La soirée débute de façon surprenante pour le public qui pénètre dans la salle de l'Opéra Comédie de Montpellier, invité à s'asseoir librement à l'orchestre alors que le rideau de scène est baissé et que parviennent depuis le plateau les sons bigarrés d'une musique de fête. Invité à se lever et rejoindre le plateau, on passe littéralement de l'autre côté du rideau en pénétrant sur cette étroite scène oblongue imaginée par Fabien Teigné, saisie entre deux gradins surmontés par les grands écrans sur lesquels se projettent des images captées en temps réel. On comprend à la présence des caméras filmant et projetant en direct les visages des interprètes sur deux immenses écrans que nous faisons partie du spectacle, mêlés à cette foule qui célèbre le retour de Shirin en Iran après trente ans d'absence. Les spectateurs se font face, ce qui donne l'occasion aux interprètes de pouvoir interagir librement avec le public.
Nous sommes en 2013, au moment de l'accession au pouvoir de Hassan Rohani, dont la réputation de dirigeant modéré fera naître une immense vague d'espoir, rapidement étouffée. L'épisode politique est le prétexte de ce retour de Shirin dans son pays natal, un pays qu'elle ne connait pas puisqu'elle s'est exilée très jeune avec ses parents en France. Imaginer ce personnage "occidental" revenir en Iran, c'est d'emblée poser la question du pourquoi de ce retour et juste après de la question de l'identité. La force de ce spectacle est de faire de la jeunesse iranienne un portrait non culturellement correct, perméable aux influences multiculturelles qui parcourent un pays profondément divisé, où la population et le pouvoir cohabitent sans jamais véritablement se rencontrer. La dictature politique de cette république islamique est manœuvrée en sous-main par un clergé chiite qui rend officiellement impossible toute tentative d'émancipation et contraint la vie quotidienne des iraniens à des parenthèses de liberté qui s'organisent loin des yeux du pouvoir. Negar montre cette jeunesse prise entre l'obligation pour les femmes de porter le voile mais capable aussi de se livrer au jeu de la séduction ou de faire hurler les enceintes avec du Nirvana et toutes les musiques occidentales "haram", donc interdites. Dans la liste des interdits et des menaces de répression, il y a ce tabou de l'homosexualité – tabou au cœur de la relation entre Negar (en farsi : "la bien aimée") et Shirin.
Le concept de "conte documentaire" assume pleinement cette contradiction entre fiction et réalité – contradiction qui sert de cadre dramaturgique à un livret dont on oublie rapidement qu'il résulte d'une matière basée sur des témoignages collectés in situ par Marie-Ève Signeyrole et retravaillés librement avec la dramaturge Sonia Hossein-Pour. Il résulte de cette approche, ce qui constitue l'une des grandes forces de ce spectacle, à savoir : une lecture plus intérieure des relations entre les personnages qui laisse voir au second plan, des ambiguïtés et des zones grises dans lesquelles se mêlent indistinctement les "bons" et les "méchants". Ainsi, les vidéos d'Aziz et l'expression d'un désir maladroit lors de la séance de strip poker qui se transforme en chef d'inculpation devant la police des mœurs, ou bien encore Amir qui fait sans s'en rendre compte, le portrait élogieux des vertus du régime et de la chappe de plomb de la répression qui annihile tout espoir d'avenir (épisode de la sœur diplômée). Negar elle-même, divorcée après avoir été mariée à un homme à qui elle n'a pas donné d'enfant et qui relativise dans une fausse légèreté son goût pour les relations d'un soir, préambule à l'irruption du désir qu'elle ressent pour Shirin. Les scènes d'interrogatoire sont glaçantes de brutalité, avec en point culminant le meurtre de Shirin qui rappelle celui de Neda Agha-Soltan dont la mort en 2009 avait fait éclater aux yeux du monde la réalité de la répression policière en Iran et – bien évidemment – celui de Mahsa Amini, à l'origine du mouvement Femme, Vie, Liberté. Contre toute attente, c'est Negar qui est poussée à son tour à l'exil – "tu nous as salis" lui disent Aziz et les autres, comme si la honte devait s'accompagner de la double peine du déracinement…
L'autre réussite de cette soirée, c'est la place accordée à la langue et à la poésie comme protagonistes à part entière d'une histoire où la culture joue un rôle central. Le "conte-documentaire" met en scène l'attachement à des sources littéraires encore très vivaces dans la société iranienne, et particulièrement ce rapport à la poésie qui nous apparaît, à nous autres occidentaux, comme une forme surannée dont nous nous sommes séparés il y a longtemps. Le spectacle se tient sur la limite fragile et périlleuse entre le sentiment et la sentimentalité qui semblent émerger de cette curieuse langue chantée mais non rimée, produisant au passage quelques combinaisons qui ne sont pas sans rappeler l'apparente légèreté de la prosodie d'un Jacques Demy, faisant surgir imperceptiblement dans ses longs métrages "en-chantés", une lecture sociale et politique plus sombre.
On passe avec inconstance et fluidité du français au farsi, avec comme conséquence dramaturgique le fait de considérer que cette petite société iranienne fait partie d'une catégorie privilégiée ou, en tous cas, très ouverte et progressiste. On chante le français avec des mélismes orientaux quand, dans le même temps, le farsi se rapproche du chant baroque occidental. Cette mise en scène du dialogue des cultures contourne l'écueil du globish et de l'appropriation stéréotypée pour donner du drame une version aussi tragique que romantique qui trouve son point de résolution dans la citation du lamento de l'Orphée de Gluck à la toute fin du spectacle.
La partition de Keyvan Chemirani dégage un espace d'écoute qui invite à découvrir des combinaisons d'instruments aux tonalités étonnantes comme le zarb, le rébab, le saz ou le duduk. La présence de musiciens de l'Orchestre national Montpellier Occitanie permet de passer d'un univers à un autre, mais aussi de jouer sur des intervalles où les timbres sont indissociablement liés et ne forment qu'un seul ensemble instrumental. Les enchaînements se font imperceptibles, comme ce santur (variante du cymbalum) qui se mue à l'occasion en basse continue dans certains passages récitatifs alors que les fracas de la batterie-rock accompagnent les interventions de la police ou qu'un quatuor à cordes cède aux sonorités de la flûte Ney lors de la scène d'amour entre Negar et Shirin. Le geste net et rond de Sonia Ben-Santamaria enveloppe et sollicite les musiciens, au plus près du rythme de l'action. Côté interprètes, la voix capiteuse et bien vibrée de Katarina Bradić donne à Shirin les contours expressifs d'un personnage en quête d'identité et dont le martyre sanglant illumine d'un jour tragique l'histoire de cette jeunesse insouciante. Le baryton américain Julian Arsenault fait du rôle d'Aziz comme une seconde peau, tant par l'accent et l'engagement que par les qualités techniques d'un chant protéiforme. La mezzo Arianna Manganello manie les inflexions et la densité très crue d'une ligne où le caractère s'exprime avec intensité, que ce soit avec douceur dans le rôle de la sœur Sahar ou bien dans la brutalité de la policière Bassidji aux côté de Matthew Cossack. On accordera également des lauriers pour Leander Carlier, capable de rendre au personnage d'Amir toute la gamme subtile des arrière-plans psychologiques. Aida Nosrat s'affirme avec brio dans le rôle-titre, puisant dans une palette technique du chant traditionnel iranien, avec ces mélismes et ces notes tenues.