Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
Il Dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1787)
Livret de Lorenzo da Ponte d'après El Burlador de Sevilla de Tirso de Molina (1630) et Don Giovanni Tenorio (1787) de Giovanni Bertati
Création à Prague, Stavovské divadlo (Théâtre des États), le 19 Octobre 1787

Gábor Takács-Nagy direction
David Sakvarelidze mise en espace
Aline Foriel-Destezet conception vidéo

Peter Mattei Don Giovanni
Alexandros Stavrakakis Il Commendatore
Olga Peretyatko Donna Anna
Bogdan Volkov Don Ottavio
Magdalena Kožená Donna Elvira
Mikhail Petrenko Leporello
Julien Van Mellaerts Masetto
Anna El-Khashem Zerlina

Choeur de l'Atelier Lyrique de la Verbier Festival Academy
John Fisher Continuo
VFCA Verbier Festival Chamber Orchestra

Verbier, Salle des Combins, Samedi 16 juillet 2022 à 18h

Retour à Verbier après les divers accidents de ces dernières années, entre pandémie qui a massacré les programmations et Ukraine qui a éloigné le néo-directeur musical Valery Gergiev. Mais la présence sur les sommets de la station alpine de chefs de l’envergure de Sir Simon Rattle ou Gianandrea Noseda, et du tout jeune mais déjà adoré partout Klaus Mäkelä, d’artistes comme Thomas Hampson, Misha Maisky, Daniil Trifonov et j’en passe montre que la vitalité est revenue dans une manifestation qui reste l’un des grands Festivals d’Europe au profil très particulier, avec la station alpine complètement investie de jeunes musiciens, ses lieux multiples, ses stars et ses diverses formations orchestrales, dont la qualité n’est plus à démontrer. Par son élasticité, sa profusion, sa vitalité, il oppose un visage de fraicheur à l’autre grand Festival musical suisse, le Lucerne Festival, un peu fossilisé ces dernières années.
Alors nul ne s’étonnera d’un
Don Giovanni superbement distribué, comme souvent à Verbier pour les opéras en version concertante ou semi-concertante où l’on a retrouvé le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef à l’énergie inépuisable Gabor Takács Nagy.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Si la salle des Combins n’est pas le lieu idéal pour les concerts, et en particulier pour les manifestations vocales à cause d’une acoustique disons variable, son implantation et son architecture provisoire donnent une couleur particulière à la manifestation et une signature sympathique à l’ensemble.
L’absence de salle de Théâtre susceptible d’accueillir une représentation lyrique fait que les organisateurs compensent par une représentation semi-concertante, ou une mise en espace, confiée ici à David Sakvarelidze avec l’aide des vidéos d’Aline Foriel-Destezet. Il s’agit essentiellement de construire une ambiance, de désigner les personnages par leurs costumes, illustrant ainsi leur statut social, en s’appuyant sur une distribution largement rompue à Mozart et pour la plupart à leur rôle : ça aide.

Un Leporello des rues et un catalogue sur le sweat à capuche

Dans une mise en espace, il s’agit essentiellement de donner des lignes, des indications au spectateur, sans appuyer : ainsi Leporello est-il « marqué » par son sweat à capuche style bad boy des rues avec sur sa manche l’inscription Life after Death, allusion évidente à la fin de l’opéra, Zerlina et Masetto sont en habits festifs, Donna Anna et il Commendatore vêtus comme l’exige leur classe, Donna Elvira avec sa valise comme dans d’autres mises en scène récentes, oiselle de passage que Don Giovanni a capturée au passage.

Leporello (Mikhail Petrenko) et Don Giovanni (Peter Mattei)

