Beaucoup de spectateurs se précipitent dans l’entrée du lycée Saint-Joseph pour la première d’Extinction au Festival d’Avignon. Tous attendent l’ouverture des portes qui permettra l’accès à la cour où le spectacle se déroule et qui reste d’abord inaccessible au public déjà électrisé. Il est un peu plus de 21h30 et en pénétrant enfin dans la cour après que l’accès a été rendu possible, on est immédiatement frappé par le dispositif sur scène, face aux gradins. Des tables de mixage sont installées sur une estrade et il règne une certaine agitation autour. Le public est en effet invité à monter s’il le souhaite, invité à se rafraîchir au bar et à danser aussi comme lors d’une authentique rave-party. Les sons saturés de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde s’élèvent et emplissent l’espace du plateau instantanément converti en dancefloor. Derrière les fumigènes, les corps vibrants ondulent, ombres mouvantes sous les lumières stroboscopiques. Les spectateurs restés dans les gradins observent, amusés ou interloqués, ce moment – certes long – en s’interrogeant sur sa nature. C’est que le travail de déconstruction de la théâtralité a déjà commencé. Bien sûr, on ne manque pas de remarquer la projection sur le mur du lycée, au lointain. Roma. Juillet 1983. Le lecteur avisé de Thomas Bernhard reconnaît une des dernières lignes du roman qui donne son titre au spectacle. Il s’agit de la date où meurt le narrateur, Murau. Et en plein concert, grâce aux caméras de Jérémie Bernaert et de Pierre Martin Oriol, on découvre sous les traits de la comédienne allemande Rosa Lembeck que ce même narrateur est ici une femme s’interrogeant sur les mensonges de l’amour, sur l’art et ses fonctions, avec sa compagne – extraordinaire Victoria Quesnel tout au long du spectacle. Pour le metteur en scène qui revendique un choix immédiat pour jouer Murau, il fallait « une femme pour tout brûler, tout éteindre, afin que quelque chose apparaisse ». Ainsi, même si on peut y voir une forme de facilité, ouvrir sur un concert de musique électro pour mieux détourner l’attention et ne pas répondre aux attentes d’un public de théâtre fait bien apparaître les prémices de cet effondrement très maîtrisé par Julien Gosselin. Près d’une heure plus tard, un premier entracte est d’ailleurs annoncé afin de permettre la construction d’un appartement viennois du début du siècle. Saluons à ce propos le remarquable engagement des techniciens de plateau œuvrant avec une précision acharnée au montage de cet imposant décor conçu par la scénographe Lisetta Buccellato dont la précision naturaliste n’est pas sans rappeler son très beau travail pour Le Passé, vu la saison dernière. Une fois encore, on est étonné par ce qui se passe alors sur scène : la vue sur le décor est barré par l’installation de cloisons – les murs de la maison, empêchant depuis les gradins de distinguer nettement de ce qui pourrait se passer derrière, tandis qu’un écran géant est fixé ensuite en surplomb, à l’avant-scène avec deux autres plus petits à cour et à jardin. Et même si on reconnaît bien là une installation familière dans les créations de Julien Gosselin, on s’interroge sur la nature de ce que l’on va finalement voir dans la deuxième partie et qui sera manifestement retransmis sur ces écrans. Comme au cinéma. Une fois de plus, on constate que la théâtralité est renvoyée dans les cordes, plaçant le spectateur dans une position ambiguë, d’emblée intranquille, le metteur en scène brisant d’un coup sec les codes établis au théâtre, comme peu parviennent à le faire avec brio aujourd’hui.
C’est alors que commence ce qui correspond au deuxième acte. La comédienne Rosa Lembeck est montrée sur les écrans comme étant assise dans le public : elle assiste désormais au spectacle. Dans un vertige, les spectateurs vacillent. Les mises en abyme rendent les contours flous, ne laissant que ceux de la monumentale cour du lycée pour ultimes repères. Le grand écran suspendu s’allume alors.
