
C’est en plein après-midi, au moment où la chaleur s’abat sur la Cité des Papes que nous nous rendons à l’église des Célestins où le rendez-vous est donné pour les quelques happy few qui pourront assister à la programmation supplémentaire de la pièce. Le public attend à l’ombre l’ouverture de la porte de l’édifice religieux. On s’agite, on se ventile. Le moment est rare, tout à fait exceptionnel, Karelle Prugnaud n’ayant pas joué depuis la dernière à Artéphile, une semaine plus tôt.

Les portes s’ouvrent et on pénètre dans l’enceinte, découvrant les chaises au loin, tout près d’un chœur vide pour le moment. L’instant est particulier, empreint d’une atmosphère un peu irréelle dans la lumière blanche filtrant à travers les vitraux. Christophe Raynaud de Lage est présent, appareil photo en main – signalons au passage la remarquable exposition intitulée « L’Œil présent » qui permettait de voir ses photographies à la Maison Jean Vilar. ((Maison Jean Vilar, du 7 juillet au 31 mars 2023))
Eugène Durif est également assis au premier rang, observant l’entrée des premiers spectateurs. Devant lui, dans ce chœur semblant abandonné, ceint de ses murs mangés par le salpêtre, on remarque une paire de chaussures à talons laissée au sol, l’une étant renversée. Dans le mur face au public, au centre, est percée une porte, ouvrant sur un espace mal éclairé par la lumière du jour qui ne l’atteint que très peu. Outre qu’il est monumental et sacré, l’endroit se fait véritablement pittoresque dans le contexte présent du spectacle.
Soudain, une voix s’élève derrière les spectateurs, sur la droite. Karelle Prugnaud, installée dans le renfoncement d’un des murs, fait résonner les premiers mots de Lucia, déjà dans un roulement sonore brûlant, répercuté dans l’acoustique propre à l’église. « Prenons au tout début de l’histoire… »

Longue chevelure noir de jais, bouche pulpeuse rouge vif, regards empli d’une troublante sensualité, Karelle Prugnaud devient peu à peu Lucia. A bas bruit, la métamorphose opère. La comédienne s’efface, laissant généreusement son corps, sa voix pour accueillir son personnage, faisant apparaître ainsi une troublante gémellité entre elles. Lucia présente la famille Joyce, la fratrie à laquelle elle appartient, puis, portant une robe nuisette blanc écru, elle se redresse. Se déplace comme en suspension dans les airs, faisant le tour des spectateurs pour rejoindre le chœur-plateau. Soudain, elle se jette contre le mur. Avec fureur. Une fureur physique et démesurément poétique qui traduit déjà une sensibilité au monde trop vive, trop brute pour être canalisée.
Accroupie au coin du mur, près des chaussures, elle évoque ensuite sa naissance – « Je viens au monde pour naître ». Son entrée dans la vie humaine, sans avoir « droit au sein » de sa mère. Elle fredonne alors la berceuse que son père a écrit pour elle. Ce père, absent pour sa naissance, à l’hôpital, en raison des rhumatismes provoqués par les nuits « passées dans le caniveau » quand il avait trop bu. Ce père avec lequel le lien se matérialise tel un fil ténu mais des plus solides, les rapprochant toujours.

Après avoir enfilé ses talons, elle se tient face au public, relevant ses imperfections physiques. Elle grimace, se défigure. « Je laisserai plus jamais personne me regarder dans les yeux. » Bras croisés, elle fixe les spectateurs, se rembrunit.
« C’est Giorgio, mon grand frère qui m’a fait enfermer, le jour de l’anniversaire de mon père ». Après qu’elle a jeté une chaise à la tête de celle qu’elle considère comme une « marâtre inculte » avec « cette tête de sorcière ».

S’installant dans l’espace derrière la porte dans le mur, elle lit soudain les lettres torrides que sa mère envoyait à son père. Jusqu’à ce qu’Éric Lacascade l’interrompe pour la faire se déplacer car on en l’entend pas, rappelant que nous assistons à une nouvelle « étape de travail » – toujours ce « work in progress » – et Karelle Prugnaud réapparaît brièvement pour avancer dans le chœur, cédant à nouveau la place à Lucia qui va entrer dans une frénésie lubrique, reproduisant le désir de sa mère pour son père, superbement obscène et irrévérencieuse. Le comédienne va au bout d’elle-même, s’abandonne littéralement à son personnage qu’elle sert au plus près. Et c’est proprement bouleversant. Comme quand elle se bourre de pâtisseries, gloutonnement, emportée par la personnalité tourmentée et fascinante de Lucia. « Ce soir, c’est ma fête. C’est moi, la reine. » Parfaitement.Elle reproche à son père de l’avoir abandonnée. Elle hurle. « Tu les as laissés me prendre. » Joyce ne la voit pas folle, « juste un peu perturbée ». Elle se frappe les bras. C’est alors qu’elle danse, en transe dans la musique rock qui se fait alors entendre dans l’immensité de l’église. Elle saute par-dessus la chaise, tombe, se relève, prend appui sur ses mains contre le mur, fait tourner la chaise et la projette contre le mur. Grandeur et désespoir brûlant d’une femme, écrasée et magnifiée à la fois sous la voûte de l’église.

Elle retrace son parcours de danseuse, les soins reçus, la rencontre avec Jung, les diagnostics sur son état mental. Elle parle comme si elle était son père. « Ma fille, c’est différent (…) Elle n’est pas malade, elle est clairvoyante », Il la confond avec l’héroïne de son obscur roman Finnegans Wake, Anna Livia Plurabella, abolissant les distances, ancrant la jeune fille dans une poésie qui la traverse et la rend merveilleusement hermétique. Elle pourtant si vivante dans le monde sous les traits de Karelle Prugnaud. Avant d’être repoussé par Beckett ayant été un proche collaborateur de Joyce, elle fait une déchirante déclaration à ce père idéal et absent. « Tu es le plus grand amour de ma vie, Papa. »
Enfin, Eugène Durif se lève, appelle. « Karelle. J’ai l’impression que tu as besoin de moi. » L’auteur lit le texte. Et, pendant sa lecture, la comédienne se lève, passe devant lui, sort par le côté puis l’appelle à son tour. Les glissements succèdent aux glissements. « Etienne, viens voir Lucia, viens. »
Alors que les applaudissements fusent retentissant dans l’église des Célestins, on se dit qu’on vient de traverser un endroit jusque-là inconnu, un outre-monde poétique vibrant, sensuel, exaltant une bouleversante beauté porté par une comédienne merveilleusement incandescente. Cette véritable aventure théâtrale en perpétuelle construction – comme le disait Joyce de Finnegans Wake – proposée par trois artistes au sommet de leur art, est un enchantement. Et malgré les aléas du présent, on les rejoint sans restriction, revendiquant qu’il n’y a décidément « pas de fatalité à exercer son art ».