Tout bouge, tout est en mouvement et n’est pas sans rappeler (très vaguement) l’ambiance juvénile du Don Giovanni de Peter Brook à Aix en 1998, dont la vedette était, déjà, un certain Peter Mattei.C’est la loi du genre, les chanteurs, sans partition, jouent leur rôle, instruits aussi par l’apport de leurs diverses expériences, très longues dans leur rôle pour certains.
Plus singuliers les vidéos d’Aline Foriel-Destezet, d’abord parce qu’elle est l’un des principaux mécènes de la scène lyrique européenne, et notamment de Verbier, et la voir s’engager dans une production artistique est à saluer au titre d’une prise de risque rare car elle se soumet inévitablement à la critique du public. La vidéo complète et anime une représentation sans décors : vue d’architectures fascistes romaines avec leurs inévitables tags, art des rues à la mode aujourd’hui que le costume de Leporello peut rappeler aussi. L’art est partout, dans nos rues, et sur nos scènes, mais aussi dans les musées et l’art est reflet de la vie, comme le rappellent les tableaux qui passent dans la vidéo (scènes de viols etc… dont la mythologie est abondamment nourrie). La vidéo illustre, y compris de manière « giocosa », joyeuse, l’histoire qui est racontée (peinture à la Banksy de chiens qui s’accouplent par exemple).
En somme, un cadre vivant, quelquefois virevoltant, qui casse avantageusement ce qu’une version de concert un peu compassée peut offrir, et qui correspond largement à l’ambiance habituelle du Festival.

Julien van Mellaerts (Masetto) et Anna El-Khashem (Zerlina)

Tout cela sert d’écrin assez efficace en l’occurrence à la proposition musicale, avec une distribution composée de quelques-unes parmi les voix les plus en vue dans ce répertoire assortie d’une prestigieuse prise de rôle et de voix jeunes qui commencent à faire leur preuves, comme Anna El-Khashem, fraiche et sympathique Zerlina, qui réussit à la rendre assez ambiguë, presque comme une future version féminine de Don Giovanni, c’est elle qui se débarrasse de Masetto dès qu’elle sent une odore di maschio (à investir utilisement) en Don Giovanni avant même le La ci darem la mano. Elle sait donner à son chant à la fois la jeunesse, mais aussi un zeste de rouerie, même si le batti batti o bel Masetto du deuxième acte et surtout Vedrai carino montre un chant d’une grande tendresse et d’une vraie suavité. Une voix qui devrait vite acquérir encore plus de rondeur et d’assise et s’installer dans le paysage.

Julien van Mellaerts (Masetto)

Le Commendatore d’Alexandros Stavrakakis, que nous avons récemment entendu en Nettuno (mais enregistré) dans l’Idomeneo aixois, fait montre d’une véritable autorité avec une voix profonde, puissante, sonore qui construit une incontestable incarnation. Il chante sur un podium au milieu de l’orchestre et le duo final avec Don Giovanni est exceptionnel de tension.

Bogdan Volkov (Ottavio)

Ancien de l’Académie du Festival (il y a interprété Papageno), le jeune néozélandais Julien van Mellaerts commence une carrière qui devrait être prometteuse, pas très avantagé par la mise en espace, la voix en revanche a de beaux accents, un phrasé impeccable (formation anglo-saxonne oblige) et un très joli timbre avec de notables capacités expressives, à suivre.

Alexandros Stavrakakis (Il Commendatore)

La version choisie, un mix Prague-Vienne permet d’entendre les deux airs d’Ottavio, ici incarné par Bogdan Volkov. Le ténor ukrainien est devenu en peu d’années l’une des références du chant mozartien (son Ferrando exceptionnel à Salzbourg) : contrairement à beaucoup de ténors mozartiens, un peu en retrait et un peu mollassons, il montre une réelle intensité dramatique, pleine de relief, usant d’une palette de couleurs rares, donnant au personnage une incontestable présence, sans jamais faillir techniquement, projection sûre, tenue de souffle sans faille, contrôle des crescendos. C’est aujourd’hui l’un des meilleurs ténors pour ce type de répertoire, une étoile est en train de naître.

Magdalena Kožená (Donna Elvira)

Magdalena Kožená en Elvira était une prise de rôle. On en présente plus l’artiste, l’une des grandes références du chant, mais aussi du Lied. On peut se demander si sa présence dans la distribution était due à la présence de son époux Sir Simon Rattle pour un concert, et donc une manière de faire d’une pierre deux coups, ou si c’était une Elvire méditée de longue date. En effet, c’est une prise de rôle un peu tardive pour un rôle qui ne lui correspond peut-être plus tout à fait. Comme toujours, la chanteuse fait preuve d’un investissement dramatique notable, et d’une incontestable présence avec une belle tenue de souffle et de beaux aigus. Il lui manque pour moi la douceur mélancolique, le désespoir contenu qu’avaient jadis des Elvira de légende comme Julia Varady, Kiri Te Kanawa (il est vrai sopranos) et surtout Ann Murray, la plus déchirante (une mezzo comme Kožená). La prestation est sans nul doute par moments impressionnante et juste, à d’autres un peu à la limite mais c’est par la scène qu’elle défend le personnage, peut-être plus que par le pur chant.

