio également parmi les comédiens de la troupe de la Schaubühne de Berlin, dont la plupart avaient participé à la création du spectacle à Avignon en 2008. Urs Jucker est tout à la fois un Claudius déliquescent et obscène, jouant également le rôle du spectre de son frère assassiné. L'étonnante Jenny König passe de la reine Gertrud à la frêle Ophélie par un changement à vue de perruque et lunettes noires. Ses funérailles à l'endroit même où gît le père d'Hamlet, seront le vrai déclencheur de sa distorsion entre folie et raison. On a quitté depuis longtemps les rives du romantisme sur lesquelles tant de mises en scène ont cantonné leur Shakespeare. Les hécatombes terminales règlent ici façon Grand-Guignol, à la sauce ketchup et avec force pitreries à la manière d'une mort de Sardanapale de Delacroix revue et corrigée par l'art brut. Seul en scène, agenouillé dans la boue face au public, sa couronne plantée à l'envers sur son front, Hamlet murmure : "tout le reste est silence". Rideau.