Les derniers spectateurs s’installent dans la Grande Salle des Célestins qui plonge dans l’obscurité. Quelques notes de piano se font soudain entendre. On reconnaît l’air de « Nantes », la chanson de Barbara. En contre-jour, une faible lumière bleutée monte sur le plateau découvert et laisse percevoir ce qui pourrait être une ancienne salle de cinéma, en pente douce, face à l’écran qui se trouverait alors dans la salle. Dans cette semi-pénombre, des silhouettes, assises dans les rangées de fauteuils, se distinguent çà et là. Une femme fume, comme les autres le feront après elle. Au fil de la pièce, les volutes de cigarettes plongent la scène dans une forme d’irréalité, comme dans un rêve – à ce propos, soulignons le magnifique travail de composition de toutes les lumières, effectué par Dominique Bruguière et Pierre Gaillardot. Ce décor suranné frappe par l’impression d’abandon qui s’en dégage. Pourtant, c’est son orientation vers le public, considéré d’emblée comme un véritable support de projection, qui étonne le plus dans cette déclinaison inattendue du dispositif frontal.
Depuis le fond, près de ce qui pourrait être la cabine du projectionniste, un homme s’avance. Il se présente sobrement, presque avec réserve. « Bonsoir. Je suis Christophe Honoré… » Il dit vouloir faire un film sur la famille – la sienne comme une parmi les autres ? « J’aimerais partager ce film », ajoute-t-il. On est à nouveau saisi par l’étonnement : le comédien n’est pas Christophe Honoré – Youssouf Abi-Ayad qui joue le rôle est absolument extraordinaire dans sa capacité à le composer finement dans cette inhabituelle position ; et bien entendu, nous sommes au théâtre. Avant même la projection, la fiction a donc d’ores et déjà commencé dans une subtile distorsion narrative qui a quand même à voir avec le réel. Un régime autofictionnel surprenant dans son actualisation sur la scène, à travers les mots qui sont adressés aux spectateurs.
Christophe Honoré convoque ici plusieurs figures de la famille de sa mère : les deux oncles défunts, issus d’un premier mariage, Roger et Jacques, solidement campés par Stéphane Roger et Jean-Charles Clichet ; la tante Claudie, défunte elle aussi, jouée par Chiara Mastroianni, toute en délicatesse dans ce premier rôle au théâtre ; la grand-mère, Odette « Mémé Kiki », l’aïeule cheffe de famille formidablement interprétée par Marlène Saldana. Apparaît aussi sous les traits du ténébreux Harrison Arévalo, le grand-père d’origine ibérique au sang chaud – un peu trop sans doute, nommé Puig, parti de Nantes pour Clermont-Ferrand, lui aussi décédé aujourd’hui. Enfin, il y a Marie-Dominique, une parmi les nombreux enfants d’Odette et de Puig, comme Claudie. Marie-Dominique, la mère de Christophe Honoré, toujours en vie et joué par son propre fils, le plus jeune frère du metteur en scène, Julien Honoré, tout à fait stupéfiant dans cette configuration des rôles hors du commun. Et on est instantanément subjugué par ce ballet de spectres terriblement attachants, qui nous entraîne dans une série de superpositions entre passé et présent, d’enchâssements multiples, dont il est difficile de prévoir où ils conduisent. Ces personnages recomposés, tout comme le temps presque proustien qu’ils retrouvent sur la scène, sont autant de voies – de voix ? – labyrinthiques dans lesquelles nous nous laissons égarer au fil de la pièce.
Comme le metteur en scène le précise au sujet de ses acteurs, « il y a eu du chemin pour les amener vers une construction de personnages », car il ne s’agit évidemment pas de représenter stricto sensu cette famille sous nos yeux. Sur scène, Christophe ne le reconnaît-il pas clairement quand il parle d’une « profanation » à l’idée de les faire jouer par d’autres ? Facétieusement, plusieurs d’entre eux ne cessent d’ailleurs de le questionner pour savoir quel artiste célèbre il a choisi pour cela. Et il ne répond pas car chercher de ce côté correspond certainement à une impasse. Distribuer les rôles pour une reconstitution fidèle serait évidemment une réponse claire pour les spectateurs sur la nature même de la représentation. Or, il s’agit ici d’acter que le grand récit familial ne cesse de glisser et de se dérober à nous, comme à Christophe Honoré lui-même rappelant la question que la pièce pose selon lui : « Qu’est-ce que représenter ? »
Dans un subtil jeu de miroirs à la netteté douteuse – comme celui des toilettes filmées sur l’écran en surplomb de la scène l’est par endroits, il s’essaye à faire voir avec sa caméra en main, « les saloperies de la vie », les événements que l’on préfère oublier, les bleus – symboliques ou bien réels, les casseroles que chacun traîne, avec peine quelquefois : le suicide de Roger, traumatisé par la guerre d’Algérie, criblé de dettes et en conflit avec un fils à la dérive ; le suicide de Claudie, malmenée dans sa fragilité par les infidélités de son mari volage ; la mort de Jacques des suites d’un cancer ; la mort des aïeux. Tous décédés mais tous fantômes bien vivants sur la scène du théâtre, afin de « peut-être transformer ce gâchis en quelque chose de beau » comme le suggère le personnage de Claudie, au début.
