Les spectateurs se pressent dans la salle intra-muros de la Manufacture, en cette brûlante soirée estivale. Malgré les dispositifs d’aération et de ventilation, la chaleur à l’intérieur reste très étouffante. Pourtant, le public est au rendez-vous et patiente.

Le plateau est nu, dégageant sans attendre la principale ligne de force de la proposition scénique de Lionel Lingelser. Un travail d’acteur sur lequel tout repose. Par conséquent, pas d’artifice, pas de chausse-trappe comme le théâtre parfois en utilise pour créer l’illusion. Soudain, le vacarme. L’acteur entre par la porte principale de la salle, comme le public quelques instants auparavant. Recouvert de ce qui semble une sombre cape, portant une couronne en carton sur la tête, il frappe énergiquement sur un petit tambour chamanique avec une mailloche dont le bout est rouge. Il frappe, frappe tout en tournant en rond sur le plateau, sans s’arrêter. Comme effectuant un rite étrange, jetant des regards vers le public. Comme possédé déjà. Il soupire d’aise, suscitant les rires du public. Et reprend de plus belle avant de s’arrêter. « Les débuts sont toujours compliqués… » Les rires du public encore. « J’ai trente-huit ans. Ça se voit pas. Mon secret ? C’est la joie ! » Le mot est prononcé et c’est bien un acte fondateur. Il se présente : Hélios, « le dieu du soleil chez les Grecs », entretenant un rapport subitement ambigu avec le récit qui se couvre d’un voile fictionnel, à l’opacité certes toute relative. Hélios, c’est à la fois un personnage et le comédien. Hélios, c’est l’entrée de plain-pied dans le champ de l’autofiction qui rend les limites de la réalité plus labiles, supprimant des plis où peuvent se loger les secrets.
Noir. Lionel Lingelser nous fait alors entrer dans le théâtre, au cœur de son métier d’acteur : le moment d’une répétition mise en abîme dans le spectacle. Plaçant ses mains sur son visage, laissant voir seulement ses yeux brillant d’un étrange feu, il joue Scapin. Il joue aussi le metteur en scène s’exprimant avec un fort accent hispanique – celui qu’il appelle le Sorcier et en qui on peut reconnaître Omar Porras avec qui le comédien a travaillé sur Les Fourberies de Scapin en 2009. « Non, non, non, non, Hélios ! Tu enfiles des perles, là. (…) Cherche l’organique ». La situation se fait caricaturale : le metteur en scène vitupère, non sans s’écouter faire des phrases qu’il fait noter à son assistante – l’occasion de rendre quelques coups plaisamment, sans esprit de revanche outrancier. « Ce masque me ronge la peau… » gémit le comédien. On s’interroge : est-ce une phrase à double sens, alors qu’il n’en porte pas dans cette création ? De son côté, le Sorcier semble habité. Il cabotine et, pour faire avancer son comédien, convoque Lorca et sa théorie du duende, accompagné d’un son sourd enveloppant tout son discours de mystère – saluons ici tout le très beau travail de création sonore de Claudius Pan. « S’il n’y a pas cet esprit qui te possède, cette inspiration qui t’élève, il n’y a rien ! Alors dépasse-toi. » Être possédé : le but à atteindre. Être possédé : la clé ouvrant peut-être vers sa propre histoire.

« Hélios, un personnage ne peut pas exister si tu ne trouves pas ta blessure, ta blessure intime. Et toi, acteur, tu dois jouer avec cette blessure que la vie t’a donnée. »
Le comédien sombre dans l’angoisse : quels sont ses démons ? En proie au désespoir, il cherche, cherche encore. L’endroit où le duende se trouve demeure inconnu. Le travail de reconstitution de la mémoire est pourtant enclenché avec les souvenirs de la ferme des Petits Possédés d’Illfurth rachetée par le grand-père, le récit que le prêtre fait de la possession démoniaque de Théobald et Joseph Burner, la victoire de la Vierge sur la Mal qui s’est emparé d’eux.

Lionel Lingelser raconte tout, joue tous les personnages, pris lui-même d’une stupéfiante énergie, tel un Puck tourbillonnant sur le plateau. Il exprime son égarement devant tout cette matière trouble. C’est alors que le face-à-face avec le Sorcier reprend et s’envenime : « Personne n’en a rien à foutre de ton cabaret de prétentieux narcissique. » Et il le chasse. Les mots sont tranchants et déchirent tout. Les blessures – ce qu’Hélios nomme pour en diminuer la gravité, « des égratignures » – s’ajoutent aux blessures de celui qui veut « fuir » sa vie et qui ne veut que jouer.

Une lumière rougeoyante. Des mots sur un air familier. Envole-moi. Hélios relate des souvenirs, l’enfance et l’évocation feutrée de son homosexualité. Envole-moi. Plié dans sa cape noire, il tournoie, dans une transe joyeuse et hors de contrôle. Enfin. Et c’est absolument bouleversant d’assister à cet éveil à soi-même.
Les mots toujours très justes de Yann Verburgh déplient délicatement les souvenirs : l’énurésie humiliante, la solitude, le refuge dans l’imaginaire, le jeu. Jusque sur le terrain de basket. Et la rencontre glaçante avec le « démon » Bastien, ce garçon qui va abuser de lui. « Les meilleurs ne sont pas abusés. Les vrais hommes ne sont pas abusés. Je ne peux rien dire (…) Personne ne le sait. » L’abîme s’ouvre ses pieds.

Le temps elliptique de la mémoire accélère ensuite son cours et permet l’enchaînement des souvenirs comme autant de pistes à suivre pour se trouver, suivant un plan à la cohérence encore cryptée. D’une incroyable drôlerie, la scène avec sa mère devenue naturopathe alors qu’adulte, Hélios vient jouer sur scène à Mulhouse n’en reste pas moins touchante et ouvre sur un incroyable trou de mémoire. Le comédien s’arrête. Et manifestant une grande gêne, il annonce ne plus se souvenir de son texte, réclamant de la lumière en régie pour mieux nous entraîner dans son cauchemar où, descendu aux Enfers, croisant les petits Possédés d’Illfurth comme d’autres démons – et même la Vierge ! – il part en quête de son texte réduit en charpie, sous les splendides éclairages de Victor Arancio. Le piège est habile, surprenant : les chausse-trappes ne sont décidément pas où on les croit.
Puis, le récit s’accélère. À Mulhouse, il joue sur scène, revoit Bastien et, se confrontant à lui de retour dans le village de l’enfance, il parvient à lui dire qu’il le pardonne. Enfin, le jour peut se lever sur Illfurth.

Lionel Lingelser compose ici une véritable ode au théâtre salvateur pendant plus d’une heure. Par son jeu remarquablement engagé, par cette incandescente présence, par ce don de soi si particulier dans l’effacement des frontières entre réalité et productions de l’imaginaire, tout laisse penser qu’il a trouvé son duende à lui. La puissance libératrice de la parole vient à bout de tous les diables, il ne lui reste donc que la joie, celle que procure le fait de jouer. Parce que le souffle tempétueux du comédien nous a emporté, son voyage est devenu un peu le nôtre. C’est pourquoi, tandis qu’on applaudit, on fredonne à part soi : Remplis ma tête d'autres horizons, d'autres mots. Envole-moi…