Olga Peretyatko (Donna Anna)

C’est l’opposé d’Olga Peretyatko, une Donna Anna techniquement sans failles, à la voix assurée, au phrasé impeccable, aux agilités sûres (la longue fréquentation du répertoire rossinien est évidemment une vraie garantie).  Son Non mi dir est à ce titre une leçon de technique. Moins convaincant peut être Or sai che l’onore. Mais la question réside dans l’incarnation du personnage, qui par la mise en espace semble être consentant aux assauts dongiovannesques, mais qui n’a pas l’ambiguïté qu’ont les grandes Anna… Y‑a‑t-il d’ailleurs encore de très grandes Anna ? C’est bien la question qui se pose aujourd’hui. Anna, plus qu’Elvira, est un rôle d’une grande profondeur, d’une épaisseur psychologique jamais vraiment résolue : ici rien de tout cela. C’est un rôle où la technique de chant ne suffit pas, on l’avait déjà senti à Salzbourg avec l’Anna superbe de Nadezhda Pavlova à qui il manquait aussi ce quelque chose ou ce presque rien qui fait les immenses Anna… Margaret Price où es-tu ?

Mikhail Petrenko (Leporello)

Surprenant Mikhail Petrenko, basse chantante qui se sort de Leporello avec tous les honneurs dans un rôle où il n’était pas forcément attendu. Son incarnation tire sur le bouffe, on pourrait imaginer des Leporello plus inquiétants (voir chez Kosky à Vienne) et donc dans la ligne de la tradition, sans plus. Vocalement il a la puissance et la vivacité, la voix projette, mais dans ce rôle notamment, la diction est essentielle, avec ses rythmes et ses accents dans un texte où le parlar cantando est déterminant (récitatifs) : et là, nous n’y sommes pas encore tout à fait…

Peter Mattei (Don Giovanni)

Enfin Peter Mattei n’est plus à présenter : il promène Don Giovanni sur toutes les scènes du monde depuis un petit quart de siècle, il est pure incarnation. Diction, rythme, accents timbre, justesse de ton, puissance et incroyable engagement scénique en font encore aujourd’hui la référence du rôle, à la manière d’un Ruggero Raimondi  ou d'un Cesare Siepi jadis. Il sait ce qu’il chante, il connaît les moindres recoins du personnage, et il l’habite par le moindre geste. C’est d’autant plus criant dans une représentation semi-scénique. Il n’interprète pas. Il est. Simplement prodigieux.

Gabor Takács Nagy

Écrin de cette distribution de grand niveau d’ensemble, le Verbier Festival Chamber Orchestra mené par son directeur musical Gabor Takács-Nagy qui a su lui donner une homogénéité et une énergie que nous avons depuis longtemps remarquées dans ce site. Il donne à ce Mozart cette ambiguïté dont on déplorait l’absence plus haut, dans une direction contrastée, mettant en relief ombres et lumières avec des ruptures de tempo (que certains peuvent trouver quelquefois un peu lents) qui accentuent les aspects dramatiques. Il y a à la fois la finesse, et en même temps la noirceur, l’inquiétude. Gabor Takács Nagy se met au service du drame et reste toujours attentif aux équilibres voix-orchestre avec un soin du détail, une mise en relief de phrases musicales qui font de l’orchestre un personnage et pas seulement un accompagnateur. J’ai toujours apprécié dans les différents concerts où j’ai entendu ce chef son souci de faire entendre chaque niveau, sa manière d’exalter la limpidité d’ensemble, comme il sied à un orchestre de chambre, mais aussi une attention à épaissir le son quand il faut et surtout un sens dramatique et théâtral très acéré. Un vrai travail de « concertazione » comme on dit en Italie, c’est à dire de mise en place des volumes et des masses au service du rendu d’ensemble et surtout une mise en place du son en fonction de chaque voix

Au total une belle soirée, dans la tradition des grandes soirées de Verbier.

Triomphe à la salle des Combins
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Peter Verlack
Peter Verlack enseigne la musique en Suisse et c'est un amateur éclairé, notamment de musique du XXème siècle, mais pas seulement. Il collabore occasionnellement à Wanderer.

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