« Jusqu’à présent, tout était pour nous assez simple. La violence était violente, le mensonge était quelque chose de moche, les garçons-vachers couraient après les vaches, nos parents faisaient ce qu’il y a de mieux pour nous, les histoires tristes nous tiraient des larmes, les mots devaient être dits comme ils se prononcent, un bon moral était déterminant contre le cancer, et le cerf-volant était avant tout un hobby. Bref, la réalité était réelle, et tout ce qu’on avait vécu était vrai. Et puis soudain… ».
C’est ainsi que l’intrigue peut être annoncée après l’irruption du public dans cet appartement à l’atmosphère et à la décoration années 70 mais habité, ou hanté, par trois cow-boys purs et durs, trois frangins au genre incertain dont on se gardera bien ici de révéler l’ambiguïté. Hugues et Leo voient leur quotidien perturbé par le retour de Nicholas, après quinze ans de disparition. De révélations en questionnements, de gestes d’amour en règlements de comptes, ces trois personnages d’un autre temps, et parfois même d’une autre humanité, s’interrogent et nous interrogent sur le sens de nos vies, le poids de notre éducation et sa responsabilité dans la conduite de nos actes et de nos névroses.
En filigrane de ce complot de famille se dresse une réflexion pertinente et extrêmement drôle sur la réalité et ses faux-semblants : ce qui est réel est-il vrai ? Quelle est la part de mensonges dans nos réalités ? L’invraisemblable est-il forcément mensonge ? Jusqu’où est-on prêt à accepter le mensonge pour mieux accepter la réalité ? Autant de questions qui interpellent notre rapport au monde et à l’autre.
« Mais moi je ne suis pas là, je suis sorti tout à l’heure. Mais je préfère rester là pendant que vous jouez plutôt que d’attendre en coulisse » dira un personnage. Ou un comédien. Car la convention théâtrale poussée à l’extrême participe à la portée du propos. Alexis Armengol, Ludovic Barth et Mathylde Demarez incarnent les personnages mais ils sont également sur le plateau en tant qu’artistes-concepteurs du projet. Leurs incursions en tant que tel dans l’histoire participent à la fantaisie de la pièce, ici s’interrogeant sur les intentions de jeu, là évoquant les registres des scènes ou la présence systématique des repas dans les scènes réalistes, s’amusant des clichés esthétiques sur le surréalisme du théâtre belge… Et les trois – excellents – interprètes font ainsi valser les grilles de lecture de la représentation théâtrale. Il faut par ailleurs saluer leur prestation, empreinte d’émotion et d’ironie mêlée, dans une langue tantôt crue, tantôt poétique, avec une présence au plateau propice à susciter autant la sympathie que l’effroi, à n’importe quel moment, au détour d’une phrase, d’un geste, d’un regard. Aussi à l’aise dans l’émotion que dans l’absurde, ils parviennent à instaurer et à inventer un langage hybride familier et onirique dont le spectateur perçoit aisément les enjeux et la puissance évocatrice.
Ce spectateur, justement, devient présence invisible dans ce voyage immobile aux confins d’une humanité accidentée. Le dispositif quadri-frontal renforce bien évidemment l’impression de huis clos, mais nous renvoie aussi aux propres interrogations des personnages sur la vérité et le mensonge, la représentation du réel et le pouvoir de la fiction. Indissociable du très beau travail du son et de la lumière, la scénographie dans son ensemble est à la fois l’écrin et le réceptacle du destin de ces cow-boys au vague à l’âme familier.
A chacun donc de se frayer un passage ou d’ouvrir une brèche face à l’étrange comédie inhumaine qui se joue devant lui, d’accepter le va-et-vient entre fiction et réalité sans jamais savoir où est la vérité, le tout dans une pleine conscience de la représentation théâtrale et donc de ses artifices. Finalement, on se dit qu’il s’agit là d’accepter un retour à l’enfance, dans ce qu’elle a de terrible et de merveilleux, là où tout est possible et où rien ne nécessite d’être justifié.
Ce spectacle, né de la rencontre de deux compagnies et qui se définit comme « une tentative minutieuse de faire coexister l’impudeur, la tragédie et la politesse » a conquis les spectateurs du théâtre Varia de Bruxelles et du Volapük à Tours. On ne peut que leur souhaiter d’autres chevauchées fantastiques et d’autres conquêtes de l’ouest, et prier pour que vous vous trouviez sur leur passage.