Naples, Paris et le mois dernier Gênes ont voulu redonner sa chance à Beatrice di Tenda, opéra mal-aimé de Bellini. Créée par Giuditta Pasta, comme Norma et Sonnambula, l’œuvre a connu une longue éclipse avant d’être remise au goût du jour par Joan Sutherland au tout début des années soixante, puis d’être régulièrement défendue par les voix de grands soprano des cinquante dernières années de Gencer à Freni puis Gasdia, en passant par Aliberti, Anderson, Devia ou Theodossiu. Si l’ouvrage souffre d’un livret simpliste, sans véritable ressort dramatique, qui n’est pas sans rappeler celui basé sur l’intrigue d’Anna Bolena de Donizetti, sa musique est loin de manquer d’intérêt et d’ambition. Son recours à d’amples chœurs, ses nombreux ensembles et la place de choix réservée au personnage principal dont le développement psychologique est traité musicalement avec audace, font de cette pièce héritée du bel canto romantique une composition en avance sur son temps. A la frontière entre la grande figure tragique de Norma et la gracieuse élégie d’Amina de la Sonnambula, Beatrice di Tenda est écrite pour une virtuose à la technique aguerrie et au registre étendu.
Au San Carlo de Napoli en septembre dernier, l’australienne Jessica Pratt s’y est montrée étincelante, soprano d’une agilité éblouissante et interprète d’une rare intensité, dans une version de concert (à retrouver sur youtube) pourtant platement dirigée par Giacomo Sagripanti où elle était entourée de partenaires seulement honnêtes (Matthew Polenzani, Chiara Polese et Andrzej Filonszyk).
A Paris, l’enjeu était de taille puisque le titre n’avait jamais été donné et que l’Opéra National de Paris s’était enfin décidé à l’inscrire à son répertoire. Confier cet ouvrage délicat à un metteur en scène totalement étranger à cette esthétique était risqué : c’est pourtant ce qu’a tenu à faire Alexander Neef en appelant Peter Sellars, auteur entre autre d’un Tristan und Isolde devenu légendaire, conçu avec le vidéaste Bill Viola en 2005. Incapable d’apporter un éclairage suffisamment puissant à ce sujet mollement transposé dans nos sociétés contemporaines régies par des dictateurs qui ne croient qu’à l’oppression par la surveillance et à la soumission, Sellars a raté son but et montré les limites de sa réflexion, transposable à l’envi sur n’importe quel titre. Réduit à un décor labyrinthique artificiel, mal éclairé, animé par de rares mouvements de foules et par quelques poses stéréotypées, le spectacle s’enlisait sans que les personnages principaux n’aient une chance de se départir du carcan dans lequel ils avaient été placés. Au plateau les voix de Quinn Kelsey (excellent Filippo, d’une noirceur sans appel), de Pene Pati onctueux Orombello, malheureusement contraint de s’agripper à sa béquille et à finir à terre comme un cloporte et de Tamara Wilson, incongrue dans ce répertoire mais jamais prise en défaut malgré des moyens forcément restreints par rapport à la tessiture demandée, étaient heureusement réunies. Mal costumée, outrageusement maquillée après une séance de torture carabinée, pétrifiée à l’avant-scène pendant sa grande scène finale, la soprano américaine méritait mieux que cette lecture heureusement contrecarrée par la direction fine et précise de Mark Wigglesworth et par la présence de chœurs magnifiquement domptés par la chef maison, Ching-Lien Wu*.
Le troisième rendez-vous avec Beatrice di Tenda était fixé au Teatro Carlo Felice di Genova en mars. Sur le papier le retour d’Angela Meade dans le rôle-titre, seule américaine au milieu d’une distribution italienne, douze ans après l’avoir abordée avec un certain succès, était de bon augure. Le nombre des années et la fréquentation de rôles plus lourds sont sans doute à l’origine de l’usure générale qui affecte désormais l’instrument élimé de la cantatrice. Ils n’expliquent cependant pas tout ! Extérieure au personnage, hostile à la production et indifférente au public venue l’applaudir, son attitude est impardonnable. Comment peut-on aborder une telle pièce avec autant de distance tant sur le plan scénique que vocal ? Refusant toute notion de jeu, Angela Meade ne montre aucune implication dans sa manière de chanter le rôle où compte plus qu’ailleurs l’art de l’ornementation, le goût de la virtuosité et le vertige de l’extrapolation. Visage fermé, inexpressif, bras croisés sous les seins, la chanteuse choisit la facilité en supprimant la moindre vocalise, en négligeant systématiquement les reprises et en laissant ses partenaires filer les notes à l’issue des concertati, comme au final du 1er acte…. Cette ultime contribution belcantiste restera dans les annales comme la performance la plus malhonnête de l’histoire. Reste à voir si Mme Meade saura rebondir dans un répertoire plus dramatique qu’elle espère servir prochainement avec ses premières Turandot à Los Angeles puis à Rome. Dans le rôle construit à la va-vite d’Agnese (privé comme à la Bastille de son unique aria « Ah non pensar che pieno sia ») Carmela Remigio qui succédait à Sonia Ganassi, n’a plus qu’une voix courte et grêle à proposer, face à l’Orombello taillé à coup de serpe par un Francesco Demuro au style démodé et à l’allure provinciale. L’exact opposé de Mattia Olivieri, baryton décidément enthousiasmant et promu à une très belle carrière. Il a le physique de son personnage dont la dangereuse séduction cache une âme tyrannique et malade, la voix capiteuse au timbre dense de ce Filippo calculateur, capable d’accuser à tort son épouse pour mieux se débarrasser d’elle et en aimer une autre. Son chant racé, projeté avec assurance et la variété des couleurs dont il pare sa ligne, confirment à chaque instant le parfait musicien qu’il est devenu en l’espace de quelques années – après La Favorite, Les Vêpres siciliennes, Lucia di Lammermoor, Florencia en el Amazonas de Daniel Catan au Met et de récents Martyrs à Berlin.
Autre motif de satisfaction dans ce spectacle platement illustratif signé Italo Nunziata, le travail superlatif effectué par Riccardo Minasi qui signe la meilleure direction musicale de cette trilogie ; au final un Bellini à l’écriture pleine d’audace et de sève, que magnifie une pulsation parfaitement étudiée et maîtrisée d’un bout à l’autre de cet opéra dont on espère le retour définitif dans les plus grands théâtres du monde entier.
*cette production devait être remontée au Liceu de Barcelona.