Il s’est passé un an depuis la création de SAIGON à Valence, ce soir de première au CDN de Tours. Une année d’existence d’un spectacle qui fut la révélation d’Avignon, de nombreux articles élogieux, des portraits de la metteure en scène, des émissions de radio…Il y a toujours dans les rencontres tardives avec une œuvre à succès la peur qu’elle ne soit pas aussi belle que prévue à force que ses qualités soient données ainsi en pâture au public, la peur qu’une intimité et une émotion ne soient plus possibles, verrouillées par l’unanimité.
Il y a également l’attente fébrile du travail des artistes qui nous ont déjà offert de grands chocs émotionnels et esthétiques, comme ce fut le cas avec Elle brûle, l’histoire d’une femme qui décide de saboter sa propre vie et dont les blessures s’insinuent peu à peu dans les corps de ceux qui, eux, vont rester en vie. Puis avec Le Chagrin où l’on assiste à la fabrique du deuil entre retour à l’enfance et douleurs silencieuses qui jalonnent le parcours de chacun des personnages. Deux expériences – physiques- de spectateur qui ont placé Caroline Guiela Nguyen à la place difficile des artistes à qui l’on dit secrètement à chaque nouvelle création « s’il te plaît ne me déçois pas »… Un an d’attente donc avant d’être rassuré, et ô combien.
Un décor unique de restaurant vietnamien à Saïgon, en 1956, ou à Paris en 1996, dans le 12e arrondissement où se sont installés les exilés vietnamiens. C’est un restaurant comme il en existe beaucoup ici et là-bas, avec ses fleurs colorées, artificielles ici et naturelles là-bas, son décor orné d’objets dont la présence révèle autant d’existences qui ont traversé le lieu, et son karaoké, qui trahit et traduit à la fois l’influence de la France et de sa culture populaire, et qui raconte les douleurs intimes des personnages. La scénographie d’Alice Duchange sublimée par la lumière de Jérémie Papin raconte dans un même élan le passé colonialiste et le processus de re-création d’un lieu que l’on a quitté et que l’on tente de reproduire ailleurs. On y retrouve également l’identité esthétique de la compagnie, des clins d’œil ou références à la scénographie d’Elle brûle, ses magnifiques éclairages latéraux, ce qui inscrit bien Saigon dans la continuité d’un travail et d’une recherche théâtrale plus vaste sur les territoires intimes du chagrin, de la douleur, mais aussi de la réconciliation :
« Plus que jamais, la grande préoccupation de notre compagnie est de savoir quels sont les récits que nous apportons comme réponse à notre monde. Nous souhaitons considérer le théâtre, aimer le théâtre, dans sa capacité à être poreux à ce qui nous traumatise, nous inquiète, nous empêche de dormir ou au contraire, nous console. Aujourd’hui plus que jamais, nous pensons que nous avons cette responsabilité-là, celle de libérer nos imaginaires pour représenter le monde tel qu’il nous arrive, dans son mystère et son réel.
Notre grande peine serait de laisser derrière nous des terrains abandonnés, des sujets innommables, de l’impensé, du mutisme et de dresser des murs entre nous et d’autres. »
En voulant donner à entendre des voix que l’on n’entend pas sur les plateaux de théâtre, Caroline Guiela Nguyen poursuit son observation du monde, de son bruit et parfois de sa fureur. L’Histoire n’est pas le prétexte à des histoires intimes et ces histoires intimes existent également, sous d’autres formes, en dehors de l’Histoire. Il est, dans Saigon, question d’exil, d’absence, de désillusions, d’espoir également. Comme dans les pièces précédentes d’ailleurs, il ne s’agit pas de dire des choses ou de « faire passer un message », mais d’observer le poids du monde dans la turbulence des corps, de révéler cet héritage indicible des blessures que l’on porte et dont on ne sait rien. Ainsi le personnage d’Antoine porte sans le savoir le poids des larmes de sa mère, les larmes de la désillusion, du mensonge, peut-être de la résignation, et ne comprend pas pourquoi sa mère refuse son cadeau d’anniversaire, ou son billet d’avion pour retourner quelques jours au Vietnam. Il ne comprend pas que ces gestes d’amour réveillent les blessures d’une promesse qui n’a pas été tenue. Jusqu’à lui demander « Est-ce que tu m’aimes ? ».
Le trajet des larmes dont il est question dans Saigon n’est donc pas seulement celui qui circule du passé au présent, ou de Saigon à Paris ; il constitue une représentation du monde qui appartient à l’histoire et à la géographie des corps.
Saigon est donc une œuvre magistrale dans ce qu’elle donne à voir de l’errance des blessures humaines dans le chaos du monde. Parfaitement maîtrisée, la mise en scène confronte au plateau un décor cinématographique impressionnant mais dans lequel chaque objet à sa petite histoire, sa propre intimité. Tout comme ces personnages au destin chargé d’Histoire mais dont les chagrins leur appartiennent intimement. Et Caroline Guiela Nguyen de partir de sa propre intimité pour offrir un récit qui s’adresse à tous ; revendiquant l’absence d’autobiographie, car « nous sommes faits d’autres histoires que la nôtre, nous sommes faits d’autres blessures que les nôtres. Pour cela, l’une des grandes nécessités que nous éprouvons aujourd’hui et qui motive de façon viscérale notre projet Saigon, est cette volonté de mettre en présence des comédiens qui viennent d’horizons lointains, pour que nous ayons, ensemble, le projet de livrer un récit commun. »