Ce premier week-end était placé sous l'égide de Guillaume de Machaut dont l'Ensemble Gilles Binchois avait donné la veille la prestigieuse Messe Notre Dame en l'église Saint-Charles. Fin d'une époque et commencement d'un genre intitulé Ars nova, l'œuvre s'inscrit à plusieurs niveaux dans l'actualité du festival et l'actualité tout court. Le changement de direction artistique n'est pas ici un changement de direction programmatique tant on peut lire dans cette première affiche la "griffe" Marc Monnet dans cette association de partitions qui s'étalent sur une frise chronologique de près de huit siècles.
La première pièce du concert donné à l'Auditorium Rainier III emprunte astucieusement à Guillaume de Machaut et son rondeau – "Ma fin est mon commencement" un titre en forme de rébus poétique qui évoque la façon d'interpréter en dépliant la matière sonore en rétrograde pour révéler une ligne de chant jusqu'alors invisible. Cet anneau de Moebius musical, un des joyaux de l'Ars nova, tient lieu ici de subtile carte de visite et de talisman pour Bruno Mantovani dont on connait l'intérêt et le questionnement de l'histoire de la musique occidentale (Bach, Gesualdo, Rameau, Schubert, Schumann) ou les répertoires populaires (jazz, musiques orientales). L'acoustique peu réverbérante de l'auditorium limite le déploiement des lignes et des couleurs des quatre voix solistes de l'Ensemble Gilles Binchois, malgré la pulsation et la belle énergie de Dominique Vellard à maintenir les équilibres dans les tenues et les changements de registres.
L'orchestre Philharmonique de Strasbourg et son directeur musical Marko Letonja se mettent en place pour un bond dans le temps de plusieurs siècles avec cette Sirens' Song de Peter Eötvös, version sans paroles du vaste ensemble The Sirens cycle (2015–2016) pour quatuor à cordes d'après des textes de Kafka, Joyce et Homère. La richesse et la transparence des alliages de timbres renvoie ici à l'allégorie des chants des sirènes auxquels Ulysse soustrait ses compagnons mais auxquels il s'expose sans qu'on sache vraiment s'il les entend ou s'ils sont imaginaires. Le contraste est vif avec le Premier et Cinquième concerto pour piano de Prokofiev, interprétés par Jean-Efflam Bavouzet. Vingt ans séparent ces deux partitions que sublime le style souple et félin du pianiste français. Le paysage exagérément romantique qui ouvre le premier concerto contraste de belle façon avec l'entrée en lice du clavier qui vient commenter à voix haute ce mélange de moquerie et extase. La suspension de l'andante assai prolonge, sur un tapis de pizzicatos et d'élans lyriques des interventions turbulentes du soliste qui se développent avec une belle vitalité dans le dernier mouvement. Le Cinquième concerto joue sur des prismes et des volumes qui font la part belle aux qualités de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg et l'instinct naturel du pianiste qui se glisse avec jubilation dans les interstices motoriques du premier mouvement. Les émolliences du Moderato ben accentuato tranchent avec les angles vifs de la Toccata et de l'Allegro con fuoco mais sans dénaturer la qualité du toucher et la projection du piano de Bavouzet, même dans les passages les plus complexes et les plus techniquement exigeants. Ce programme généreux se concluait avec la suite d'Orchestre du Mandarin merveilleux de Bartók, ballet-pantomime dont l'électricité et la tension un rien émoussée traduisaient certaines limites physiques de l'orchestre à imposer jusqu'au bout d'une (longue) soirée une précision dans le martèlement et les couleurs harmoniques.
Le Tunnel Riva est situé en contrebas du rocher de Monaco, on le remarque à peine de l'extérieur, tant son entrée se confond avec les ateliers de réparation de bateaux sur le port. L'entreprise Riva fabrique des bateaux à moteur de prestige, véritables bijoux de chromes et d'acajou verni qui sont remisés par leurs richissimes propriétaires dans ce lieu de stockage et d'exposition. On pénètre dans la pénombre de cette longue galerie dominée par les alignements de coques blanches et rouges et parmi les affiches rappelant la popularité de la marque dans la mode et le cinéma des années 1960. Accompagné par le piano complice de Gaspard Dehaene, le saxophone de Sandro Compagnon nous transporte parmi des compositeurs confidentiels et connus. Inventé en 1846 par Adolphe Sax, le saxophone a connu une longue accession à la reconnaissance et la notoriété, sans toutefois se défaire d'une image qui aujourd'hui encore, le situe à part dans l'univers des instruments à vent. Les six pièces de Marc Vaubourgoin (1907–1983) font entendre un saxophone alto dans la perspective très sage d'études de conservatoire, tout comme la grâce un peu molle et triste de l'Aria d'Eugène Bozza (1905–1991) sur lequel on imagine voir s'envoler les personnages de Folon dans un célèbre générique télé des années 1980. Avec le Concertino de Paul Pierné (1874–1952) – à ne pas confondre avec son lointain cousin Gabriel – on pénètre dans une exigence et des reliefs plus agités et plus profonds, accordant au saxophone la dimension d'un instrument à l'expressivité complexe et lyrique, tout comme les Impressions d'automne d'André Caplet (1878–1925), magnifiées ici par l'élégance du souffle et du vibrato de Sandro Compagnon. Il ne manque aucune de ces deux qualités à la Rapsodie de Debussy, partition laissée inachevée à la mort du compositeur et complétée pour piano (et plus tard orchestrée) par son ami Jean-Roger Ducasse. Le récital se conclut sur un arrangement de Claude Delangle de la célèbre Sonatine et la sonate pour violon de Maurice Ravel, toutes deux pour saxophone soprano. Le timbre acidulé de l'instrument souligne l'aisance souveraine avec laquelle le jeune soliste aborde cette palette de couleurs aériennes. Les imitations de l'archet dans les bariolages du Perpetuum mobile et l'allegro final mettent à rude épreuve la tenue du souffle par le recours à la respiration continue, moment de brio et de spectaculaire virtuosité que Sandro Compagnon n'hésite pas à bisser pour le plaisir du public.
