En quoi l’opéra est-il essentiel à nos vies ? C'est cette question évidente et abrupte qui sous-tend cet ouvrage collectif consacré à Serge Dorny, à l'occasion de sa prise de fonction en tant qu'intendant à la Bayerische Staatsoper de Munich. Publié chez Actes Sud, ce livre regroupe des interventions de professionnels de l'art lyrique, qu'ils soient metteurs en scène, écrivains, critiques musicaux et même une personnalité comme Alexander Neef, actuel directeur de l'Opéra de Paris. Le principe est très simple : entrelacer (littéralement) un ensemble de réflexions à une longue interview en forme de fil rouge se dévidant d'un bout à l'autre du recueil. Le choix de fragmenter cet entretien en "moments" entrecroisés avec les réflexions d'autres intervenants tourne le dos à l'idée d'un portrait trop monolithique avec l'idée de parler de l'opéra au-delà d'un but purement biographique. On peut regretter parfois que le niveau et la nature des interventions ne se combinent pas toujours avec les propos de Serge Dorny au sein desquels elles se trouvent. Une solution à cela : lire l'entretien in extenso et remonter à contre-courant pour lire les autres textes…
On découvre un portrait multiple qui se compose par touches successives et dévoile les contours d'un homme attaché à la dimension sociale et intellectuelle de l'opéra – en somme plus philosophe que simple administrateur. De là sans doute, ce titre en forme d'énigme à double sens : "Penser l'opéra à présent". Si l'expression fait écho au titre de l'ouvrage de Danielle Cohen-Levinas ("Le Présent à l'opéra au XXe siècle"), elle laisse au lecteur la perspective de la lire comme une exhorte à sortir d'un temps trop long où l'opéra est resté un territoire impensé, ou bien ne plus penser (ou conjuguer) l'opéra au passé, mais bel et bien au présent.
Et Dorny de citer Gérard Mortier ou Ernest Fleishmann parmi les personnalités lui ayant servi de modèles dans cette entreprise d'opéra comme art du présent. Le premier a accueilli en 1981 à La Monnaie de Bruxelles le jeune étudiant qui se destinait à une licence de communication. Avec lui, Dorny apprit l'art subtil de construire une saison et surtout de choisir des sujets et des thématiques ouvrant sur des débats contemporains. C'est à Los Angeles qu'il rencontre Ernest Fleishmann, alors directeur du Los Angeles Philharmonic. Un modèle qui lui fit comprendre la nécessaire proximité d'un directeur général et artistique avec un directeur musical. Fleishmann lui ouvrit les portes du London Philharmonic Orchestra et un carnet d'adresse avec les plus grands chefs d'orchestre du moment, dont Solti, Masur, Boulez, Haitink et quelque autres…
On relève avec gourmandise ces moments où l'esprit mathématique se mue en poésie et invention, regrettant les projets inaboutis faisant sienne cette citation de Peer Gynt : "on possède à jamais ce que l'on n'a pas eu". Ou bien encore, préférant les questions aux certitudes et construisant une politique à partir de ces mêmes questions sociales, historiques, philosophiques… D'où la nécessité de reprendre à la Bayerische Staatsoper de Munich ce qui a fait le succès de son mandat à l'Opéra de Lyon en invitant des personnalités capables de remettre les œuvres en question et ne pas s'en tenir à une illustration ou un consensus – quitte à sortir du divertissement et oser le débat. Évoquant un processus qu'il nomme "cheminement", Dorny n'hésite pas à dire qu' "un directeur se doit de prendre part à la vision du metteur en scène, parce qu'il en est d'une certaine manière le dépositaire". Il dira plus loin combien l'action du metteur en scène rejoint la fonction du dédicataire et de l'interlocuteur dans les peintures italiennes de la Renaissance. Ce personnage invite à entrer dans la peinture en lui donnant le "sens" que donne une scénographie à une œuvre lyrique. Faisant sienne la conception de l'opéra en tant que genre théâtral et littéraire, Serge Dorny souligne son attachement à la mise en scène en rappelant l'intention d'un Verdi demandant en 1847 aux chanteurs de Macbeth de chanter et de jouer.
Certain qu'un approche et qu'une pédagogie font évoluer le public de l'opéra selon ce que Dorny nomme un "déplacement", il rappelle combien une forme d'avant et d'après sont au cœur de l'expérience du spectacle vivant. Certain également que l'art possède en lui ce qu'il appelle une "efficience sociale", il est tout naturellement sensible à la question des actions en direction des publics, il retiendra à Lyon des leçons de Gérard Mortier à Bruxelles et surtout les actions "outreach and communauty" à Londres pour faire de l'opéra un projet collectif auquel associer des populations éloignées : Pour ne pas verser dans la démagogie et l'inutilité, Dorny décline les trois points de son action : un budget humain et financier conséquent, l'inscription de l'action culturelle au sein-même de l'institution opéra et enfin le fait d'aller directement au contact avec les populations – "pour imposer l'art au cœur de la cité – et non à sa périphérie – on ne peut ni ne doit le limiter à sa fonction purement esthétique, muséale ou hédoniste". Et c'est en reprenant l'expression d'un Claudio Abbado parlant de "faire de la musique ensemble" qu'il avoue son amour du concertare, non comme un consensus mais comme débat précédant le fait d' "agir ensemble dans un but commun".
Nous l'avons dit plus haut, les interventions entrecroisées viennent nuancer par leur pluralité de ton et de contenu, l'écueil d'un portrait trop monographique ou monolithique. Invitées à réagir et à partager leur vision de l’opéra d’aujourd’hui et de demain, cette dizaine de personnalités se plie à cet exercice avec des bonheurs divers – certains s'éloignant de la commande pour agiter des marottes ou dessiner en abîme leur propre portrait, et d'autres analysant le domaine de l'opéra selon leur champ de compétence. On s'intéressera notamment à la façon très personnelle dont Alexander Neef, récemment nommé directeur de l'Opéra de Paris, nuance ce que dit Dorny de l'implication d'un directeur dans le travail des artistes ou bien de l'importance de la mise en scène et de la prise en compte du public. Il en va de même avec la réflexion de Christian Merlin sur l'influence et l'évolution des scénographies, distinguant dans le public des "fidèles" et des "modernes" – et la façon dont ces derniers ont fait de Lyon leur capitale de prédilection. Originales autant que séduisantes, les trois "rêveries" autour de l'opéra d'Anna-Sophie Mahler et Katinka Deecke inscrivent à leur tour une forme de réflexion dialoguée au cours de laquelle elles imaginent ce que pourrait être le futur du post Regietheater, avec un éventail des possibles où les nouvelles technologies viendraient jouer un rôle essentiel dans la redéfinition de l'opéra. Georges Banu revient sur la découverte et la collaboration avec le metteur en scène Andriy Zholdak, autre figure-phare de l'Opéra de Lyon – prix de l’année 2019 du magazine allemand OPER ! pour la production de l'Enchanteresse de Tchaïkovski. Réservons un égard tout particulier à l'interview de Krzysztof Warlikowski dans laquelle le metteur en scène polonais fait le constat d'un opéra victime de ses idées reçues et de fonctionnements hors d'âge, prolongeant par un savoureux "Je ne veux pas que l'opéra appartienne aux mélomanes", la réflexion de Serge Dorny d'une nécessité de faire dialoguer théâtre et opéra – deux lieux communautaires et essentiels où se lit l'avenir de nos sociétés.