Vienne. Juin 1913. Un film en noir et blanc est projeté en direct. Les cameramen sont en action dans une salle de bains à cour. Un couple – Carine Goron et Denis Eyriey – se prépare pour aller à une fête et nous pénétrons dans leur intimité : ils s’habillent, font pipi, elle se maquille. « Comment me trouves-tu ? » demande-t-elle, dans le miroir ouvrant un nouveau vertige spéculaire. « Parfaite », lâche-t-il, le regard plein de désir. Ils s’enlacent, les corps semblent brûlants. Soudain, elle éclate en sanglots. La désespérance prend le dessus. « Tu ne me regardes même pas ». Extinction des feux même si une musique de fête retentit et qu’entrent les convives tous masqués. La bonne société viennoise danse : un pianiste, un poète aveugle et sa sœur… Des esthètes du passé, loin de nous. Ou pas ? Ce sont les personnages des nouvelles de Schnitzler : Mademoiselle Else ou encore La Nouvelle Rêvée. Malgré l’irréalité des images, c’est toute la réalité d’une déchéance qui transparaît. Tous sont des fantômes en animation suspendue, au bord du précipice. A claire-voie, c’est-à-dire à travers les différents plans de la caméra, on perçoit toute la finesse du jeu en allemand, en français, en anglais même, des comédiens comme Joseph Drouet, Guillaume Bachelé, Marie Rosa Tietjen ou Zarah Kofler – incroyable Else ! La soirée mondaine s’étire dans un nihilisme qui affleure continuellement. La guerre est proche – mais laquelle ? – une époque est à l’agonie – là aussi, laquelle ? Et tout s’achève dans une scène qui pulvérise toutes les conventions : tous en costumes tyroliens traditionnels chantent. Jusqu’à ce que l’un d’eux en exécute froidement un autre à l’arme blanche ou en le frappant d’un coup de batte de baseball, un cut opportun interrompant finalement ces « âmes meurtrières ». Julien Gosselin se défend pourtant de tout nihilisme qui lui serait essentiel. « (…) Le théâtre, c’est quand même la force de vie » affirme-t-il. Il y voit « un regard sur la destruction du monde, sur sa propre destruction », ce qui révèle le fondement même de son travail artistique. L’acte II s’achève sur un retour des comédiens en coulisses, rejoints par Rose Lembeck. Folle mise en abyme qui nous perd et nous rattrape simultanément pour nous situer dans la composition en triptyque pensée par le metteur en scène. Nouvel entracte pour voir les techniciens de plateau démonter toute la structure de la maison viennoise. A la place, un espace de conférence. Des chaises sur le plateau et sur une estrade, un fauteuil avec une table basse.
Université de Rome. 2023. La dernière partie commence et il est un peu moins de deux heures du matin. Certains rangs se sont vidés. D’autres spectateurs se sont installés sur les chaises pour le public sur scène. Sur l’écran, on voit Rosa en coulisses, tendue. Elle reçoit un coup de fil, étouffe un cri, un sanglot et pénètre sur la scène, chancelante. Elle prend place et commence son discours. Cette partie se fondant sur le texte de Thomas Bernhard, c’est à un monologue exécuté avec brio que les spectateurs hallucinés assistent. La fatigue se fait sentir pour tous – on peut le regretter tout de même après ce délai – mais l’extraordinaire justesse de Rosa Lembeck ne peut laisser indifférent. La comédienne ayant régulièrement joué sur la scène de la Volksbühne de Berlin est absolument bouleversante. A la manière d’une conférencière – neutralisant une dernière fois toute théâtralité – c’est elle qui tisse le lien entre les trois parties en évoquant la peste brune du nazisme qui a empoisonné Wolfsegg, son lieu de naissance, lieu de maléfices, en Autriche par opposition à Rome, ville lumière, véritable antidote à l’infection de ses racines. On comprend alors que la bonne société de l’acte II est à l’origine de ce mal qui s’est lentement répandu mais sans que rien n’ait pu le stopper pour autant. Rosa-Murau étrille chaque membre de sa famille – à l’exception de l’oncle Georg. Elle pulvérise la photographie comme étant « l’art le plus misanthrope » et « le plus grand malheur du XXème siècle » qui n’a « rien à voir avec le réel ». Avec une violence et une sincérité désarmante. Quelque chose à voir avec ce qu’est la littérature certainement.
Au bout d’un peu plus d’une heure qu’elle a passée seule en scène, le crépuscule tombe finalement en plein cœur de la nuit avignonnaise. Le spectacle s’achève sous les applaudissements nourris du public, éprouvé par presque six heures d’une rare intensité. Rayonnant, Julien Gosselin vient saluer avec ses comédiens et ses équipes, tous se présentant comme un collectif solidement uni autour d’un travail artistique hors du commun. Malgré une heure de concert un peu longue et fastidieuse qu’on finit par ne plus regarder, on sort subjugué par l’intelligence de l’adaptation et du propos. La pensée des auteurs, surtout de Thomas Bernhard est restituée avec une grande limpidité. Ainsi, les apocalypses se superposent : celle d’un monde agonisant – le nôtre ne faisant pas exception – et celle du théâtre que Julien Gosselin s’emploie à revitaliser instantanément, le faisant naître à nouveau plus éclatant encore, avec virtuosité. Et, quittant les gradins, on attend déjà sa prochaine création.