Retour dans la grande salle du Musée océanographique avec un récital Haydn-Debussy de Jean-Efflam Bavouzet. Moins par l'idée de confronter ces deux compositeurs que par la volonté d'en tirer des correspondances et des inspirations communes. L'allegro de la sonate n°59 Hob.XVI.49 donne le ton ce soir-là d'un Haydn très volontaire, au risque d'une certaine dureté de la matière qui achoppe sur quelques enroulements d'arpèges à la main droite. La façon d'introduire des silences avant de relancer la ligne donne une carrure et un allant qui projette de belle manière le tempo di menuetto final. Le petit groupe des Debussy est d'une finesse de construction et de sentiments qui est la marque des grands interprètes de cette musique. Il faut écouter combien cette Ballade et ce Nocturne en ré bémol font entendre de voix intérieures dans la façon d'étirer le chant. La rare Danse (Tarentelle styrienne) est de la meilleure eau, regardant au-delà du rythme pour atteindre à la couleur. La très faussement mozartienne 62e sonate Hob.XVI.52 est abordée avec une nervosité de doigts et d'esprit qui ne parvient pas à se dissiper, même au fil des reprises, données ici en intégralité. Le martèlement du Presto final se prolonge inconsciemment dans les Estampes de Debussy, avec des Pagodes étrangement mécaniques et une Soirée dans Grenade ou des Jardins sous la pluie qui ne décollent pas d'une inspiration très peu étoffée… "Nous n'irons plus au bois ?", heureusement oui : mais dans l'Isle joyeuse, où la main droite enfin déliée retrouve le naturel et la virtuosité qui font surgir mille feux – avec, en bis l'étourdissante l'étude de concert opus 13 de Gabriel Pierné, avec ces multiples changement de modes et de thèmes.
Pris au jeu des "after" où il était invité à improviser à l'Hôtel Hermitage en compagnie des protagonistes de cette belle journée, Jean-Efflam Bavouzet retrouvait le duo Haydn-Debussy séparés en deux parties distinctes lors du second récital donné cette fois-ci sous les ors et les stucs merveilleux de l'Opéra Garnier. Dès les premiers accords, la 39e sonate Hob.XVI.24 s'impose comme un modèle d'équilibre et de brillance, avec un rebond main droite – main gauche dans l'allegro et une manière inoubliable de conduire le chant dans l'adagio, sans jamais forcer l'expression. La 31e Hob.XVI.46 en la bémol majeur privilégie la transparence et l'articulation, au risque d'une certaine froideur dans un adagio débuté très droit et qui se déplie dans une cadence d'une rare beauté. La partie Debussy s'ouvre avec l'Hommage à Haydn, écrit sur le motif éponyme en cinq lettres si-la-ré-ré-sol. À la valse lente succède un tempo plus rapide qui s'échappe scherzando avant de ralentir. Le degré de maîtrise monte d'un cran avec le deuxième livre des Préludes, joué avec une palette d'effets et de moyens qui tantôt élargissent le son avec une densité quasi liquide (Brouillards, Feuilles mortes, La terrasse des audiences du clair de lune), tantôt rétrécit la matière à une pure projection d'énergie ("General Lavigne" – eccentric, Les fées sont d'exquises danseuses, les tierces alternées) et ces Feux d'artifice, chef d'œuvre de condensation-détente où l'art de Jean-Efflam Bavouzet parvient à sculpter à la seule force de la sensation ce non identifiable (mais néanmoins parfait) objet sonore.
Terminons avec le concert donné par Kazuki Yamada et l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dans un programme Webern – Bartók – Dutilleux – hélas réduit à une seule partie pour pouvoir rallier Paris par le dernier vol… Point de Première Symphonie de Dutilleux et de Passacaille pour orchestre de Webern mais le Concerto n°3 de Bartók par le grand Dezsö Ranki et Im Sommerwind, partition de jeunesse de Webern que Kazuki Yamada aborde avec un soin attentif à une métamorphose harmonique et chromatique qui signe une musique plongée résolument dans un postromantisme tonal. On guette sous le vernis la façon dont la ligne parfois se fragmente et se raréfie mais tout ici chante et vibre avec une naïveté qui est aussi une forme d'adieu à un univers et à un monde musical. Le dernier concerto pour piano de Bartók est confié à un soliste qui en connait tous les arcanes et les chausse-trapes, réussissant dans l'allegretto initial un alliage de douceur et de ruptures qui dialogue avec une petite harmonie remarquablement en place. La profusion et la stabilité de la conduite harmonique permet au piano d'orienter le discours avec un jeu de pulsations et de volumes. Jouée sotto voce et sans ralentir le tempo, le mystérieux adagio religioso s'ouvre sur la citation du Heiliger Dankgesang (chant sacré d'action de grâce) du Quatuor en la mineur de Beethoven. Avec une économie de pédale et une concentration souveraine, Deszö Ranki trace à main levée ce paysage où interviennent imitations de chants d'oiseaux et lointaines mélodies populaires. L'éruptif allegro vivace conclut cette partie avec une alternance de danses folkloriques et une section centrale baroquisante et fugato que le pianiste hongrois aborde avec une profusion du discours très riche et très vigoureuse.