Depuis l'entrée au répertoire des Damnés de Visconti par Ivo van Hove et de La règle du jeu de Renoir par Christiane Jahany, les adaptations de scénario de films pour la scène côtoient désormais les grands textes théâtraux classiques et contemporains. Bergman qui fut directeur de salle et metteur en scène en plus d'être cinéaste, réalisa pour le grand écran Fanny et Alexandre en 1982, film testamentaire également proposé en version longue pour la télévision. Le sujet sombre et poignant qui relate le passage brutal d'une mère et de ses deux jeunes enfants d'un monde protégé à un autre d'une violence noire, ne pouvait échapper à Julie Deliquet, metteuse en scène à qui l'on doit entre autre un premier travail avec la troupe du français en 2016, Vania. Adepte de spectacles choraux où flottent sur des familles meurtries ou doucement fêlées, l'ombre de Tchekhov – on se souvient de ses premières armes chez Lagarce et notamment de Derniers remords avant l'oubli montés au Théâtre 13 et au Théâtre Mouffetard – Deliquet a trouvé chez Bergman la matière qui lui fallait pour son nouvel opus. Sa transposition du drame familial des Ekdahl, riches propriétaires du Théâtre d'Uppsala, où chacun malgré ses différences trouve sa place depuis des générations, est lumineuse. Le clan Ekdahl réuni comme chaque année sur le plateau de leur théâtre pour fêter Noël, se laisse emporter dans l'euphorie générale d'une fin de représentation où l'on improvise un chaleureux banquet (belle scénographie signée Eric Ruf). La scène se couvre en un clin d'œil de tréteaux sur lesquels se dressent verres, canapés, corbeilles de fruit, bouteilles et chandeliers. La fête bat vite son plein pour le plus grand bonheur des convives, heureux de faire le point sur cette année passée et le bonheur d'avoir pu jouer devant un public toujours fidèle et nombreux.
Cette première partie, peut-être un peu longue à démarrer, mais qui finalement s'avère efficace en termes de suspense et d'aménagement progressif de la tension, nous permet de faire la connaissance d'Helena (Dominique Blanc impeccable), ancienne comédienne qui domine toujours la famille de ses airs impérieux, de ses trois fils, le libidineux Gustav Adolf, inénarrable Hervé Pierre, Carl le raté de la fratrie, joué par Laurent Stocker excellent dans le registre du parfait misogyne et d'Oscar, le comédien en mal d'inspiration, auquel Denis Podalydès apporte ses traits tendres et lunaires.
Largement représentée, la gente féminine compte également Emilie, la belle épouse d'Oscar portée avec grâce et gravité par la magnifique Elsa Lepoivre, entourée de Lydia sa belle-sœur, épatante Véronique Vella, de maîtresses, de domestiques et de deux enfants, Fanny et Alexandre campés avec justesse par Rebecca Marder et Jean Chevalier ; ces apprentis comédiens trépignent de vie et de joie jusqu'à la mort totalement inattendue de leur père en pleine répétition. Intervenant sans prévenir après une drôlissime scène où ce dernier, conscient de ses limites, essaie de mettre en scène un passage d'Hamlet, cette tragédie rompt tout à coup avec la sérénité jusqu'alors érigée en principe fondateur de cette micro société auscultée par Julie Deliquet, experte dans le traitement microscopique de chaque individualité. Le choc est immense, cris et larmes succédant à l'allégresse alors que le rideau se baisse brutalement.
Cultivant ce goût pour la scène et du théâtre dans le théâtre, Julie Deliquet convie en seconde partie Emilie face au public pour une adresse au cours de laquelle celle-ci explique qu'une année vient de s'écouler, qu'elle a choisi de se remarier à un évêque luthérien et que ces changements lui sont favorables. Assis face à ce personnage à la voix sure, nous aimerions la croire, mais les premiers indices ne tardent pas à nous prouver le contraire. Son nouveau mari est en fait un sadique homme d'église, qui ne supporte pas les enfants de sa compagne, Alexandre en particulier, qu'il se plait à humilier au nom de la religion, du bien et du mal, soutenu dans cette foi par Henrietta, sa sœur bigote aussi dégénérée que lui, qu'incarne à merveille Anne Kessler. Avec ses brusques changements de registre, Edvard Vergerus auquel Thierry Hancisse prête des allures de possédé d'une extraordinaire épaisseur, nous voilà en présence du révérend Harry Powell, le terrifiant héros de La nuit du chasseur incarné par Robert Mitchum dans le mythique long-métrage de Charles Laughton en 1955. Alors que le fragile trio a quitté la tiédeur du théâtre pour une vie meilleure, celui-ci se retrouve prisonnier dans un décor de théâtre qui a tout d'une prison. L'effet est d'une grande justesse, Julie Deliquet scellant le drame à partir d'une terrible scène de torture infligée à Alexandre, que défend avec conviction le tout jeune Pierre Chevalier. Prise à son propre piège, Emilie dont Elsa Lepoivre apporte richesse et désespoir à mesure qu'elle vit sa lente descente aux enfers, sera heureusement sauvée par sa famille que l'on retrouve comme par magie sur le plateau et dont on comprend qu'elle prépare en silence le sauvetage. Comme dans les plus beaux contes, le bien va triompher du mal avec la mort de l'évêque et le retour à la vie et donc au théâtre qu'Emilie avait imaginé abandonner, nouveau basculement complet vers le bonheur et la lumière.
Avec cet hommage à Bergman et au théâtre, Julie Deliquet qui adaptera dans quelques mois le scénario du film d'Arnaud Desplechin Un Conte de Noël, dans le cadre du Festival d'Automne, fait partie des metteurs en scène avec qui il faut désormais compter.