C’est l’occasion de plonger en soi pour le metteur en scène qui, ressuscitant ces ombres du passé, interroge ce qu’il est aujourd’hui. Dans un tango éblouissant, Puig – le monstrueux mari d’Odette – danse avec elle. Le personnage de Christophe entre à son tour dans la danse auprès d’eux et, dans un habile changement de partenaires, sous les yeux ébahis de tous, Puig le saisit pour poursuivre le tango. Outre la grâce de cet instant, on est saisi par cet incroyable duo : Christophe Honoré avoue que Puig finit par « pervertir » son personnage qui ne lui adresse aucun reproche, se rapproche de lui « pendant le temps de la représentation ». Il considère qu’il est important qu’il « puisse se tromper à son sujet sur scène ». Comme une contre-image du réel qui, en définitive, mène à soi. De même, dans le visionnage des essais du film – une des prodigieuses mises en abyme de la pièce, les acteurs qui jouent le rôle d’autres défunts – Marina Foïs, Ludivine Sagnier, Vincent Lacoste, Pierre Deladonchamps, notamment – sont ceux qui appartiennent réellement à l’autre famille, celle qui est choisie : la famille de cœur du metteur en scène à laquelle la pièce amène immanquablement aussi. Aujourd’hui, qui suis-je ? Telle pourrait bien être une des interrogations ontologiques soulevées.
Pour tâcher d’y répondre, il n’est cependant pas aisé de s’appuyer sur les images d’un film, trop souvent illusoires. La salle à manger d’Odette est reconstituée dans ce qui pourrait être le vestibule du cinéma – là où seront accrochées plus tard des photos de la famille dans une autre mise en abyme troublant le rapport au réel. Tous se précipitent, réjouis de retrouver de manière tout à fait surnaturelle, le lieu familier qu’ils connaissaient dans le passé.
Ils s’installent et l’écran descend doucement des cintres pour les dissimuler aux regards du public qui les entend toujours bavarder – mais n’est-ce pas un enregistrement de leurs voix ? Sur l’écran, sont alors projetées des images de la salle à manger, un autre reconstitution, un autre moment, différent de celui sur la scène du théâtre. Le moment du cinéma, « l’art de la trace » comme le désigne Éric Vautrin. Les plans sont rapprochés, les visages sont expressifs, a priori en accord avec ce qu’on entend. Pourtant, sur ces mêmes visages, les lèvres ne remuent même pas. À quoi se fier alors ? Troublé par ce qu’on perçoit, on comprend qu’il n’y a pas de reconstitution autobiographique vraiment possible, pas de chronique documentaire d’un passé récent envisageable, non plus. Seule, la fiction est réelle sur scène.
Et la gravité de ce qu’elle raconte est systématiquement contrebalancée par de fulgurants moments de légèreté. On retiendra les remarques qui font mouche comme « Quand on veut faire des études, on fait pas espagnol ! » évoquant les langues étudiées par Christophe au lycée, comme une provocation à l’intention de Puig. De surcroît, citons aussi la chorégraphie collective sur Spacer de Sheila et B‑Devotion, apprise à Christophe par Odette qui, à la fin de sa vie, l’a renié en raison de son homosexualité affichée dans la presse. Ce moment festif et théâtral, l’échange purement fictif entre eux sont autant d’occasions de régler ironiquement les comptes, en rappelant que ce morceau très emblématique de la culture gay, loin de l’éloigner de son homosexualité, l’en a peut-être même rapproché. La fiction offre tellement de possibilités dans ce présent recomposé…
Enfin, Le Ciel de Nantes est une pièce faite de cette sensibilité qu’on retrouve dans toutes les œuvres de Christophe Honoré. Outre le rôle de Marie-Dominique joué par son propre fils dans lequel on peut percevoir un tendre geste d’amour filial, les paroles du personnage de Christophe à la fin, résonnent comme un vibrant hommage à tous ses disparus. « J’ai besoin de vous », « vous me manquez tellement ». Le montage photo final sur l’écran, faisant alterner les acteurs avec celui ou celle qu’ils jouent, est de la même manière très émouvant, nous ramenant une fois encore à la lisière de l’intime. Pudiquement toujours.
La fumée des cigarettes se dissipe peu à peu sur le plateau et nous sommes rendus à nous-mêmes. À nos propres fantômes. À notre capacité à reconstituer nos propres images du passé, comme l’invitation à suivre un chemin pour mieux se trouver peut-être, au-delà des chausse-trappes de la fiction. « Mes films parlent de la recherche du bonheur » dit le personnage de Christophe. Quittant la salle, après les applaudissements nourris pour les comédiens éblouissants tout au long de la pièce, on se dit, encore ému, que c’est certainement vrai aussi pour Le Ciel de Nantes, ce film impossible porté à la scène et qui, sur l’air de Barbara, « rend [le] cœur moins chagrin ».